dimanche 1 février 2015

Des pensées et des sentiments de Jean Meslier...



« […] Il me souvient à ce sujet d'un souhait que faisait autrefois un homme qui n'avait ni science ni étude mais qui, selon les apparences, ne manquait pas de bon sens pour juger sainement de tous ces détestables abus et de toutes ces détestables tyrannies que je blâme ici. Il paraît, par son souhait et par sa manière d'exprimer sa pensée, qu'il voyait assez loin et qu'il pénétrait assez avant dans ce détestable mystère d'iniquité dont je viens de parler puisqu'il en reconnaissait si bien les auteurs et les fauteurs. Il souhaitait que tous les grands de la terre et que tous les nobles fussent pendus et étranglés avec des boyaux de prêtres. Cette expression ne doit pas manquer de paraître rude, grossière et choquante, mais il faut avouer qu'elle est franche et naïve. Elle est courte mais elle est expressive puisqu'elle exprime assez en peu de mots tout ce que ces sortes de gens-là mériteraient. » Jean Meslier



Dernier acte signé de la main de Jean Meslier trouvé dans le registre paroissial de la commune d'Étrépigny


"Que tous les Grands de la terre et que tous les nobles fussent pendus avec les boyaux des prêtres." Ces fortes paroles inspirèrent plusieurs variantes égayant les murs en mai 1968. Qui se rappelle qu'elles furent écrites il y a près de 300 ans par un curé de campagne ? Son Mémoire est un cri universel pour que l'humanité s'émancipe de ce qui l'infantilise et l'exploite, les religions et les pouvoirs."

Une vie après la mort

Par une nuit, probablement sans lune, trois silhouettes, dont deux portent ce qui semble être une soutane, enterrent discrètement un cadavre dans le jardin du presbytère. Nous sommes à Etrépigny, petit village ardennais de 400 âmes, le 28 juin 1729. Pourquoi le clerc du lieu et deux curés du voisinage se débarrassent-ils d'un corps, sans plaque ni pierre tombale ? Le lendemain les habitants, demandant des nouvelles de leur prêtre, il leur est ordonné de ne plus s'enquérir de Jean MESLIER, qui fut pourtant leur curé durant quarante ans ! Le spectre de Jean MESLIER terrorise ces serviteurs de Dieu : il a laissé deux lettres, affirmant "ne plus devoir maintenant faire encore difficulté de dire la vérité", "avoir mille fois maudit dans le cœur les vaines et abusives fonctions de ce vain ministère" et que "toutes les religions ne sont qu'invention à la solde du pouvoir pour abuser le peuple." Diable, cela sent l'apostasie ! Ce maudit curé précise qu'il a écrit un Mémoire. Ciel !

Il suffit de quelques années pour que des copies du Mémoire circulent. Voltaire y fait allusion dans une lettre de 1735. En 1762 il en tire un abrégé, Le Testament du curé Meslier, qui se révélera un détournement du texte original. Ce n'est qu'en 1864 qu'une version complète sera éditée à Amsterdam en seulement 500 exemplaires. Jean MESLIER ne sortira de l'oubli qu'en 1965, à travers la biographie que lui consacre Maurice Dommanget. Paradoxalement son nom figure sur un obélisque à Moscou, gravé par les bolcheviques en 1919 ! Ainsi les bourreaux des marins de Cronstadt et des paysans anarchistes makhnovistes glorifient un homme qu'un de ses contempteurs accuse d'avoir "composé au seuil de sa vie une œuvre anarchiste, destructrice de la Société" !




"Testament du curé Meslier"
"Mémoire des Pensées et Sentiments de J[ean] M[eslier], Pr[être] Cu[ré] d'Estrep[i
gny] et de Bal[aives] sur une partie des erreurs et des abus de la conduite et du gouvernement des hommes où l'on voit des démonstrations claires et évidentes de la vanité et de la fausseté de toutes les Divinités et de toutes les Religions du monde pour être adressé à ses paroissiens après sa mort et pour leur servir de témoignage de vérité à eux et à tous leurs semblables"
Manuscrit autographe
, vers 1719-1729



Docteur Jekyll et mister Hyde

Jean MESLIER naît dans une famille aisée ardennaise. Malgré son peu d'enthousiasme, son père l'inscrit au séminaire de Reims et son chemin (de croix ?) le conduit à la cure d'Etrépigny, village de paysans, de bûcherons, de manouvriers. L'église jouxte un château, et la forêt voisine abrite une abbaye qui prélève la dîme sur les paroissiens. Contrairement à ses prédécesseurs, il est cultivé et ne boit pas, ce qui lui vaut d'être bien noté par ses supérieurs. Certes, il ne moralise ses ouailles que très modérément et il prend une servante de 23 ans, car "il faut être sot pour ne pas par bigoterie et par superstition goûter au moins quelques fois à ce doux penchant de la nature". Il aime bien ses fidèles, même s'il regrette leur penchant pour la superstition. Cette vie paisible est bouleversée par deux évènements qui le marquent profondément.

