mercredi 31 décembre 2008

... inaccessible étoile ...


Découvrez Jacques Brel!




Du beau succès qu’eut le valeureux don Quichotte dans l’épouvantable et inimaginable aventure des moulins à vent, avec d’autres événements dignes d’heureuse souvenance ...


En ce moment ils découvrirent trente ou quarante moulins à vent qu’il y a dans cette plaine, et, dès que don Quichotte les vit, il dit à son écuyer :
« La fortune conduit nos affaires mieux que ne pourrait y réussir notre désir même. Regarde, ami Sancho ; voilà devant nous au moins trente démesurés géants, auxquels je pense livrer bataille et ôter la vie à tous tant qu’ils sont. Avec leurs dépouilles, nous commencerons à nous enrichir ; car c’est prise de bonne guerre, et c’est grandement servir Dieu que de faire disparaître si mauvaise engeance de la face de la terre.
– Quels géants ? demanda Sancho Panza.
– Ceux que tu vois là-bas, lui répondit son maître, avec leurs grands bras, car il y en a qui les ont de presque deux lieues de long.
– Prenez donc garde, répliqua Sancho ; ce que nous voyons là-bas ne sont pas des géants, mais des moulins à vent, et ce qui paraît leurs bras, ce sont leurs ailes, qui, tournées par le vent, font tourner à leur tour la meule du moulin.
– On voit bien, répondit don Quichotte, que tu n’es pas expert en fait d’aventures : ce sont des géants, te dis-je ; si tu as peur, ôte-toi de là, et va te mettre en oraison pendant que je leur livrerai une inégale et terrible bataille. »
En parlant ainsi, il donne de l’éperon à son cheval Rossinante, sans prendre garde aux avis de son écuyer Sancho, qui lui criait qu’à coup sûr c’étaient des moulins à vent et non des géants qu’il allait attaquer. Pour lui, il s’était si bien mis dans la tête que c’étaient des géants, que non-seulement il n’entendait point les cris de son écuyer Sancho, mais qu’il ne parvenait pas, même en approchant tout près, à reconnaître la vérité. Au contraire, et tout en courant, il disait à grands cris :
« Ne fuyez pas, lâches et viles créatures, c’est un seul chevalier qui vous attaque. »
Un peu de vent s’étant alors levé, les grandes ailes commencèrent à se mouvoir ; ce que voyant don Quichotte, il s’écria :
« Quand même vous remueriez plus de bras que le géant Briarée, vous allez me le payer. »
En disant ces mots, il se recommande du profond de son cœur à sa dame Dulcinée, la priant de le secourir en un tel péril ; puis, bien couvert de son écu, et la lance en arrêt, il se précipite, au plus grand galop de Rossinante, contre le premier moulin qui se trouvait devant lui ; mais, au moment où il perçait l’aile d’un grand coup de lance, le vent la chasse avec tant de furie qu’elle met la lance en pièces, et qu’elle emporte après elle le cheval et le chevalier, qui s’en alla rouler sur la poussière en fort mauvais état.



Sancho Panza accourut à son secours de tout le trot de son âne, et trouva, en arrivant près de lui, qu’il ne pouvait plus remuer, tant le coup et la chute avaient été rudes.
« Miséricorde ! s’écria Sancho, n’avais-je pas bien dit à Votre Grâce qu’elle prît garde à ce qu’elle faisait, que ce n’était pas autre chose que des moulins à vent, et qu’il fallait, pour s’y tromper, en avoir d’autres dans la tête ?
– Paix, paix ! ami Sancho, répondit don Quichotte : les choses de la guerre sont plus que toute autre sujettes à des chances continuelles ; d’autant plus que je pense, et ce doit être la vérité, que ce sage Freston, qui m’a volé les livres et le cabinet, a changé ces géants en moulins pour m’enlever la gloire de les vaincre : tant est grande l’inimitié qu’il me porte ! Mais en fin de compte son art maudit ne prévaudra pas contre la bonté de mon épée.
– Dieu le veuille, comme il le peut, » répondit Sancho Panza.
Et il aida son maître à remonter sur Rossinante, qui avait les épaules à demi déboîtées. En conversant sur l’aventure, ils suivirent le chemin du Port-Lapice, parce que, disait don Quichotte, comme c’est un lieu de grand passage, on ne pouvait manquer d’y rencontrer toutes sortes d’aventures. Seulement, il s’en allait tout chagrin de ce que sa lance lui manquât et, faisant part de ce regret à son écuyer, il lui dit :
« Je me souviens d’avoir lu qu’un chevalier espagnol nommé Diego Perez de Vargas, ayant eu son épée brisée dans une bataille, arracha d’un chêne une forte branche, ou peut-être le tronc, et, avec cette arme, fit de tels exploits, et assomma tant de Mores, qu’on lui donna le surnom d’assommoir, que lui et ses descendants ajoutèrent depuis au nom de Vargas.
Je t’ai dit cela, parce que je pense arracher du premier chêne, gris ou vert, que je rencontre, une branche aussi forte que celle-là, avec laquelle j’imagine faire de telles prouesses, que tu te tiennes pour heureux d’en avoir mérité le spectacle et d’être témoin de merveilles qu’on aura peine à croire.
– À la volonté de Dieu, répondit Sancho ; je le crois tout comme vous le dites. Mais Votre Grâce ferait bien de se redresser un peu, car il me semble qu’elle se tient quelque peu de travers, et ce doit être l’effet des secousses de sa chute.
– Aussi vrai que tu le dis, reprit don Quichotte ; et si je ne me plains pas de la douleur que j’endure, c’est parce qu’il est interdit aux chevaliers errants de se plaindre d’aucune blessure, quand même les entrailles leur sortiraient de la plaie.
– S’il en est ainsi, je n’ai rien à répondre, répliqua Sancho ; mais Dieu sait si je ne serais pas ravi de vous entendre plaindre, dès que quelque chose vous ferait mal. Pour moi, je puis dire que je me plaindrais au plus petit bobo, à moins toutefois que cette défense de se plaindre ne s’étende aux écuyers des chevaliers errants. »
Don Quichotte ne put s’empêcher de rire de la simplicité de son écuyer, et lui déclara qu’il pouvait fort bien se plaindre, quand et comme il lui plairait, avec ou sans envie, n’ayant jusque-là rien lu de contraire dans les lois de la chevalerie.
Sancho lui fit remarquer alors qu’il était l’heure du dîner. Don Quichotte répondit qu’il ne se sentait point d’appétit pour le moment, mais que lui pouvait manger tout à sa fantaisie. Avec cette permission, Sancho s’arrangea du mieux qu’il put sur son âne, et, tirant de son bissac des provisions qu’il y avait mises, il s’en allait mangeant et cheminant au petit pas derrière son maître. De temps en temps il portait l’outre à sa bouche de si bonne grâce, qu’il aurait fait envie au plus galant cabaretier de Malaga. Et tandis qu’il marchait ainsi, avalant un coup sur l’autre, il ne se rappelait aucune des promesses que son maître lui avait faites, et regardait, non comme un rude métier, mais comme un vrai délassement, de s’en aller cherchant des aventures, si périlleuses qu’elles pussent être.




