lundi 19 avril 2010

Voyage circumterrestre / 2 ... Tonnerre de Brest ... et d'ailleurs ...


... J'ai bien hésité ... à parler un peu ici, de la dernière photographie trouvée de Rimb. ... ou de notre vivante planète qui tousse en Islande ... Mais l'Ogre ne sort que peu de ses bois ... enfermé dans l'Or de sa bibliothèque ou allant se perdre parmi les arbres ... tard dans la nuit ... le plus souvent ...

Aussi, je ne vous propose, aujourd'hui, que le second chapitre de mon plan ... qui a seul le pouvoir  de m'emmener loin, bien loin ... Heureux comme ... fut-ce auxxx antipodes de tout le reste ...



"Brest, Terre, Mer, Ciel" ; cliché de Arnaud Abélard

DESCRIPTION DE L'ÎLE DE PAQUES. ÉVÉNEMENTS QUI NOUS Y SONT ARRIVÉS.
MOEURS ET COUTUMES DES HABITANTS.

La baie de Cook, dans l'île d'Easter ou de Pâques, est située par 27° 11' de latitude sud et 111° 55' 30" de longitude occidentale.

[...]
Le débarquement est assez facile au pied d'une des statues dont je parlerai bientôt.





À la pointe du jour, je fis tout disposer pour notre descente à terre. Je devais me flatter d'y trouver des amis, puisque j'avais comblé de présents tous ceux qui étaient venus à bord la veille ; mais j'avais trop médité les relations des différents voyageurs pour ne pas savoir que ces Indiens sont de grands enfants dont la vue de nos différents meubles excite si fort les désirs qu'ils mettent tout en usage pour s'en emparer. Je crus donc qu'il fallait les retenir par la crainte et j'ordonnai qu'on mît à cette descente un petit appareil guerrier ; nous la fîmes en effet avec quatre canots et douze soldats armés. M. de Langle et moi étions suivis de tous les passagers et officiers, à l'exception de ceux qui étaient nécessaires à bord des deux frégates pour le service ; nous composions, en y comprenant l'équipage de nos bâtiments à rames, environ soixante-dix personnes.


Île de Pâques


Quatre ou cinq cents Indiens nous attendaient sur le rivage ; ils étaient sans armes, quelques-uns couverts de pièces d'étoffe blanches ou jaunes ; mais le plus grand nombre était nu : plusieurs étaient tatoués et avaient le visage peint d'une couleur rouge ; leurs cris et leur physionomie exprimaient la joie ; ils s'avancèrent pour nous donner la main et faciliter notre descente.


"Vue du mouillage des frégates françoises, à l'Isle Mowée" [représentation anachronique quoique circontanciée, en cette espèce ... Ndla] ,
dessin par François Blondela, 1786,
 in Recueil des dessins exécutés durant l'expédition du comte Lapérouse, 1785-1787

L'île, dans cette partie, est élevée d'environ vingt pieds ; les montagnes sont à sept ou huit cents toises dans l'intérieur ; et, du pied de ces montagnes, le terrain s'abaisse en pente douce vers la mer. Cet espace est couvert d'une herbe que je crois propre à nourrir les bestiaux ; cette herbe recouvre de grosses pierres qui ne sont que posées sur la terre ; elles m'ont paru absolument les mêmes que celles de l'île de France, appelées dans le pays giraumons, parce que le plus grand nombre est de la grosseur de ce fruit ; et ces pierres, que nous trouvions si incommodes en marchant, sont un bienfait de la nature ; elles conservent à la terre sa fraîcheur et son humidité et suppléent en partie à l'ombre salutaire des arbres que ces habitants ont eu l'imprudence de couper dans des temps sans doute très reculés ; ce qui a exposé leur sol à être calciné par l'ardeur du soleil et les a réduits à n'avoir ni ravins, ni ruisseaux, ni sources : ils ignoraient que, dans les petites îles, au milieu d'un océan immense, la fraîcheur de la terre couverte d'arbres peut seule arrêter, condenser les nuages, et entretenir ainsi sur les montagnes une pluie presque continuelle qui se répand en sources ou en ruisseaux dans les différents quartiers.