Le "grand hyver" de 1709 décime animaux, plantes, humains. Mais le châtelain, les moines et le roi continuent à prélever les impôts. Jean MESLIER enrage de voir ses paroissiens réclamer des prières collectives, au lieu de s'en prendre aux puissants.

"Comment Dieu peut-il affliger les hommes de peste, de maladie, de guerre et de famine ? Comment se plairait-il à les voir mourir de faim et de misère ?" Il prononce plusieurs sermons hostiles à la noblesse.

En 1716 il admoneste le seigneur du lieu. "Nous prierons Dieu pour Antoine de Touilly, qu'il lui fasse grâce de ne point maltraiter le pauvre et dépouiller l'orphelin." Ses prêches deviennent des réquisitoires et le châtelain sollicite l'intervention de l'archevêché, qui lui impose de s'amender, de se séparer de sa servante de 23 ans et de passer un mois de méditation au séminaire de Reims. Il renonce à l'affrontement direct, pas à ses idées.

Prêtre docile le jour, il va consacrer les dix dernières années de sa vie à la rédaction nocturne d'un mémoire contre Dieu, contre les religions, contre le roi et la noblesse. "Les pauvres sont soumis au régime de l'espérance, rien sur terre, tout au ciel, les derniers seront les premiers et autres mensonges inventés pour les tenir en rang, leur faire payer moult impôts sans protestation, ni révolte."




Page manuscrite du mémoire de Jean Meslier



Des dieux et des puissants faisons table rase

"Vous serez misérables et malheureux, vous et vos descendants, tant que vous souffrirez la domination des princes et des rois de la terre, vous serez misérables et malheureux, tant que vous suivrez les erreurs de la religion." Dans le Mémoire de nombreux exemples montrent que la foi est l'abdication de la raison, où l'homme-boa avale n'importe quoi. Jean MESLIER met le doigt sur les contradictions des textes sacrés, les fausses prédictions des prophètes, la notion guerrière de "peuple élu" citée dans l'Ancien Testament : "Vous ne ferez point d'alliance avec les autres Peuples, et vous ne leur ferez aucune grâce, au contraire vous les détruirez." Il dénonce l'Église qui justifie cyniquement sa richesse dans le Nouveau Testament : "Si nous avons semé parmi vous les biens spirituels, est-ce une grosse affaire si nous moissonnons vos biens corporels." Se débarrassant de Dieu, il jette avec l'eau (bénite) du bain ses thuriféraires : "Les ecclésiastiques, moines et abbés richement dotés de revenus, ces diseurs de messes et de bréviaires ridiculement déguisés n'ont aucune utilité, qu'on les mette au travail pour le bien commun." L'alliance du trône et de l'autel est permanente : "La religion soutient le gouvernement politique si méchant qu'il puisse être ; et à son tour le gouvernement soutient la religion si sotte qu'elle puisse être." Pour faire table rase il fait appel aux tyrannicides : "Où sont passés ces généreux meurtriers de Tyrans que l'on a vu dans les siècles passés ?"

Ouvrant des chemins qu'emprunteront plus tard Babeuf, Pierre Kropotkine, Michel Bakounine, il propose de construire un monde basé sur la collectivisation des terres, la jouissance commune des biens, l'égalité communautaire, l'amour libre : "Un autre abus est l'appropriation particulière que les hommes font des biens et des richesses de la terre, au lieu qu'ils devraient tous également les posséder en commun et en jouir aussi tous également en commun." La misère renforce une société de domination : "Si vous mettez les peuples dans l'abondance, ils ne travailleront plus, ils deviendront fiers et indociles et seront toujours prêts à se révolter ; il n'y a que la misère et la faiblesse qui les rend souples."