Finalement, ils passèrent cette nuit sous un massif d’arbres, de l’un desquels don Quichotte rompit une branche sèche qui pouvait au besoin lui servir de lance, et y ajusta le fer de celle qui s’était brisée. Don Quichotte ne dormit pas de toute la nuit, pensant à sa dame Dulcinée, pour se conformer à ce qu’il avait lu dans ses livres, que les chevaliers errants passaient bien des nuits sans dormir au milieu des forêts et des déserts, s’entretenant du souvenir de leurs dames. Sancho Panza ne la passa point de même ; car, comme il avait l’estomac plein, et non d’eau de chicorée, il n’en fit d’un bout à l’autre qu’un somme. Au matin, il fallut la voix de son maître pour l’éveiller, ce que ne pouvaient faire ni les rayons du soleil, qui lui donnaient en plein sur le visage, ni le chant de mille oiseaux qui saluaient joyeusement la venue du nouveau jour. En se frottant les yeux, Sancho fit une caresse à son outre, et, la trouvant un peu plus maigre que la nuit d’avant, son cœur s’affligea, car il lui sembla qu’ils ne prenaient pas le chemin de remédier sitôt à sa disette. Don Quichotte ne se soucia point non plus de déjeuner, préférant, comme on l’a dit, se repaître de succulents souvenirs.
Ils reprirent le chemin du Port-Lapice, et, vers trois heures de l’après-midi, ils en découvrirent l’entrée :
« C’est ici, dit à cette vue don Quichotte, que nous pouvons, ami Sancho, mettre les mains jusqu’aux coudes dans ce qu’on appelle aventures. Mais prends bien garde que, me visses-tu dans le plus grand péril du monde, tu ne dois pas mettre l’épée à la main pour me défendre, à moins que tu ne t’aperçoives que ceux qui m’attaquent sont de la canaille et des gens de rien, auquel cas tu peux me secourir ; mais si c’étaient des chevaliers, il ne t’est nullement permis ni concédé par les lois de la chevalerie de me porter secours, jusqu’à ce que tu sois toi-même armé chevalier.
– Par ma foi, seigneur, répondit Sancho, Votre Grâce en cela sera bien obéie, d’autant plus que de ma nature je suis pacifique, et fort ennemi de me fourrer dans le tapage et les querelles. Mais, à vrai dire, quand il s’agira de défendre ma personne, je ne tiendrai pas compte de ces lois ; car celles de Dieu et des hommes permettent à chacun de se défendre contre quiconque voudrait l’offenser.
– Je ne dis pas le contraire, répondit don Quichotte ; seulement, pour ce qui est de me secourir contre les chevaliers, tiens en bride tes mouvements naturels.
– Je répète que je n’y manquerai pas, répondit Sancho, et que je garderai ce commandement aussi bien que celui de chômer le dimanche ».
En devisant ainsi, ils découvrirent deux moines de l’ordre de Saint-Benoît, à cheval sur deux dromadaires, car les mules qu’ils montaient en avaient la taille, et portant leurs lunettes de voyage et leurs parasols. Derrière eux venait un carrosse entouré de quatre ou cinq hommes à cheval, et suivi de deux garçons de mules à pied. Dans ce carrosse était, comme on le sut depuis, une dame de Biscaye qui allait à Séville, où se trouvait son mari prêt à passer aux Indes avec un emploi considérable. Les moines ne venaient pas avec elle, mais suivaient le même chemin. À peine don Quichotte les eut-il aperçus, qu’il dit à son écuyer :
« Ou je suis bien trompé, ou nous tenons la plus fameuse aventure qui se soit jamais vue. Car ces masses noires qui se montrent là-bas doivent être, et sont, sans nul doute, des enchanteurs qui emmènent dans ce carrosse quelque princesse qu’ils ont enlevée ; il faut que je défasse ce tort à tout risque et de toute ma puissance.
– Ceci, répondit Sancho, m’a l’air d’être pire que les moulins à vent. Prenez garde, seigneur ; ce sont là des moines de Saint-Benoît, et le carrosse doit être à des gens qui voyagent. Prenez garde, je le répète, à ce que vous allez faire, et que le diable ne vous tente pas.
– Je t’ai déjà dit, Sancho, répliqua don Quichotte, que tu ne sais pas grand-chose en matière d’aventures. Ce que je te dis est la vérité, et tu le verras dans un instant. »
Tout en disant cela, il partit en avant, et alla se placer au milieu du chemin par où venaient les moines ; et dès que ceux-ci furent arrivés assez près pour qu’il crût pouvoir se faire entendre d’eux, il leur cria de toute sa voix :
« Gens de l’autre monde, gens diaboliques, mettez sur-le-champ en liberté les hautes princesses que vous enlevez et gardez violemment dans ce carrosse ; sinon préparez-vous à recevoir prompte mort pour juste châtiment de vos mauvaises œuvres. »
Les moines retinrent la bride et s’arrêtèrent, aussi émerveillés de la figure de don Quichotte que de ses propos, auxquels ils répondirent :
« Seigneur chevalier, nous ne sommes ni diaboliques ni de l’autre monde, mais bien des religieux de Saint-Benoît, qui suivons notre chemin, et nous ne savons si ce carrosse renferme ou non des princesses enlevées.
– Je ne me paye point de belles paroles, reprit don Quichotte, et je vous connais déjà, déloyale canaille. »
Puis, sans attendre d’autre réponse, il pique Rossinante, et se précipite, la lance basse, contre le premier moine, avec tant de furie et d’intrépidité, que, si le bon père ne se fût laissé tomber de sa mule, il l’aurait envoyé malgré lui par terre, ou grièvement blessé, ou mort peut-être. Le second religieux, voyant traiter ainsi son compagnon, prit ses jambes au cou de sa bonne mule, et enfila la venelle, aussi léger que le vent.
Sancho Panza, qui vit l’autre moine par terre, sauta légèrement de sa monture, et se jetant sur lui, se mit à lui ôter son froc et son capuce. Alors, deux valets qu’avaient les moines accoururent, et lui demandèrent pourquoi il déshabillait leur maître.
Sancho leur répondit que ses habits lui appartenaient légitimement, comme dépouilles de la bataille qu’avait gagnée son seigneur don Quichotte. Les valets, qui n’entendaient pas raillerie et ne comprenaient rien à ces histoires de dépouilles et de bataille, voyant que don Quichotte s’était éloigné pour aller parler aux gens du carrosse, tombèrent sur Sancho, le jetèrent à la renverse, et, sans lui laisser poil de barbe au menton, le rouèrent si bien de coups, qu’ils le laissèrent étendu par terre, sans haleine et sans connaissance. Le religieux ne perdit pas un moment pour remonter sur sa mule, tremblant, épouvanté, et le visage tout blême de frayeur. Dès qu’il se vit à cheval, il piqua du côté de son compagnon, qui l’attendait assez loin de là, regardant comment finirait cette alarme ; et tous deux, sans vouloir attendre la fin de toute cette aventure, continuèrent en hâte leur chemin, faisant plus de signes de croix que s’ils eussent eu le diable lui-même à leurs trousses.