Un long séjour à l'île de France, qui ressemble si fort à l'île de Pâques, m'a appris que les arbres n'y repoussent jamais, à moins d'être abrités des vents de mer par d'autres arbres ou par des enceintes de murailles ; et c'est cette connaissance qui m'a découvert la cause de la dévastation de l'île de Pâques. Les habitants de cette île ont bien moins à se plaindre des éruptions de leurs volcans, éteints depuis longtemps, que de leur propre imprudence. Mais comme l'homme est de tous les êtres celui qui s'habitue le plus à toutes les situations, ce peuple m'a paru moins malheureux qu'au capitaine Cook et à M. Forster. Ceux-ci arrivèrent dans cette île après un voyage long et pénible, manquant de tout, malades du scorbut ; ils n'y trouvèrent ni eau, ni bois, ni cochons : quelques poules, des bananes et des patates sont de bien faibles ressources dans ces circonstances. Leurs relations portent l'empreinte de cette situation. La nôtre était infiniment meilleure : les équipages jouissaient de la plus parfaite santé ; nous avions pris au Chili ce qui nous était nécessaire pour plusieurs mois et nous ne désirions de ce peuple que la faculté de lui faire du bien ; nous lui apportions des chèvres, des brebis, des cochons ; nous avions des graines d'oranger, de citronnier, de coton, de maïs, et généralement toutes les espèces qui pouvaient réussir dans son île.


Plan de l'Isle de Paque. Levé en Avril 1786 a bord des frégates francaises la Boussole et l'Astrolabe.
Atlas du Voyage de  Jean-Francois de Galaup La Perouse (1741-1788), 1797.
Paris, Imprimerie de la Republique.

Notre premier soin, après avoir débarqué, fut de former une enceinte avec des soldats armés, rangés en cercle ; nous enjoignîmes aux habitants de laisser cet espace vide ; nous y dressâmes une tente ; je fis descendre à terre les présents que je leur destinais, ainsi que les différents bestiaux ; mais comme j'avais expressément défendu de tirer, et que mes ordres portaient de ne pas même éloigner à coups de crosse de fusil les Indiens qui seraient trop incommodes, bientôt les soldats furent eux-mêmes exposés à la rapacité de ces insulaires, dont le nombre s'était accru ; ils étaient au moins huit cents, et dans ce nombre il y avait bien certainement cent cinquante femmes. La physionomie de beaucoup de ces femmes était agréable ; elles offraient leurs faveurs à tous ceux qui voudraient leur faire quelque présent. Les Indiens nous engageaient à les accepter ; quelques-uns d'entre eux donnèrent l'exemple des plaisirs qu'elles pouvaient procurer ; ils n'étaient séparés des spectateurs que par une simple couverture d'étoffe du pays ; et, pendant les agaceries de ces femmes, on enlevait nos chapeaux sur nos têtes et les mouchoirs de nos poches ; tous paraissaient complices des vols qu'on nous faisait, car à peine étaient-ils commis que, comme une volée d'oiseaux, ils s'enfuyaient au même instant ; mais, voyant que nous ne faisions aucun usage de nos fusils, ils revenaient quelques minutes après ; ils recommençaient leurs caresses et épiaient le moment de faire un nouveau larcin : ce manège dura toute la matinée. Comme nous devions partir dans la nuit, et qu'un si court espace de temps ne nous permettait pas de nous occuper de leur éducation, nous prîmes le parti de nous amuser des ruses que ces insulaires employaient pour nous voler ; et afin d'ôter tout prétexte à aucune voie de fait, qui aurait pu avoir des suites funestes, j'annonçai que je ferais rendre aux soldats et aux matelots les chapeaux qui seraient enlevés. Ces Indiens étaient sans armes : trois ou quatre, sur un si grand nombre, avaient une espèce de massue de bois très peu redoutable ; quelques-uns paraissaient avoir une légère autorité sur les autres ; je les pris pour des chefs et je leur distribuai des médailles que j'attachai à leur cou avec une chaîne ; mais je m'aperçus bientôt qu'ils étaient précisément les plus insignes voleurs ; et quoiqu'ils eussent l'air de poursuivre ceux qui enlevaient nos mouchoirs, il était facile de voir que c'était avec l'intention la plus décidée de ne pas les joindre.