C'est la faute à Voltaire

"Le peuple sera toujours sot et barbare, ce sont des bœufs auxquels il faut un joug et du foin." L'auteur de ces fortes paroles n'est autre que le symbole des Lumières, François Marie Arouet, dit Voltaire. Celui qui fréquenta les Grands et laissa une énorme fortune s'éteint en disant : "Je meurs en adorant Dieu." C'est le même qui fait imprimer en Hollande un abrégé à sa sauce du Mémoire, intitulé Le Testament du curé Meslier, présenté comme "témoignage d'un curé qui, en mourant, demande pardon à Dieu d'avoir enseigné le christianisme". Il en fait un texte déiste, en efface toute référence sociale. Il est vrai que, pour lui "le mensonge est un vice quand il fait du mal, c'est une grande vertu quand il fait du bien". Car "ce curé voulait anéantir toute religion et même la naturelle, aussi ses abrégés sont-ils purgés du poison de l'athéisme". De toute façon la populace est ignorante et doit le rester : "Pourquoi adresser ce testament à des hommes agrestes qui ne savent pas lire ? Et s'ils avaient pu lire, pourquoi leur ôter un joug salutaire, une crainte nécessaire qui seule peut prévenir les crimes secrets ? La croyance des peines et des récompenses est un frein dont le peuple a besoin, la religion bien épurée serait le premier lien de la Société." La messe est dite...

L'Histoire est encombrée de nombreux intellectuels libéraux qui adorent le "peuple", tant qu'il reste soumis. Dès qu'il se révolte, s'unit, s'autonomise, il faut vite refermer la cage. Émile Zola se remet ainsi de sa terreur du printemps 1871 : "Le bain de sang que le peuple de Paris vient de prendre était peut-être d'une horrible nécessité pour calmer certaines de ses fièvres. Vous le verrez maintenant grandir en sagesse et en splendeur." Dans Germinal transpire sa hantise d'une révolution populaire : "C'est la vision rouge de la révolution qui les emporterait tous, par une soirée sanglante de cette fin de siècle. Oui, un soir, le peuple lâché, débridé, galoperait ainsi sur les chemins ; et il ruissellerait du sang des bourgeois. Oui ce serait la même cohue effroyable, de peau sale, d'haleine empestée, balayant le vieux monde, sous leur poussée débordante de barbares."

Jean MESLIER doit, encore aujourd'hui, se retourner dans sa tombe, car les religions conservent tout leur parfum d'opium du peuple. Les mouvements sociaux sont contrôlés, endigués, redirigés vers les urnes et le "Parti-Église" s'oppose à tout débordement qui pourrait conduire à l'auto-organisation, à l'autogestion. Pourtant "s'il est douloureux de subir ses chefs, il est encore plus bête de les choisir"...

Elan NOIR
(Texte publié dans Creuse-Citron, le journal de la Creuse libertaire, n° 26, hiver 2010).

À voir : Le curé Meslier. Précurseur du Siècle des Lumières, un film d'Alain Dhouailly, produit par Général Memo Kyoko Nagasawa et les Jardins-Jeudis de La Spouze, 2007.

Voix et interprétation : René Bourdet. Extraits musicaux : Music for Bass viols et Songes et éléments.
DVD, durée 55 mn. Envoi contre 15 €, adhésion et frais de port compris à l'ordre de l'Association Centre Créations Culturelles La Spouze, 23230 La Celle-sous-Gouzon ou auprès d'Alain Dhouailly.

À lire également : Lire Jean Meslier, curé et athée révolutionnaire, introduction au mesliérisme et extraits de son œuvre, par Serge Deruette, préface de Roland Desné, 2008, éditions Aden, collection Opium du peuple.



Dessin de Philippe Vuillemin


Avant-propos – Chap. 1

Mes chers amis, puisqu'il ne m'aurait pas été permis, et qu'il aurait même été d'une trop dangereuse et trop fâcheuse conséquence pour moi, de vous dire ouvertement pendant ma vie ce que je pensais de la conduite du gouvernement des hommes, de leurs religions et de leurs mœurs, j'ai résolu de vous le dire au moins après ma mort. Ce serait bien mon intention et mon inclination de vous le dire de vive voix auparavant que de mourir, si je me voyais proche de la fin de mes jours et que j'eusse encore pour lors l'usage libre de la parole et du jugement. Mais comme je ne suis pas sûr d'avoir dans ces derniers jours ou dans ces derniers moments-là tout le temps ni toute la présence d'esprit qui me serait pour lors nécessaire pour vous déclarer mes sentiments, c'est ce qui me fait maintenant entreprendre de vous les déclarer par écrit, et de vous donner en même temps des preuves claires et convaincantes de tout ce que j'aurais dessein de vous en dire, afin de tâcher de vous désabuser au moins tard […] des vaines erreurs dans lesquelles nous avons eu, tous tant que nous sommes, le malheur de naître et de vivre, et dans lesquelles même j'ai eu le déplaisir de me trouver moi-même obligé de vous entretenir.