Pour don Quichotte, il était allé, comme on l’a vu, parler à la dame du carrosse, et il lui disait :
« Votre Beauté, madame, peut désormais faire de sa personne tout ce qui sera le plus de son goût ; car la superbe de vos ravisseurs gît maintenant à terre, abattue par ce bras redoutable. Afin que vous ne soyez pas en peine du nom de votre libérateur, sachez que je m’appelle don Quichotte de la Manche, chevalier errant, et captif de la belle sans pareille doña Dulcinée du Toboso. Et, pour prix du bienfait que vous avez reçu de moi, je ne vous demande qu’une chose : c’est de retourner au Toboso, de vous présenter de ma part devant cette dame, et de lui raconter ce que j’ai fait pour votre liberté. »
Tout ce que disait don Quichotte était entendu par un des écuyers qui accompagnaient la voiture, lequel était Biscayen ; et celui-ci, voyant qu’il ne voulait pas laisser partir la voiture, mais qu’il prétendait, au contraire, la faire retourner au Toboso, s’approcha de don Quichotte, empoigna sa lance, et, dans une langue qui n’était pas plus du castillan que du biscayen, lui parla de la sorte :
« Va, chevalier, que mal ailles-tu ; par le Dieu qui créa moi, si le carrosse ne laisses, aussi bien mort tu es que Biscayen suis-je. »
Don Quichotte le comprit très-bien, et lui répondit avec un merveilleux sang-froid :
« Si tu étais chevalier, aussi bien que tu ne l’es pas, chétive créature, j’aurais déjà châtié ton audace et ton insolence. »
À quoi le Biscayen répliqua :
« Pas chevalier, moi ! je jure à Dieu, tant tu as menti comme chrétien. Si lance jettes et épée tires, à l’eau tu verras comme ton chat vite s’en va. Biscayen par terre, hidalgo par mer, hidalgo par le diable, et menti tu as si autre chose dis.
– C’est ce que nous allons voir, » répondit don Quichotte ; et, jetant sa lance à terre, il tire son épée, embrasse son écu, et s’élance avec fureur sur le Biscayen, résolu à lui ôter la vie.
Le Biscayen, qui le vit ainsi venir, aurait bien désiré sauter en bas de sa mule, mauvaise bête de louage sur laquelle on ne pouvait compter ; mais il n’eut que le temps de tirer son épée, et bien lui prit de se trouver près du carrosse, d’où il saisit un coussin pour s’en faire un bouclier. Aussitôt ils se jetèrent l’un sur l’autre, comme s’ils eussent été de mortels ennemis. Les assistants auraient voulu mettre le holà ; mais ils ne purent en venir à bout, parce que le Biscayen jurait en son mauvais jargon que, si on ne lui laissait achever la bataille, il tuerait lui-même sa maîtresse et tous ceux qui s’y opposeraient. La dame du carrosse, surprise et effrayée de ce qu’elle voyait, fit signe au cocher de se détourner un peu, et, de quelque distance, se mit à regarder la formidable rencontre.
En s’abordant, le Biscayen déchargea un si vigoureux coup de taille sur l’épaule de don Quichotte, que, si l’épée n’eût rencontré la rondache, elle ouvrait en deux notre chevalier jusqu’à la ceinture. Don Quichotte, qui ressentit la pesanteur de ce coup prodigieux, jeta un grand cri en disant :
« Ô dame de mon âme, Dulcinée, fleur de beauté, secourez votre chevalier, qui, pour satisfaire à la bonté de votre cœur, se trouve en cette dure extrémité. »
Dire ces mots, serrer son épée, se couvrir de son écu, et assaillir le Biscayen, tout cela fut l’affaire d’un moment ; il s’élança, déterminé à tout aventurer à la chance d’un seul coup. Le Biscayen, le voyant ainsi venir à sa rencontre, jugea de son emportement par sa contenance, et résolut de jouer le même jeu que don Quichotte. Il l’attendait de pied ferme, bien couvert de son coussin, mais sans pouvoir tourner ni bouger sa mule, qui, harassée de fatigue et peu faite à de pareils jeux d’enfants, ne voulait avancer ni reculer d’un pas. Ainsi donc, comme on l’a dit, don Quichotte s’élançait, l’épée haute, contre le prudent Biscayen, dans le dessein de le fendre par moitié, et le Biscayen l’attendait de même, l’épée en l’air, et abrité sous son coussin. Tous les assistants épouvantés attendaient avec anxiété l’issue des effroyables coups dont ils se menaçaient. La dame du carrosse offrait, avec ses femmes, mille vœux à tous les saints du paradis et mille cierges à toutes les chapelles d’Espagne, pour que Dieu délivrât leur écuyer et elles-mêmes du péril extrême qu’ils couraient. Mais le mal de tout cela, c’est qu’en cet endroit même l’auteur de cette histoire laisse la bataille indécise et pendante, donnant pour excuse qu’il n’a rien trouvé d’écrit sur les exploits de don Quichotte, de plus qu’il n’en a déjà raconté. Il est vrai que le second auteur de cet ouvrage ne voulut pas croire qu’une si curieuse histoire fût ensevelie dans l’oubli, et que les beaux esprits de la Manche se fussent montrés si peu jaloux de sa gloire, qu’ils n’eussent conservé dans leurs archives ou leurs bibliothèques quelques manuscrits qui traitassent de ce fameux chevalier. Ainsi donc, dans cette supposition, il ne désespéra point de rencontrer la fin de cette intéressante histoire, qu’en effet, par la faveur du ciel, il trouva de la manière qui sera rapportée dans la seconde partie.