Nous n'avions que huit ou dix heures à rester sur l'île et nous ne voulions pas perdre notre temps ; je confiai donc la garde de la tente et de tous nos effets à M. d'Escures, mon premier lieutenant ; je le chargeai en outre du commandement de tous les soldats et matelots qui étaient à terre. Nous nous divisâmes ensuite en deux troupes. La première, aux ordres de M. de Langle, devait pénétrer le plus possible dans l'intérieur de l'île, semer des graines dans tous les lieux qui paraîtraient susceptibles de les propager, examiner le sol, les plantes, la culture, la population, les monuments, et généralement tout ce qui peut intéresser chez ce peuple très extraordinaire ; ceux qui se sentirent la force de faire beaucoup de chemin s'enrôlèrent avec lui ; il fut suivi de MM. Dagelet, de Lamanon, Duché, Dufresne, de La Martinière, du père Receveur, de l'abbé Mongès et du jardinier. La seconde, dont je faisais partie, se contenta de visiter les monuments, les plates-formes, les maisons et les plantations à une lieue autour de notre établissement. Le dessin de ces monuments, donné par M. Hodges, rend très imparfaitement ce que nous avons vu. M. Forster croit qu'ils sont l'ouvrage d'un peuple beaucoup plus considérable que celui qui existe aujourd'hui ; mais son opinion ne me paraît pas fondée. Le plus grand des bustes grossiers qui sont sur ces plates-formes, et que nous avons mesurés, n'a que quatorze pieds six pouces de hauteur, sept pieds six pouces de largeur aux épaules, trois pieds d'épaisseur au ventre, six pieds de largeur et cinq pieds d'épaisseur à la base ; ces bustes, dis-je, pourraient être l'ouvrage de la génération actuelle, dont je crois pouvoir, sans aucune exagération, porter la population à deux mille personnes. Le nombre de femmes m'a paru fort approchant de celui des hommes ; j'ai vu autant d'enfants que dans aucun autre pays ; et quoique, sur environ douze cents habitants que notre arrivée a rassemblés aux environs de la baie, il y eût au plus trois cents femmes, je n'en ai tiré d'autre conjecture que celle de supposer que les insulaires de l'extrémité de l'île étaient venus voir nos vaisseaux, et que les femmes, ou plus délicates ou plus occupées de leur ménage et de leurs enfants, étaient restées dans leurs maisons ; en sorte que nous n'avons vu que celles qui habitent dans le voisinage de la baie. La relation de M. de Langle confirme cette opinion ; il a rencontré dans l'intérieur de l'île beaucoup de femmes et d'enfants ; et nous sommes tous entrés dans ces cavernes où M. Forster et quelques officiers du capitaine Cook crurent d'abord que les femmes pouvaient être cachées. Ce sont des maisons souterraines, de même forme que celles que je décrirai tout à l'heure, et dans lesquelles nous avons trouvé de petits fagots, dont le plus gros morceau n'avait pas cinq pieds de longueur et n'excédait pas six pouces de diamètre. On ne peut cependant révoquer en doute que les habitants n'eussent caché leurs femmes lorsque le capitaine Cook les visita en 1772 ; mais il m'est impossible d'en deviner la raison, et nous devons peut-être à la manière généreuse dont il se conduisit envers ce peuple ta confiance qu'il nous a montrée et qui nous a mis à portée de mieux juger de sa population.


La Perouse, Jean-Francois de Galaup, comte de, 1741-1788 ; 1799 ; Details of the Monuments of Easter Island.
G.G. & J. Robinson Ed. Engraved.