Dès ma plus tendre jeunesse, j'ai entrevu les erreurs et les abus qui causent tant de si grands maux dans le monde. Plus j'ai avancé en âge et en connaissance, plus j'ai reconnu l'aveuglement et la méchanceté des hommes, plus j'ai reconnu la vanité de leurs superstitions et l'injustice de leurs mauvais gouvernements. […]




Célèbre dessin de Jossot destiné à lancer, en 1903, le journal libre-penseur l'Action lié à l'association des libres-penseurs de France.



Chap. 2

[…] Ah ! Mes chers amis, si vous connaissiez bien la vanité et la folie des erreurs dont on vous entretient sous prétexte de religion, et si vous connaissiez combien injustement et combien indignement on abuse de l'autorité que l'on a usurpée sur vous sous prétexte de vous gouverner, vous n'auriez certainement que du mépris pour tout ce que l'on vous fait adorer et respecter, et vous n'auriez que de la haine et de l'indignation pour tous ceux qui vous abusent, qui vous gouvernent si mal et qui vous traitent si indignement. [...]




"Une séparation nécessaire" - Dessin de Pépin



Vous direz peut-être, mes chers amis, que c'est en partie contre moi-même que je parle ainsi, puisque je suis moi-même du rang et du caractère de ceux que j'appelle ici les plus grands abuseurs de peuples. [...] Au contraire, j'aurais toujours bien plus volontiers témoigné ouvertement le mépris que j'en faisais, s'il m'eût été permis d'en parler suivant mon inclination et suivant mes sentiments.




L'éditeur Renè Godfroy (R. G.) propose des dizaines de cartes postales anticléricales différentes, que la presse libre penseuse vend à ses lecteurs en "prime" exceptionnelle, soit en fin d'année, soit à l'approche d'une échéance électorale. Ici, un dessin de Antoine Lesaint.



Et ainsi, quoique je me sois laissé facilement conduire dans ma jeunesse à l'état ecclésiastique pour complaire à mes parents qui étaient bien aise de m'y voir, comme étant un état de vie plus doux, plus paisible et plus honorable dans le monde que celui du commun des hommes. Cependant je puis dire avec vérité que jamais la vue d'aucun avantage temporel ni la vue des grasses rétributions de ce ministère ne m'a porté à aimer l'exercice d'une profession si pleine d'erreurs et d'impostures.




"En batterie" - Dessin de Giris




Ce pourquoi aussi je haïssais grandement toutes ces vaines fonctions de mon ministère, et particulièrement toutes ces idolâtriques et superstitieuses célébrations de messes, et ces vaines et ridicules administrations de sacrements que j'étais obligé de vous faire. Je les ai mille et mille fois maudites dans le cœur lorsque j'étais obligé de les faire et particulièrement lorsqu'il me les fallait faire avec un peu plus d'attention et avec un peu plus de solennité qu'à l'ordinaire, car voyant pour lors que vous vous rendiez avec un peu plus de dévotion à vos églises, [...] il me semblait que j'abusais d'autant plus indignement de votre bonne foi, et que j'en étais, par conséquent, d'autant plus digne de blâme et reproches, [...] que j'ai été cent et cent fois sur le point de faire indiscrètement éclater mon indignation.

Il y a assez longtemps que les pauvres peuples sont misérablement abusés dans toutes sortes d'idolâtries et de superstitions. Il y a assez longtemps que les riches et que les grands de la terre pillent et oppriment les pauvres peuples.




Affiche du journal La Lanterne, dessinée par Ogé.



Il serait temps de les délivrer de ce misérable esclavage où ils sont, il serait temps de les désabuser partout, et de leur faire connaître partout la vérité des choses.

Ce serait à faire à tous les gens d'esprit et à ceux qui sont les plus sages et les plus éclairés, à penser sérieusement à travailler fortement à une si importante affaire que celle-là, en désabusant partout les peuples des erreurs où il sont, en rendant partout odieuse et méprisable l'autorité excessive des grands de la terre, en excitant partout les peuples à secouer le joug insupportable des tyrans, et en persuadant généralement à tous les hommes ces deux importantes et fondamentales vérités :

1 ° que pour se perfectionner dans les sciences et dans les arts, qui sont ce à quoi les hommes doivent principalement s'employer dans la vie, ils ne doivent suivre que les seules lumières de la raison humaine.