Miguel de Cervantes (1547-1616) ; Don Quichotte, 1605/1615



Illustrations : Gustave Doré, 1863

jeudi 25 décembre 2008

Bondieuseries ... de Noël ...


Découvrez Trust!


Dessin de Jean-Marc Reiser (1941-1983) in La vie des bêtes


Noël, nom donné par les chrétiens à l'ensemble des festivités commémoratives de l'anniversaire de la naissance de Jésus-Christ, dit « le Nazaréen», célèbre illusionniste palestinien de la première année du premier siècle pendant lui-même.
Chez le chrétien moyen, les festivités de Noël s'étalent du 24 décembre au soir au 25 décembre au crépuscule.
Ces festivités sont : le dîner, la messe de minuit (facultative), le réveillon, le vomi du réveillon, la remise des cadeaux, le déjeuner de Noël, le vomi du déjeuner de Noël et la bise à la tante qui pique.

Le dîner : généralement frugal ; rillettes, pâté, coup de rouge, poulet froid, coup de rouge, coup de rouge. Il n'a d'autre fonction que de « caler » l'estomac du chrétien afin de lui permettre d'attendre l'heure tardive du réveillon sans souffrir de la faim.

La messe de minuit : c'est une messe comme les autres, sauf qu'elle a lieu à vingt-deux heures, et que la nature exceptionnellement joviale de l'événement fêté apporte à la liturgie traditionnelle un je-ne-sais quoi de guilleret qu'on ne retrouve pas dans la messe des morts.
Au cours de ce rituel, le prêtre, de son ample voix ponctuée de grands gestes vides de cormoran timide, exalte en d'eunuquiens aigus à faire vibrer le temple, la liesse béate et parfumée des bergers cruciphiles descendus des hauteurs du Golan pour s'éclater le surmoi dans la contemplation agricole d'un improbable dieu de paille vagissant dans le foin entre une viande rouge sur pied et un porte-misère borné, pour le rachat à long terme des âmes des employés de bureau adultères, des notaires luxurieux, des filles de ferme fouille-tiroir, des chefs de cabinet pédophiles, des collecteurs d'impôts impies, des tourneurs-fraiseurs parjures, des O.S. orgueilleux, des putains colériques, des éboueurs avares, des équarrisseurs grossiers, des préfets fourbes, des militaires indélicats, des manipulateurs-vérificateurs méchants, des informaticiens louches, j'en passe et de plus humains.
À la fin de l'office, il n'est pas rare que le prêtre larmoie sur la misère du monde, le non-respect des cessez-le-feu et la détresse des enfants affamés, singulièrement intolérable en cette nuit de l'Enfant.

Le réveillon : c'est le moment familial où la fête de Noël prend tout son sens. Il s'agit de saluer l'avènement du Christ en ingurgitant, à dose limite avant éclatement, suffisamment de victuailles hypercaloriques pour épuiser en un soir le budget mensuel d'un ménage moyen. D'après les chiffres de l'UNICEF, l'équivalent en riz complet de l'ensemble foie gras-pâté en croûte-bûche au beurre englouti par chaque chrétien au cours du réveillon permettrait de sauver de la faim pendant un an un enfant du Tiers-Monde sur le point de crever le ventre caverneux, le squelette à fleur de peau, et le regard innommable de ses yeux brûlants levé vers rien sans que Dieu s'en émeuve, occupé qu'il est à compter les siens éructant dans la graisse de Noël et flatulant dans la soie floue de leurs caleçons communs, sans que leur cœur jamais ne s'ouvre que pour rôter.

La remise des cadeaux : après avoir vomi son réveillon, le chrétien s'endort l'âme en paix. Au matin, il mange du bicarbonate de soude et rote épanoui tandis que ses enfants gras cueillent sur un sapin mort des tanks et des poupées molles à tête revêche comme on fait maintenant.

Le déjeuner de réveillon : la panse ulcérée et le foie sur les genoux, le chrétien néanmoins se rempiffre à plein groin, se revautre en couinant de plaisir dans les saindoux compacts, les tripailles sculptées de son cousin cochon et les pâtisseries immondes, indécemment ouvragées en bois mort bouffi. Ô bûches de Noël, indécents mandrins innervés de pistache infamante et cloqués de multicolores gluances hyperglycémiques, plus douillettement couchées dans la crème que Jésus sur la paille, vous êtes le vrai symbole de Noël.

La bise à la tante qui pique : après avoir vomi son déjeuner, le chrétien reçoit la tante qui pique et la donne à sucer à ses enfants. Si elle pique beaucoup, la tante qui pique devra attendre le Nouvel An pour que les enfants du chrétien aillent lui brouter le parchemin maxillaire contre deux cents grammes de confiseries.
Le Nouvel An est l'occasion de festivités exactement semblables à celles de Noël, à ce détail près qu'il s'agit cette fois d'un rite païen.

Pierre Desproges (1939-1988) ; Dictionnaire superflu à l'usage de l'élite et des biens nantis, 1985

mardi 23 décembre 2008

Miracle de la rose ...


Découvrez Marc Ogeret!




Jean Genet par Brassaï, 1948

Je demande à la mort la paix, les longs sommeils,
Le chant des séraphins, leurs parfums, leurs guirlandes,
Les angelots de laine en chaudes houppelandes,
Et j'espère des nuits sans lunes ni soleils
Sur d'immobiles landes.