Tous les monuments qui existent aujourd'hui, et dont M. Duché a donné un dessin fort exact, paraissent très anciens ; ils sort placés dans des morais, autant qu'on en peut juger par la grande quantité d'ossements qu'on trouve à côté. On ne peut douter que la forme de leur gouvernement actuel n'ait tellement égalé les conditions qu'il n'existe plus de chef assez considérable pour qu'un grand nombre d'hommes s'occupe du soin de conserver sa mémoire en lui érigeant une statue. On a substitué à ces colosses de petits monceaux de pierres en pyramide ; celle du sommet est blanchie d'une eau de chaux : ces espèces de mausolées, qui sont l'ouvrage d'une heure pour un seul homme, sont empilés sur le bord de la mer ; et un Indien, en se couchant à terre, nous a désigné clairement que ces pierres couvraient un tombeau ; levant ensuite les mains vers le ciel, il a voulu évidemment exprimer qu'ils croyaient à une autre vie. J'étais fort en garde contre cette opinion et j'avoue que je les croyais très éloignés de cette idée ; mais, ayant vu répéter ce signe à plusieurs, et M. de Langle, qui a voyagé dans l'intérieur de l'île, m'ayant rapporté le même fait, je n'ai plus eu de doute là-dessus et je crois que tous nos officiers et passagers ont partagé cette opinion : nous n'avons cependant vu la trace d'aucun culte ; car je ne crois pas que personne puisse prendre les statues pour des idoles, quoique ces Indiens aient montré une espèce de vénération pour elles. Ces bustes de taille colossale, dont j'ai déjà donné les dimensions, et qui prouvent bien le peu de progrès qu'ils ont fait dans la sculpture, sont d'une production volcanique, connue des naturalistes sous le nom de lapillo : c'est une pierre si tendre et si légère que quelques officiers du capitaine Cook ont cru qu'elle pouvait être factice, et composée d'une espèce de mortier qui s'était durci à l'air. Il ne reste plus qu'à expliquer comment on est parvenu à élever sans point d'appui un poids aussi considérable ; mais nous sommes certains que c'est une pierre volcanique, fort légère, et qu'avec des leviers de cinq ou six toises, et glissant des pierres dessous, on peut, comme l'explique très bien le capitaine Cook, parvenir à élever un poids encore plus considérable, et cent hommes suffisent pour cette opération : il n'y aurait pas d'espace pour le travail d'un plus grand nombre. Ainsi le merveilleux disparaît ; on rend à la nature sa pierre de lapillo, qui n'est point factice ; et on a lieu de croire que s'il n'y a plus de nouveaux monuments dans l'île, c'est que toutes les conditions y sont égales et qu'on est peu jaloux d'être roi d'un peuple qui est presque nu, qui vit de patates et d'ignames ; et, réciproquement, ces Indiens ne pouvant être en guerre, puisqu'ils n'ont pas de voisins, n'ont pas besoin d'un chef qui ait une autorité un peu étendue.


"Insulaires & monuments de Lisle de Paques", dessin par Gaspard Duché de Vancy (1759-1788), 1786,
in Recueil des dessins exécutés durant l'expédition du comte Lapérouse, 1785-1787


Je ne puis que hasarder des conjectures sur les mœurs de ce peuple dont je n'entendais pas la langue et que je n'ai vu qu'un jour ; mais j'avais l'expérience des voyageurs qui m'avaient précédé ; je connaissais parfaitement leurs relations et je pouvais y joindre mes propres réflexions.




La dixième partie de la terre y est à peine cultivée ; et je suis persuadé que trois jours de travail suffisent à chaque Indien pour se procurer la subsistance d'une année. Cette facilité de pourvoir aux besoins de la vie m'a fait croire que les productions de la terre étaient en commun ; d'autant que je suis à peu près certain que les maisons sont communes au moins à tout un village ou district. J'ai mesuré une de ces maisons auprès de notre établissement ; elle avait trois cent dix pieds de longueur, dix pieds de largeur et dix pieds de hauteur au milieu ; sa forme était celle d'une pirogue renversée ; on n'y pouvait entrer que par deux portes de deux pieds d'élévation et en se glissant sur les mains. Cette maison peut contenir plus de deux cents personnes : ce n'est pas la demeure du chef, puisqu'il n'y a aucun meuble et qu'un aussi grand espace lui serait inutile ; elle forme à elle seule un village avec deux ou trois autres petites maisons peu éloignées.



II y a vraisemblablement dans chaque district un chef qui veille plus particulièrement aux plantations. Le capitaine Cook a cru que ce chef en était le propriétaire ; mais si ce célèbre navigateur a eu quelque peine à se procurer une quantité considérable de patates et d'ignames, on doit moins l'attribuer à la disette de ces comestibles qu'à la nécessité de réunir un consentement presque général pour les vendre.




Quant aux femmes, je n'ose prononcer si elles sont communes à tout un district, et les enfants à la république : il est certain qu'aucun Indien ne paraissait avoir sur aucune femme l'autorité d'un mari ; et si c'est le bien particulier de chacun, ils en sont très prodigues.