2 ° que pour établir de bonnes lois, ils ne doivent suivre que les seules règles de la prudence et de la sagesse humaine, c'est-à-dire les règles de la probité, de la justice et de l'équité naturelle, sans s'amuser vainement à ce que disent des imposteurs, ni à ce que font des idolâtres et superstitieux déicoles1. Ce qui procurerait généralement à tous les hommes mille et mille fois plus de biens, plus de contentement et plus de repos de corps et d'esprit, que ne sauraient faire toutes les fausses maximes ni toutes les vaines pratiques de leurs superstitieuses religions.



 

Papillons gommés proposés par Les Corbeaux, surtout en période électorale, qui reprennent les unes du journal avec un titre légende très court.



Chap. 39

[…] il est sûr et constant, et même évident que la religion chrétienne enseigne que les vices, que les péchés et que les méchancetés ou mauvaises actions des hommes, et même que plusieurs de celles qui sembleraient ne devoir être que des légères fautes (comme celle par exemple qu'Adam et Ève, qui étaient les premiers du genre humain, commirent dans le paradis terrestre en mangeant dans un jardin d'un fruit que Dieu leur avait défendu de manger), offensent néanmoins très grièvement Dieu et excitent sa colère et son indignation.







Un être qui serait infiniment au-dessus de toute offense et de toute injure ne peut être véritablement offensé par aucune chose, ni recevoir véritablement aucune injure de qui ni de quoi que ce soit. Or un être qui serait tout-puissant et infiniment parfait serait par sa nature infiniment au-dessus de toute offense et de toute injure, non seulement parce qu'il éloignerait et qu'il empêcherait par sa toute puissance tout ce qui semblerait être capable de lui nuire, de lui déplaire ou de lui faire aucune injure ou déplaisir, mais aussi parce qu'il serait, par sa nature même, invulnérable, inaltérable et impassible [...] et par conséquent, qu'il ne pourrait être aucunement offensé par les vices, ni par les méchancetés des hommes.







Donc, il est ridicule et absurde de dire qu'un Dieu serait véritablement offensé par les vices et par les péchés des hommes [...]. Et si cela était ainsi, [nos christicolesJ devraient dire aussi que Dieu aurait bien mieux fait de ne faire jamais aucune créature, que d'avoir permis, comme il aurait fait, qu'il se commît jamais aucun péché véniel ou qu'il se dise jamais aucun mensonge officieux ni aucune parole vaine et frivole. Jugez s'il ne serait pas entièrement ridicule de dire telle chose d'un être infiniment parfait. Il est donc aussi tout à fait ridicule de dire que les vices et les péchés des hommes offenseraient grièvement et mortellement Dieu, comme disent nos christicoles. Ajoutez à cela qu’être offensé ou pouvoir être offensé, c'est un témoignage assuré de faiblesse et d'imbécillité qui ne se pourrait nullement trouver dans un être qui serait tout-puissant et infiniment parfait, et par conséquent, qui ne se peut trouver en Dieu.




Couverture d'un des romans anticléricaux diffusés par La Calotte à partir de 1906.



Et ainsi, ne les empêchant point, ce serait qu'il ne voudrait pas les empêcher ; et en ce cas il irait non seulement contre la nature de la bonté et de la sagesse, qui tendent toujours d'elles-mêmes autant qu'elles peuvent à procurer le bien et à empêcher le mal, mais il se rendrait encore en cela même digne de risée et de moquerie, car se serait folie en lui de vouloir se laisser incessamment offenser et outrager par toutes sortes de vices et de péchés, et ce serait folie en lui de vouloir s'en fâcher et se mettre en colère et en fureur pour des maux qu'il pourrait empêcher et qu'il ne voudrait pas empêcher. Mais diront nos christicoles, c'est que Dieu ne veut point ôter la liberté aux hommes de faire ce qu'ils veulent ; et en leur laissant la liberté, ils abusent volontairement du pouvoir qu'il leur donne en faisant mal, en quoi ils l'offensent grièvement. Mais on peut aussi leur dire que Dieu étant tout-puissant et infiniment sage, comme ils le supposent, il pourrait, sans ôter la liberté aux hommes, conduire et diriger toujours si bien leurs cœurs et leurs esprits, leurs pensées et leurs désirs, leurs inclinations et leurs volontés, qu'ils ne voudraient jamais faire aucun mal ni aucun péché, et ainsi qu'il pourrait facilement empêcher toutes sortes de vices et de péchés sans ôter et sans blesser la liberté ni le franc arbitre des hommes, et par conséquent, que c'est une vaine raison de dire qu'il ne voudrait pas empêcher les vices et les méchancetés des hommes sous prétexte qu'il voudrait leur laisser toujours la liberté de faire ce qu'il leur plaît.