Jean Genet ; Le condamné à mort, 1942




De toutes les Centrales de France, Fontevrault est la plus troublante. C'est elle qui m'a donné la plus forte impression de détresse et de désolation, et je sais que les détenus qui ont connu d'autres prisons ont éprouvé, à l'entendre nommer même, une émotion, une souffrance, comparables aux miennes. Je ne chercherai pas à démêler l'essence de sa puissance sur nous : qu'elle la tienne de son passé, de ses abbesses filles de France, de son aspect, de ses murs, de son lierre, du passage des bagnards partant pour Cayenne, des détenus plus méchants qu'ailleurs, de son nom, il n'importe, mais à toutes ces raisons, pour moi s'ajoute cette autre raison qu'elle fut, lors de mon séjour à la Colonie de Mettray, le sanctuaire vers quoi montaient les rêves de notre enfance. Je sentais que ses murs conservaient - la custode conservant le pain - la forme même du futur. Alors que le gosse que j'étais à quinze ans s'entortillait dans son hamac autour d'un ami (si les rigueurs de la vie nous obligent à rechercher une présence amie, je crois que ce sont les rigueurs du bagne qui nous précipitent l'un vers l'autre dans des crises d'amour sans quoi nous ne pourrions pas vivre : le breuvage enchanté, c'est le malheur), il savait que sa forme définitive résidait derrière eux, et que ce puni de trente berges était l'extrême réalisation de lui-même, le dernier avatar que la mort fixerait. Enfin, Fontevrault brille encore (mais d'un éclat pâli, très doux) des lumières qu'en son cœur le plus noir, les cachots, émit Harcamone, condamné à mort.




Boîte et clé de pointage


En quittant la Santé pour Fontevrault, je savais déjà qu'Harcamone y attendait son exécution.

A mon arrivée, je fus donc saisi par le mystère d'un de mes anciens camarades de Mettray, qui avait su, notre aventure à nous tous, la pousser jusqu'à sa pointe la plus ténue : la mort sur l'échafaud qui est notre gloire. Harcamone avait « réussi ». Et cette réussite n'étant pas de l'ordre terrestre, comme la fortune ou les honneurs, elle provoquait en moi l'étonnement et l'admiration en face de la chose accomplie (même la plus simple est miraculeuse), mais encore la crainte qui bouleverse le témoin d'une opération magique. Les crimes d'Harcamone n'eussent peut-être été rien à mon âme si je ne l'avais connu de près, mais l'amour que j'ai de la beauté a tant désiré pour ma vie le couronnement d'une mort violente, sanglante plutôt, et mon aspiration vers une sainteté aux éclats assourdis empêchant qu'elle fût héroïque selon les hommes, me firent secrètement élire la décapitation qui a pour elle d'être réprouvée, de réprouver la mort qu'elle donne, et d'éclairer son bénéficiaire d'une gloire plus sombre et plus douce que le velours à la flamme dansante et légère des grandes funérailles ; et les crimes et la mort d'Harcamone me montrèrent, comme en le démontant, le mécanisme de cette gloire enfin atteinte. Une telle gloire n'est pas humaine. On ne connaît aucun supplicié que son seul supplice ait auréolé comme on voit que le sont les saints de l'Église et les gloires du siècle, mais pourtant nous savons que les plus purs d'entre les hommes qui reçurent cette mort sentirent en eux-mêmes, et sur leur tête décollée, posée la couronne étonnante et intime, aux joyaux arrachés à la nuit du cœur. Chacun a su qu'à l'instant que sa tête tomberait dans le panier de sciure, prise aux oreilles par un aide dont le rôle me paraît bien étrange, son cœur serait recueilli par des doigts gantés de pudeur et transporté dans une poitrine d'adolescent, ornée comme une fête de printemps. II s'agit donc d'une gloire céleste à laquelle j'aspirais, et Harcamone avant moi y avait atteint, tranquillement, grâce au meurtre d'une fillette et, quinze ans après, à celui d'un gâfe de Fontevrault.



Ustensiles en fer étamé utilisés à la Centrale de Fontevraud


J'arrivai en Centrale, préparé par un voyage très long et très dur, avec les chaînes aux pieds et aux poignets, dans le wagon cellulaire blindé. Le siège était percé. Quand mes coliques étaient trop violentes à cause des cahots, je n'avais qu'à me déboutonner. Il faisait froid. Je traversais une campagne engourdie par l'hiver. Je devinais des champs durcis, la gelée blanche, le jour jamais pur. Mon arrestation avait eu lieu en plein été et le souvenir le plus obsédant que je garde de Paris, c'est celui d'une ville complètement vide, abandonnée par la population en fuite devant l'invasion, une sorte de Pompéi, sans agents aux carrefours, une ville comme ose en rêver, quand il n'en peut plus d'inventer des trucs, le cambrioleur.

Quatre gardes mobiles jouaient aux cartes dans le couloir du train. Orléans... Blois... Tours... Saumur... Le wagon fut détaché, mené sur une autre voie et ce fut Fontevrault. Nous étions trente arrivants, parce que le wagon cellulaire ne compte que trente cellules. La moitié du convoi était composée d'hommes d'une trentaine d'années. Le reste s'échelonnait entre dix-huit et soixante ans.


Menottes et entraves provenant de la Centrale de Fontevraud


Sous l'oeil des voyageurs, nos mains et nos pieds enchaînés, on nous attacha par deux, et nous montâmes dans les paniers à salade qui nous attendaient à la gare. J'eus le temps d'entrevoir la tristesse des jeunes gens à la tête rasée, qui regardaient les filles passer. Avec mon compagnon de chaîne, j'entrai dans une des étroites cellules, cercueil vertical. Or, je remarquai que le panier à salade était déshabillé de ce charme de malheur hautain qui, les premières fois que je le pris, faisait de lui une voiture d'exil, un wagon chargé de grandeur, fuyant lentement, lorsqu'il me transportait, entre les rangs d'un peuple courbé de respect. Cette voiture n'est plus le malheur royal. J'ai eu d'elle la vision lucide de la chose qui est, par-delà le bonheur ou le malheur, splendide.

C'est là, en entrant dans la voiture cellulaire, que je me sentis être devenu un visionnaire exact, désenchanté.