Quelques maisons sont souterraines, comme je l'ai déjà dit ; mais les autres sont construites avec des joncs, ce qui prouve qu'il y a dans l'intérieur de l'île des endroits marécageux : ces joncs sont très artistement arrangés et garantissent parfaitement de la pluie. L'édifice est porté sur un socle de pierres de taille de dix-huit pouces d'épaisseur, dans lequel on a creusé, à distances égales, des trous où entrent des perches qui forment la charpente en se repliant en voûte; des paillassons de jonc garnissent l'espace qui est entre ces perches.



On ne peut douter, comme l'observe le capitaine Cook, de l'identité de ce peuple avec celui des autres îles de la mer du Sud : même langage, même physionomie ; leurs étoffes sont aussi fabriquées avec l'écorce du mûrier, mais elles sont très rares parce que la sécheresse a détruit ces arbres. Ceux de cette espèce qui ont résisté n'ont que trois pieds de hauteur ; on est même obligé de les entourer de murailles pour les garantir des vents : il est à remarquer que ces arbres n'excèdent jamais la hauteur des murs qui les abritent.



Je ne doute pas qu'à d'autres époques ces insulaires n'aient eu les mêmes productions qu'aux îles de la Société. Les arbres à fruit auront péri par la sécheresse, ainsi que les cochons et les chiens auxquels l'eau est absolument nécessaire. Mais l'homme qui, au détroit d'Hudson, boit de l'huile de baleine s'accoutume à tout ; et j'ai vu les naturels de l'île de Pâques boire de l'eau de mer, comme les albatros du cap Horn. Nous étions dans la saison humide ; on trouvait un peu d'eau saumâtre dans des trous au bord de la mer : il nous l'offraient dans des calebasses, mais elle rebutait les plus altérés. Je ne me flatte pas que les cochons dont je leur ai fait présent multiplient ; mais j'espère que les chèvres et les brebis, qui boivent peu et aiment le sel, y réussiront.



À une heure après midi, je revins à la tente dans le dessein de retourner à bord, afin que M. de Clonard, mon second, pût à son tour descendre à terre : j'y trouvai presque tout le monde sans chapeau et sans mouchoir ; notre douceur avait enhardi les voleurs, et je n'avais pas été distingué des autres. Un Indien qui m'avait aidé à descendre d'une plate-forme, après m'avoir rendu ce service, m'enleva mon chapeau et s'enfuit à toutes jambes, suivi, comme à l'ordinaire, de tous les autres ; je ne le fis pas poursuivre et ne voulus pas avoir le droit exclusif d'être garanti du soleil, vu que nous étions presque tous sans chapeau. Je continuai à examiner cette plate-forme : c'est le monument qui m'a donné la plus haute opinion des anciens talents de ce peuple pour la bâtisse ; car le mot pompeux d'architecture ne convient point ici. Il paraît qu'il n'a jamais connu aucun ciment ; mais il coupait et taillait parfaitement les pierres ; elles étaient placées et jointes suivant toutes les règles de l'art.



J'ai rassemblé des échantillons de ces pierres ; ce sont des laves de différente densité. La plus légère, qui doit conséquemment se décomposer la première, forme le revêtement du côté de l'intérieur de l'île ; celui qui est tourné vers la mer est construit avec une lave infiniment plus compacte, afin de résister plus longtemps ; et je ne connais à ces insulaires aucun instrument ni matière assez dure pour tailler ces dernières pierres : peut-être un plus long séjour dans l'île m'eût donné quelques éclaircissements à ce sujet. À deux heures, je revins à bord, et M. de Clonard descendit à terre. Bientôt deux officiers de l'Astrolabe arrivèrent pour me rendre compte que les Indiens venaient de commettre un vol nouveau qui avait occasionné une rixe un peu plus forte : des plongeurs avaient coupé sous l'eau le câblot du canot de l'Astrolabe et avaient enlevé son grappin ; on ne s'en aperçut que lorsque les voleurs furent assez loin dans l'intérieur de l'île. Comme ce grappin nous était nécessaire, deux officiers et plusieurs soldats les poursuivirent ; mais ils furent accablés d'une grêle de pierres : un coup de fusil à poudre tiré en l'air ne fit aucun effet ; ils furent enfin contraints de tirer un coup de fusil à petit plomb, dont quelques grains atteignirent sans doute un de ces indiens ; car la lapidation cessa, et nos officiers purent regagner tranquillement notre tente ; mais il fut impossible de rejoindre les voleurs, qui durent rester étonnés de n'avoir pu lasser notre patience.