"Le Vatican s'amuse". Sous la plume de Galantara pour L'Assiette au Beurre, le jeune séminariste paraît bien frêle et fragile au regard du massif et pervers prélat qui promet une nouvelle soutane pour amadouer sa victime.



Bien plus, comme nos christicoles soutiennent et enseignent que Dieu est lui-même le premier principe et le premier moteur de tout ce qui se meut et de tout ce qui se fait dans le monde, et que rien ne se fait sans lui et sans sa prémotion2 et coopération, il s'ensuivrait de là qu'il serait le premier principe, le premier moteur et le premier auteur de tout ce qui se ferait de bien ou de mal dans les hommes et dans les créatures, et par conséquent, s'il s'en fâchait et se mettait en colère contre les vices et contre les dérèglements des hommes, ce serait contre ce qu'il ferait lui-même en eux qu'il se fâcherait et qu'il se courroucerait, et ce serait lui-même qui s'offenserait par les vices et par les péchés des hommes [...].
Ils sont pareillement dans l'erreur par rapport à la punition temporelle et éternelle qu'ils disent que Dieu fait des crimes et des péchés des hommes. Ils y sont par rapport aux peines temporelles que les hommes souffrent dans cette vie, car on ne peut pas certainement dire, ni même avec aucune apparence de vérité, que les peines et les maux de cette vie soient des châtiments que Dieu leur envoie en punition de leurs péchés. [...] Ce ne sont certainement que des suites et des effets naturels de la constitution naturelle des choses, qui sont corruptibles et mortelles.




"Les trois singes"



D'ailleurs, serait-il croyable qu'un Dieu qui serait infiniment bon et infiniment sage et qui aurait créé les hommes pour les combler de biens et de faveurs et pour les rendre perpétuellement heureux et contents dans un paradis terrestre, aurait voulu incontinent3 après les avoir créés ainsi pour une si bonne fin, les exclure entièrement de sa grâce et de son amitié, et les réduire tous dans cette malheureuse nécessité de souffrir toutes les peines et toutes les misères de cette vie, et cela pour la seule faute d'un seul homme [...]. Cela, dis-je, n'est pas croyable ! Quoi ! Un Dieu infiniment bon et infiniment sage aurait voulu faire dépendre tout le bonheur et tout le malheur temporel et éternel de tous les hommes, d'une vaine et légère obéissance ou désobéissance d'un seul homme faible et fragile ? Dont il aurait connu la faiblesse et la fragilité ? Et qu'il aurait même prévu devoir tomber dans cette désobéissance ? Cela n'est pas croyable !




"La pieuvre de Loyola"



Et c'est même faire injure à la souveraine bonté et à la souveraine sagesse d'un Dieu d'avoir seulement ces pensées-là. [...] Si un Dieu était capable de cela et qu'il fit effectivement telle chose (ce qui est néanmoins tout à fait impossible), j'oserais dire qu'un tel Dieu mériterait d'être haï, détesté et maudit à tout jamais, puisqu'il serait plus cruel que tous les plus cruels tyrans qui ont jamais été et qui pourraient jamais être : voyez si cela se peut dire d'un Dieu, c'est-à-dire d'un être qui serait infiniment parfait, infiniment bon et infiniment sage ?







Conclusion - Chap. 96

Tous ces arguments-ci sont démonstratifs autant qu'il y en peut avoir : il suffit d'y faire une légère ou médiocre attention pour en voir l'évidence. Et ainsi, il est clairement démontré, par tous les arguments que j'ai ci-dessus allégués, que toutes les religions du monde ne sont, comme j'ai dit au commencement de cet écrit, que des inventions humaines [...].




"En toi, mon Dieu, je croirais toujours !" - Dessin de Bellery Desfontaines.