Deux gardiens encadrent un détenu à l'entrée de la salle capitulaire (fin XIXe siècle)



Les voitures partirent pour la Centrale dont je ne puis dire ce qu'elle apparaît de l'extérieur - et je puis le dire de peu de prisons, puisque celles que je connais, je ne les connais que du dedans. Les cellules étaient closes mais, à un soubresaut de la voiture qui montait une légère rampe pavée, je compris que le portail était franchi, et que j'étais dans le domaine d'Harcamone. Je sais qu'elle est au fond d'une vallée, d'une gorge infernale où surgit une fontaine miraculeuse, mais rien ne nous empêche de croire la Centrale au sommet d'une montagne très haute ; ici même, tout me fait penser parfois qu'elle est au sommet d'un roc que continuent les murailles de ronde. Cette altitude, si elle est idéale, est encore plus réelle car l'isolement qu'elle confère est indestructible. Ni les murs ni le silence n'y sont pour quelque chose, nous le verrons à propos de Mettray aussi lointaine que la Centrale est haute.

La nuit était tombée. Nous arrivâmes au milieu d'une masse de ténèbres. Nous descendîmes. Huit gâfes nous attendaient en rang, comme des valets de pied, sur le perron éclairé. Au sommet d'un perron élevé par deux marches, le mur de nuit était troué par une immense porte en plein cintre, tout illuminée. C'était fête et peut-être Noël. J'eus à peine le temps de voir la cour, aux murs noirs couverts d'un lierre funèbre. Nous passâmes une grille. Derrière elle, était une deuxième petite cour éclairée par quatre lampes électriques : l'ampoule et l'abat-jour en forme de chapeau annamite qui sont la lampe officielle de toutes les prisons de France. Au bout de cette cour, où déjà dans la nuit nous soupçonnions une architecture inaccoutumée, nous franchîmes une autre grille puis descendîmes quelques marches toujours éclairées par cette même lumière et, tout à coup, nous fûmes dans un jardin délicieux, carré, orné d'arbustes et d'une vasque, autour duquel courait un cloître aux colonnettes délicates. Un escalier sculpté dans le mur, et nous étions dans un couloir blanc, puis au greffe, où nous restâmes longtemps en désordre avant qu'on nous retirât les chaînes.



Détail du cloître de l'abbaye de Fontevraud


- Tes poignets, toi, tu vas les tendre ?

Je tendis le poignet, et la chaîne à laquelle elle était attachée tira vers le haut la main triste comme une bête capturée, du mec auquel j'étais lié. Le gâfe chercha un peu la serrure des menottes ; quand il l'eut trouvée et qu'il eut introduit la clé, j'entendis le déclic léger de ce piège délicat qui me libérait. Et cette délivrance pour entrer en captivité nous fut une première douleur. II faisait une chaleur étouffante, mais personne ne pensa qu'il ferait aussi chaud dans les dortoirs. La porte du greffe donnait sur un couloir éclairé avec une précision cruelle. Elle n'était pas fermée à clé. Un détenu du service général, un balayeur sans doute, la poussa un peu, passa son visage rieur et chuchota :

- Les potes, ceux qu'ont du perlot, faut me l'refiler pasque...

Il n'acheva pas et disparut. Un gâfe avait dû passer. Quelqu'un referma la porte du dehors.

Je prêtai l'oreille pour savoir si la voix crierait. Je n'entendis rien. On ne torturait personne. Je regardai un des mecs qui m'accompagnaient. Nous sourîmes. Tous les deux nous avions reconnu le chuchotement qui serait pendant longtemps le seul ton sur lequel nous pourrions parler. On soupçonnait autour de soi, derrière les murs, une activité sourde, silencieuse, mais ardente. Pourquoi en pleine nuit ? L'hiver, la nuit tombe vite et il n'était que cinq heures du soir. Peu après, étouffée aussi, mais lointaine et qui me parut être celle du détenu, une voix cria :

- Bien l'bonjour à ta lune, c'est ma bite !

Les gardes du greffe l'entendirent comme nous et ne bronchèrent pas. Ainsi, dès mon arrivée, je savais qu'aucune voix de détenu ne serait claire. Ou bien c'est un murmure assez doux pour que les gâfes n'entendent pas, ou bien c'est un cri que des épaisseurs de murailles et l'angoisse étouffent.



Graffiti relevés dans les anciens cachots situés sous le noviciat



Au fur et à mesure que nous avions déclaré nos noms, prénoms, âge, profession, indiqué notre signalement et signé de la marque de notre index, nous étions conduits par un gâfe au vestiaire. Ce fut mon tour

- Ton nom ?
- Genet.
- Plantagenet ?
- Genet, je vous dis.
- Et si je veux dire Plantagenet, moi ? Ça te dérange ?
- ...
- Prénom ?
- Jean.
- Age ?
- Trente.
- Profession ?
- Sans profession.

Le gâfe me jeta un coup d'œil méchant. Peut-être me méprisait-il d'ignorer que les Plantagenet étaient enterrés à Fontevrault, si leurs armes - les léopards et la Croix de Malte - sont encore aux vitraux de la chapelle.

J'eus à peine le temps de faire en douce un signe d'adieu à un jeune gars qui faisait partie du convoi, et que j'avais distingué. Ce gosse, il n'y a pas cinquante jours que je l'ai quitté, mais alors que je voudrais orner ma désolation avec son souvenir, m'attarder sur son visage, il me fuit.

Dans le panier à salade qui nous emmenait de la gare à la prison, il fit en sorte de monter dans la même étroite cellule (où les gardes nous font entrer deux par deux) qu'un mac à l'allure hardie. Pour arriver à se faire enchaîner à lui, il s'était livré à un manège qui me rendit jaloux du mac et du gosse, et qui m'inquiète encore, et m'attire par un mystère profond, déchirant un voile par où j'ai un aperçu lumineux et, depuis, lors des heures ternes, je rabâche ce souvenir dans ma prison, mais je n'approfondis rien. Je peux imaginer ce qu'ils firent, se dirent, complotèrent pour plus tard, monter une vie très longue à leurs amours, je suis vite lassé. Développer ce fait bref : la manœuvre de l'enfant et son entrée dans la petite cellule - n'ajoute rien à sa connaissance, détruit plutôt le charme de la fulgurante manœuvre. Ainsi la beauté du visage d'Harcamone m'éclairait quand il passait très vite et, à l'observer longtemps, en détail, ce visage s'éteignait.