Ils revinrent bientôt autour de notre établissement ; ils recommencèrent à offrir leurs femmes, et nous fûmes aussi bons amis qu'à notre première entrevue. Enfin, à six heures du soir tout fut rembarqué ; les canots revinrent à bord et je fis signal de se préparer à appareiller. M. de Langle me rendit compte, avant notre appareillage, de son voyage dans l'intérieur de l'île ; [...] : il avait semé des graines sur toute sa route et il avait donné à ces insulaires les marques de la plus extrême bienveillance. Je crois cependant achever leur portrait en rapportant qu'une espèce de chef, auquel M. de Langle faisait présent d'un bouc et d'une chèvre, les recevait d'une main et lui volait son mouchoir de l'autre.



Il est certain que ces peuples n'ont pas sur le vol les mêmes idées que nous ; ils n'y attachent vraisemblablement aucune honte ; mais ils savent très bien qu'ils commettent une action injuste, puisqu'ils prenaient la fuite à l'instant pour éviter le châtiment qu'ils craignaient sans doute et que nous n'aurions pas manqué de leur infliger, en le proportionnant au délit, si nous eussions eu quelque séjour à faire dans cette île ; car notre extrême douceur aurait fini par avoir des suites fâcheuses.



Il n'y a personne qui, ayant lu les relations des derniers voyageurs, puisse prendre les Indiens de la mer du Sud pour des sauvages ; ils ont au contraire fait de très grand progrès dans la civilisation, et je les crois aussi corrompus qu'ils peuvent l'être relativement aux circonstances où ils se trouvent : mon opinion là-dessus n'est pas fondée sur les différents vols qu'ils ont commis, mais sur la manière dont ils s'y prenaient. Les plus effrontés coquins de l'Europe sont moins hypocrites que ces insulaires ; toutes leurs caresses étaient feintes ; leur physionomie n'exprimait pas un seul sentiment vrai : celui dont il fallait le plus se défier était l'Indien auquel on venait de faire un présent, et qui paraissait le plus empressé à rendre mille petits services.



Ils faisaient violence à de jeunes filles de treize à quatorze ans pour les entraîner auprès de nous, dans l'espoir d'en recevoir le salaire ; la répugnance de ces jeunes Indiennes était une preuve qu'on violait à leur égard la loi du pays. Aucun Français n'a usé du droit barbare qu'on lui donnait ; et s'il y a eu quelques moments donnés à la nature, le désir et le consentement étaient réciproques, et les femmes en ont fait les premiers frais.



J'ai retrouvé dans ce pays tous les arts des îles de la Société, mais avec beaucoup moins de moyens de les exercer, faute de matières premières. Les pirogues ont aussi la même forme ; mais elles ne sont composées que de bouts de planches fort étroites, de quatre ou cinq pieds de longueur, et elles peuvent porter quatre hommes au plus. Je n'en ai vu que trois dans cette partie de l'île, et je serais peu surpris que bientôt, faute de bois, il n'y en restât pas une seule : ils ont d'ailleurs appris à s'en passer ; et ils nagent si parfaitement qu'avec la plus grosse mer ils vont à deux lieues au large et cherchent par plaisir, en retournant à terre, l'endroit où la lame brise avec le plus de force.


Buste de Jean François de Galaup, comte de La Pérouse


La côte m'a paru peu poissonneuse, et je crois que presque tous les comestibles de ces habitants sont tirés du règne végétal : ils vivent de patates, d'ignames, de bananes, de cannes à sucre et d'un petit fruit qui croît sur les rochers, au bord de la mer, semblable aux grappes de raisin qu'on trouve aux environs du tropique, dans la mer Atlantique. On ne peut regarder comme une ressource quelques poules qui sont très rares sur cette île : nos voyageurs n'ont aperçu aucun oiseau de terre, et ceux de mer n'y sont pas communs.

Les champs sont cultivés avec beaucoup d'intelligence. Ces insulaires arrachent les herbes, les amoncellent, les brûlent, et ils fertilisent ainsi la terre de leurs cendres. Les bananiers sont alignés au cordeau. Ils cultivent aussi le solarium ou la morelle ; mais j'ignore à quel usage ils l'emploient : si je leur connaissais des vases qui pussent résister au feu, le croirais que, comme à Madagascar ou à l'île de France, ils la mangent en guise d'épinards ; mais ils n'ont d'autre manière de faire cuire leurs aliments que celles mêlés de terre ; en sorte que tout ce qu'ils mangent est cuit comme au four.