Non, mes chers amis, ce ne sont effectivement que des mystères d'iniquités, et même des détestables mystères d'iniquités puisque c'est par ce moyen-là que vos prêtres vous rendent et vous tiennent toujours misérablement captifs sous le joug odieux et insupportable de leurs vaines et de leurs folles superstitions, sous prétexte de vouloir vous conduire heureusement à Dieu et de vous faire observer ses saintes lois et ses saintes ordonnances. Et que c'est par ce moyen-là même que les princes et les grands de la terre vous pillent, vous foulent, vous ruinent, vous oppriment et vous tyrannisent, sous prétexte de vous gouverner et de vouloir maintenir ou procurer le bien public.



Dessin de Philippe Geluck




Je voudrais pouvoir faire entendre ma voix d'un bout du royaume à l'autre ou plutôt d'une extrémité de la terre à l'autre. [...]




Dessin de Philippe Geluck



Les hommes se sont accoutumés petit à petit à l'esclavage. Et maintenant ils y sont si accoutumés qu'ils ne pensent même presque plus à recouvrer leur ancienne liberté ; il leur semble que l'esclavage est une condition de leur nature. [...]




Dessin de Jean-Marc Reiser



La religion et la politique s'unissent de concert pour vous tenir toujours captifs sous leurs tyranniques lois.




Dessin de Jean-Marc Reiser



[…]

Rejetez donc entièrement toutes ces vaines et superstitieuses pratiques de religions ! Bannissez de vos esprits cette folle et aveugle croyance en ces faux mystères, n'y ajoutez aucune foi, moquez-vous de tout ce que vos prêtres intéressés vous en disent ! Ils n'en croient rien eux-mêmes, la plupart d'eux. Voudriez-vous en croire plus qu'ils n'en croient eux-mêmes ? (...) Tâchez de vous unir tous, tant que vous êtes, vous et tous vos semblables, pour secouer entièrement le joug de la tyrannique domination de vos rois et de vos princes. Renversez partout ces trônes d'injustices et d'impiétés ! Brisez toutes ces têtes couronnées ! Confondez partout l'orgueil et la superbe de tous ces fiers et orgueilleux tyrans ! Et ne souffrez plus qu'ils règnent jamais aucunement sur vous !




Dessin de Jean Cabut



[. . . ] « Malheur, dit un de nos prétendus saints prophètes, malheur à ceux qui font des lois injustes ! » (Isaïe X-1). Mais malheur aussi à ceux qui se soumettent lâchement à des lois injustes ! Malheur aux peuples qui se rendent lâchement les esclaves des tyrans et qui se rendent aveuglément esclaves des erreurs et des superstitions de la religion ! [...] En effet, ce n'est point la bigoterie des religions qui perfectionne les hommes dans les sciences et les arts. Ce n'est point elle qui fait découvrir les secrets de la nature, ni qui inspirent les grands desseins aux hommes. Mais c'est l'esprit, c'est la sagesse, c'est la probité et c'est la grandeur d'âme qui fait les grands hommes et qui leur fait entreprendre de grandes choses.




Dessin de Stéphane Charbonnier



[…]

Votre salut est entre vos mains. Votre délivrance ne dépendrait que de vous si vous saviez bien vous entendre tous. Vous avez tous les moyens et toutes les forces nécessaires pour vous mettre en liberté et pour rendre esclaves vos tyrans mêmes, car vos tyrans, si puissants et si formidables qu'ils puissent être, n'auraient aucune puissance sur vous sans vous-mêmes. Toute leur grandeur, toutes leurs richesses, toutes leurs forces et toute leur puissance ne viennent que de vous. Ce sont vos enfants, vos parents, vos alliés, vos amis et vos proches qui les servent tant à la guerre que dans tous les emplois où ils les mettent : ils ne sauraient rien faire sans eux et sans vous. Ils se servent de vos propres forces contre vous-mêmes et pour vous réduire vous-mêmes, tous tant que vous êtes, sous leur esclavage. […]
Unissez-vous donc, peuples, si vous êtes sages ! Unissez-vous tous, si vous avez du cœur, pour vous délivrer de toutes vos misères communes !

Excitez-vous et encouragez-vous les uns les autres à une si noble, si généreuse, si importante et si glorieuse entreprise que celle-là !

Commencez d'abord par vous communiquer secrètement vos pensées et vos désirs. Répandez partout, et plus habilement que faire se pourrait, des écrits semblables, par exemple, à celui-ci, qui fassent connaître à tout le monde la vanité des erreurs et des superstitions de la religion, et qui rendent odieux partout le gouvernement tyrannique des princes et des rois de la terre.