Graffiti dans le "mitard" de la prison de l'abbaye de Fontevraud



Certains actes nous éblouissent, éclairent des reliefs confus, si notre œil a l'habileté de les voir en vitesse, car la beauté de la chose vivante ne peut être saisie que lors d'un instant très bref. La poursuivre durant ses changements nous amène inévitablement au moment qu'elle cesse, ne pouvant durer toute une vie. Et l'analyser, c'est-à-dire la poursuivre dans le temps avec la vue et l'imagination, c'est nous la faire saisir dans son cours descendant, puisque à partir de l'instant merveilleux qu'elle se révéla, elle devient de moins en moins intense. J'ai perdu le visage de ce gosse.



Une "cage à poule", ancienne cellule de prison dans l'abbaye de Fontevraud.
Ces cellules furent bâties au XIXe siècle dans une salle du XVIe siècle ...



Je ramassai mon balluchon : deux chemises, deux mouchoirs, une demi-boule de pain, un cahier de chansons et, la démarche déjà lourde, sans rien leur dire, je quittai mes compagnons de voyage, des casseurs, des macs, des voyous, des voleurs condamnés à trois ans, cinq ans, dix ans, ou relégués, pour d'autres casseurs, pour d'autres relégués. Je marchais devant le gâfe, à travers des couloirs blancs, très propres, éclairés violemment, sentant le ripolin. Je croisai deux auxiliaires suivis d'un jeune garde et d'un greffier qui portaient sur un brancard les huit livres monumentaux sur lesquels sont inscrits les noms des mille cent cinquante détenus. Les deux détenus marchaient en silence, les bras tendus par le poids de ces livres géants qui eussent pu se réduire à un petit cahier d'école. En glissant dans leurs chaussons de lisière, ils gardaient tout le poids dispensé par tant de tristesse, qu'ils semblaient marcher, lourdement, dans un bruit de bottes de caoutchouc. Les deux gâfes observaient le même silence et marchaient d'un pas également solennel. Je faillis saluer, non les geôliers, mais les livres qui contenaient le nom trop illustre d'Harcamone.

- Tu vas saluer, oui ?

Ce fut dit par le gâfe qui m'accompagnait, et il ajouta

- A moins que tu tiennes déjà à goûter du mitard.


Jean Genet (1910-1986) ; Miracle de la rose, 1946


Carreaux de la salle capitulaire de l'abbaye de Fontevraud


(A suivre ...)

dimanche 21 décembre 2008

Derrière chez moi ...


Découvrez Graeme Allwright!


samedi 20 décembre 2008

... De la servitude bien involontaire ...


Découvrez Trust!


Charles Chaplin (1889-1977) ; Modern Times, 1936

Les femmes avaient paru, près d'un millier de femmes, aux cheveux épars dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelles lasses d'enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l'agitaient, ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance. D'autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières, brandissaient des bâtons ; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes déboulèrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d'un seul bloc, serrée, confondue, au point qu'on ne distinguait ni les culottes déteintes ni les tricots de laine en loques, effacés dans la même uniformité terreuse. Les yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant la Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des têtes, parmi le hérissement des barres de fer, une hache passa, portée toute droite, et cette hache unique, qui était comme l'étendard de la bande, avait, dans le ciel clair, le profil aigu d'un couperet de guillotine.
« Quels visages atroces ! » balbutia Mme Hennebeau.
Négrel dit entre ses dents : « Le diable m'emporte si j'en reconnais un seul ! D'où sortent-ils donc, ces bandits-là ? »
Et, en effet, la colère, la faim, ces deux mois de souffrances et cette débandade enragée au travers des fosses, avaient allongé en mâchoires de bêtes fauves les faces placides des houilleurs de Montsou. A ce moment, le soleil se couchait, les derniers rayons d'une pourpre sombre ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du sang, les femmes, les hommes continuaient à galoper, saignants comme des bouchers en pleine tuerie.
« Oh ! superbe ! » dirent à demi-voix Lucie et Jeanne, remuées dans leur goût d'artistes par cette belle horreur.


Départ des conduites de la centrale de Soulon (Hautes-Pyrénées), 1911


Elles s'effrayaient pourtant, elles reculèrent près de Mme Hennebeau, qui s'était appuyée sur une auge. L'idée qu'il suffisait d'un regard entre les planches de cette porte disjointe, pour qu'on les massacrât, la glaçait. Négrel se sentait blêmir, lui aussi, très brave d'ordinaire, saisi là d'une épouvante supérieure à sa volonté, une de ces épouvantes qui soufflent de l'inconnu. Dans le foin, Cécile ne bougeait plus. Et les autres, malgré leur désir de détourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand même.
C'était la vision rouge de la révolution qui les emporterait tous, fatalement, par une soirée sanglante de cette fin de siècle. Oui, un soir, le peuple lâché, débridé, galoperait ainsi sur les chemins ; et il ruissellerait du sang des bourgeois, il promènerait des têtes, il sèmerait l'or des coffres éventrés.
Les femmes hurleraient, les hommes auraient ces mâchoires de loups, ouvertes pour mordre. Oui, ce seraient les mêmes guenilles, le même tonnerre de gros sabots, la même cohue effroyable, de peau sale, d'haleine empestée, balayant le vieux monde, sous leur poussée débordante de barbares. Des incendies flamberaient, on ne laisserait pas debout une pierre des villes, on retournerait à la vie sauvage dans les bois, après la grande ripaille, où les pauvres, en une nuit, videraient les caves des riches, Il n'y aurait plus rien, plus un sou des fortunes, plus un titre des situations acquises, jusqu'au jour où une nouvelle terre repousserait peut-être. Oui, c'étaient ces choses qui passaient sur la route, comme une force de la nature, et ils en recevaient le vent terrible au visage.
Un grand cri s'éleva, domina la Marseillaise :
« Du pain ! du pain ! du pain ! »

Émile Zola (1840-1902) ; Germinal, 1885


Au 15, rue Abbé Grégoire ... [s.d.]

jeudi 18 décembre 2008

... Neigeuse Ogresquerie ...






So are you to my thoughts as food to life,
Or as sweet' season'd showers are to the ground,
And for the peace of you I hold such strife
As' twixt a miser and his wealth is found :
Now proud as an enjoyer, and anon
Doubting the filching age will steal his treasure ;
Now counting best to be with you alone,
Then better'd that the world may see my pleasure ;
Sometime all full with feasting on your sight,
And by and by clean starved for a look,
Possessing or pursuing no delight
Save what is had, or must from you be took.