Le soin qu'ils ont pris de mesurer mon vaisseau m'a prouvé qu'ils n'avaient pas vu nos arts comme des êtres stupides ; ils ont examiné nos câbles, nos ancres, notre boussole, notre roue de gouvernail ; et ils sont venus le lendemain avec une ficelle pour en reprendre la mesure, ce qui m'a fait croire qu'ils avaient eu quelques discussions à terre à ce sujet et qu'il leur était resté quelques doutes. Je les estime beaucoup moins, parce qu'ils m'ont paru capables de réflexion. Je leur en ai laissé une à faire, et peut-être elle leur échappera ; c'est que nous n'ayons fait contre eux aucun usage de nos forces, qu'ils n'ont pas méconnues, puisque le seul geste d'un fusil en joue les faisait fuir. Nous n'avons, au contraire, abordé dans leur île que pour leur faire du bien ; nous les avons comblés de présents ; nous avons accablé de caresses tous les êtres faibles, particulièrement les enfants à la mamelle ; nous avons semé dans leurs champs toutes sortes de graines utiles ; nous avons laissé dans leurs habitations des cochons, des chèvres et des brebis qui y multiplieront vraisemblablement ; nous ne leur avons rien demandé en échange ; néanmoins, ils nous ont jeté des pierres et ils nous ont volé tout ce qu'il leur a été possible d'enlever. Il eût, encore une fois, été imprudent dans d'autres circonstances de nous conduire avec autant de douceur ; mais j'étais décidé à partir dans la nuit et je me flattais qu'au jour, lorsqu'ils n'apercevraient plus nos vaisseaux, ils attribueraient notre prompt départ au juste mécontentement que nous devions avoir de leurs procédés, et que cette réflexion pourrait les rendre meilleurs : quoi qu'il en soit de cette idée peut-être chimérique, les navigateurs y ont un très petit intérêt, cette île n'offrant presque aucune ressource aux vaisseaux et étant peu éloignée des îles de la Société.

Jean-François de Lapérouse ; Voyage autour du monde sur l'Astrolabe et la Boussole (1785-1788)


"Brest, Terre, Mer, Ciel" ; cliché de Arnaud Abélard
(À suivre ...)

5 commentaires:

Dan a dit…

Quel beau voyage dans l'espace et dans le temps vous nous faites vivre là...
Les photographies et les textes forment un alliage subtile ... Merci pour la beauté et la puissance qui s'en dégage (un peu comme si devant un tableau de Gauguin on entendait les « Marquises » de Brel avec cependant quelque chose d'autre de mystérieux que je ne saurais définir).
Comme dans ce poème:

L'île

Aimée, aimée, ô mienne, séparée
par tant de fois la mer, la neige et la distance,
menue et mystérieuse, environnée
d'éternité, merci
non seulement pour ton regard de jeune fille,
pour ta blancheur cachée, rose secrète, mais
pour le rayonnement moral de tes statues,
pour cette paix abandonnée imposée à mes mains:
pour le jour immobile dans ta gorge.

"La rose détachée" Pablo Neruda.

Merci M.Ogre!

M. Ogre a dit…

... Merci à vous ...

Préparez tout de même une petite "polaire" pour le prochain épisode, s'il a jamais lieu ici ; ... Il arrive toujours que nous ayons, à un moment ou à un autre, besoin d'une "petite laine" ... Et Pablo n'y pourra pas grand-chose, quoique je l'apprécie infiniment et quoiqu'il ne soit pas ici directement concerné ... par les divers climats de notre planète ...

Bien à vous.

thé a dit…

Toujours aussi beau

M. Ogre a dit…

... Merci infiniment, très chère Thé, de m'annoncer cela ...

Je me désespérais un peu à l'idée que seule ma représentation de la Rimbaldie, ait pu trouver grâce à vos yeuxxx ... Quoique cela me plût ... Je me sens très honoré de ce nouveau commentaire ...

... Bien à vous ...

M. Ogre a dit…

PS : M'autoriseriez-vous à partager votre espace Blogger ??? ... Sans vouloir aucunement vous importuner ...