Dessin de Stéphane Charbonnier



[ …]

Et ainsi, point d'autre religion parmi vous que celle de la véritable sagesse et de la probité des mœurs, point d'autre que celle de l'honneur et de la bienséance, point d'autre que celle de la franchise et de la générosité du cœur, point d'autre que celle d'abolir entièrement la tyrannie et le culte superstitieux des dieux et de leurs idoles, point d'autre que celle de maintenir la justice et l'équité partout, point d'autre que celle de bannir entièrement les erreurs et les impostures et de faire régner partout la vérité, la justice et la paix, point d'autre que celle de s'occuper tous à quelques honnêtes et utiles exercices et de vivre règlement4 tous en commun, point d'autre que celle de maintenir toujours la liberté publique ; et enfin, point d'autre que celle de vous aimer tous les uns les autres et de garder inviolablement la paix et la bonne union entre vous.




Dessin de Stéphane Charbonnier



[…]

Si tous ceux qui connaissent aussi bien que moi ou plutôt qui connaissent encore beaucoup mieux que moi la vanité des choses humaines, qui connaissent beaucoup mieux que moi les erreurs et les impostures des religions, qui connaissent beaucoup mieux que moi les abus et les injustices du gouvernement des hommes, disaient au moins à la fin de leurs jours ce qu'ils en pensent : s'ils les blâmaient, s'ils les condamnaient et s'ils les maudissaient au moins avant de mourir autant qu'ils mériteraient d'être blâmés, d'être condamnés et d'être maudits, on verrait bientôt le monde changer de face et de figure. On se moquerait bientôt de toutes les erreurs et de toutes les vaines et superstitieuses pratiques de religions, et on verrait bientôt tomber toute cette superbe grandeur et toute cette orgueilleuse fierté des tyrans. On les verrait bientôt entièrement confondus.







Chap. 97

Au reste, je vous déclare, mes chers amis, que dans tout ce que j'ai dit et écrit ici, je n'ai prétendu suivre que les seules lumières naturelles de la raison, je n'ai eu d'autre intention ni d'autre dessein que de tâcher de découvrir et de dire ingénument et sincèrement la vérité.







[…]

C'est la force de la vérité qui me l'a fait dire, et c'est la haine de l'injustice, du mensonge, de l'imposture, de la tyrannie et de toutes autres iniquités qui me fait parler ainsi, car je hais et déteste effectivement toute injustice et toute iniquité.






[…]

Après cela, que l'on en pense, que l'on en juge, que l'on en dise et que l'on en fasse tout ce que l'on voudra dans le monde, je ne m'en embarrasse guère. Que les hommes s'accommodent5 et qu'ils se gouvernent comme ils veulent, qu'ils soient sages ou qu'ils soient fous, qu'ils soient bons ou qu'ils soient méchants, qu'ils disent ou qu'ils fassent même de moi tout ce qu'ils voudront après ma mort : je m'en soucie fort peu. Je ne prends déjà presque plus de part à ce qui se fait dans le monde. Les morts avec lesquels je suis sur le point d'aller, ne s'embarrassent plus de rien, ils ne se mêlent plus de rien et ne se soucient plus de rien. Je finirai donc ceci par le rien, aussi ne suis-je guère plus qu'un rien, et bientôt je ne serai rien.

Jean Meslier (1664-1729) : Mémoires des pensées et des sentiments de J. M….. prêtre, curé d’Estrepy et de But., sur une partie des abus et des erreurs de la conduite et du gouvernement des hommes, où l’on voit des démonstrations claires et évidentes de la vanité et de la fausseté de toutes les divinités et de toutes les religions du monde, pour être adressés à ses paroissiens après sa mort, et pour leur servir de témoignage de vérité à eux et à tous leurs semblables.
In testimonium illis et gentibus. Matth. X : 18









Les passages reproduits ci-dessus sont extraits de l’ouvrage de Noël Rixhon – Le curé Jean Meslier : « Dieu n’est pas » - Extraits choisis de sa pensée ; Ed. E.M.E, 2011, basé sur l’édition des manuscrits conservés à la BNF.

Notes –
1. Déicoles : « adorateurs de Dieu » / Christicoles : « adorateurs du Christ » (Lexique du Tome III des « œuvres de Jean Meslier », Ed. Anthropos
2. Prémotion : terme de philosophie et de théologie complètement disparu aujourd’hui qui signifie : « action de Dieu agissant avec la créature et la déterminant à agir » (Lexique, op. cit.).
3. Incontinent : aujourd’hui et ici, signifie : « immédiatement » (id.)
4. « D’une manière réglée » (id.)
5. « S’entendent ».





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