Thus do I pine and surfeit day by day,
Or gluttoning on all, or all away.


Vous êtes pour mon âme un aliment de vie,
Une averse de juin sur mon sol desséché
Et pour l'amour de vous j'ai guerre aussi suivie
Que celle d'un avare avec son bien caché :

D'abord fier jouisseur, puis pris d'inquiétude
Que le temps, ce fripon, ne vienne s'en saisir,
Préférant avec vous, tantôt la solitude,
Tantôt voulant au monde exposer mon plaisir ;

Parfois plein du festin qu'offre votre présence,
Et parfois affamé d'un regard un peu doux,
Je n'ai ni ne poursuis aucune jouissance
Sinon ce que j'ai pris ou dois prendre de vous

D'un jour à l'autre, ainsi, je jeûne et je festoie,
Dévorant tout, ou dépouillé de toute joie.

William Shakespeare ( 1564-1616) ; Sonnets, LXXV

dimanche 14 décembre 2008

... Vers Tombouctou et au-delà ...


Découvrez Salif Keita!


Cours du fleuve Niger au Mali


« Je ne possédais que soixante francs ; ce fut avec cette faible somme que je me rendis à Rochefort, en 1816. Je m'embarquai sur la gabare la Loire, qui allait au Sénégal » ...



Le premier tiers du XIXe siècle a surtout mis en valeur le dynamisme britannique dans l'exploration de l'Ouest africain : la Grande-Bretagne, qui fait alors figure de première puissance économique et politique du monde, est également championne pour l'intérêt porté à l'Afrique. Pourtant, les Anglais n'ont aucun monopole et les autres nations ne sont pas totalement absentes de ce terrain. La France, notamment, craint de rester en marge dans les explorations africaines ; depuis qu'elle a récupéré le Sénégal en 1818, elle recommence à accorder quelque attention à ce continent, même si elle n'encourage guère les vocations de globe-trotter. Seule la Société de Géographie, située à Paris et calquée sur le modèle anglais, annonce en 1824 qu'elle accordera un prix au premier voyageur qui entrera à Tombouctou et fournira des informations sur la région. Or l'ouvrage de Mungo Park [1771-1806], traduit en français, a inspiré un jeune homme originaire de Saintonge, René Caillié [1799-1838]. D'extraction très modeste [son père était boulanger], précocement placé en apprentissage chez un cordonnier, Caillié a une revanche à prendre sur une enfance particulièrement sombre. Il trompe l'ennui en feuilletant des récits de voyage, s'arrêtant sur les cartes incomplètes de l'Afrique. Son attention se fixe bientôt sur Tombouctou. On décèle certes une complaisance teintée de lyrisme quand il déclare «Ma résolution fut prise d'atteindre Tombouctou ou de mourir. - C'est un voyageur très déterminé qui s'embarque sur le navire La Loire en 1816. Débarqué au Sénégal sans un sou, il doit remettre son projet à plus tard et ne revient qu'en 1824 avec quelques économies.
Contrairement à tous les Britanniques, qui bénéficiaient d'un soutien financier - même modique - et de quelques appuis auprès des marchands, Caillié ne peut compter que sur lui-même. Il fait un séjour d'un an chez les Maures Braknas, sur la rive droite du fleuve Sénégal, y apprend l'arabe et les pratiques musulmanes, pour pouvoir dissimuler son identité et son origine.
Finalement, vêtu d'un simple burnous, il quitte la Guinée en avril 1827 pour se joindre à des caravanes marchandes. Son bagage consiste en un petit chargement d'étoffes, de verroterie, de tabac, de poudre, de papier - auxquels s'ajoutent l'éternel parasol et une boussole. Sans se forcer beaucoup, il feint d'être très démuni, afin de n'exciter aucune convoitise. En outre, il invente un pieux mensonge, capable d'expliquer à la fois son arabe hésitant, sa mauvaise connaissance de l'islam, et sa présence dans la région : Egyptien par la naissance, il a été emmené au Sénégal dans son enfance par un membre de l'expédition Bonaparte. A présent, affranchi, il souhaite retrouver son pays et sa religion. Cette fable a au moins un avantage immédiat : elle suscite la bienveillance des musulmans qui lui réservent l'hospitalité traditionnelle due aux coreligionnaires.
En juin, la caravane aborde le Niger : impressionné par les marchés régionaux, Caillié imagine déjà des comptoirs français dans tout le Soudan. Mais la progression vers l'est est malaisée : en dépit du sulfate de quinine qu'il a emporté, il souffre de fièvre ; ses pieds, meurtris, ne cicatrisent pas ; les plaies s'infectent. Bientôt, il souffre du scorbut et ne peut plus rien avaler sinon du bouillon. Il reste dans la petite bourgade de Timé durant cinq mois (août-janvier), où une vieille femme prend soin de lui jusqu'à sa guérison.
Il rejoint enfin une autre caravane mandingue, transportant des noix de cola. Traversant le pays bambara, il se montre en bon paysan - attentif aux cultures ; il se sent visiblement plus proche de ces agriculteurs «païens», qu'il trouve gais et enjoués, que des éleveurs musulmans. Il gagne enfin Djenné, grande cité nigérienne au commerce florissant où il demeure douze jours, s'étonnant du nombre et de la taille des pirogues sur le fleuve, de la variété des produits échangés, du caractère cosmopolite de la ville où se regroupent Maures, Mandingues, Bambaras, Peuls...
Depuis Djenné, il est aisé de descendre le cours du fleuve vers le nord. Le 20 avril 1828, il touche au but fixé, Tombouctou ! Hélas, ses rêves de ville fastueuse et regorgeant d'or ont vécu : depuis son apogée au XVIe siècle, l'ancienne capitale a perdu de sa splendeur. Son unique ressource est le sel et elle importe tous les produits de première nécessité de Djenné ; au port de Kabra, où débarquent les pirogues provenant du sud, les Touaregs, passés maîtres de la ville, prélèvent diverses taxes. Certes, les rues de la cité sont agréables, les mosquées nombreuses, mais Caillié attendait tant de la ville qui avait hanté ses rêves que la désillusion est cruelle.
En outre, il apprend qu'il a été précédé par Laing [Alexander Gordon Laing, voyageur Écossais (1793-1826)], assassiné sur le chemin du retour après avoir été chassé de Tombouctou. Cette nouvelle n'est pas pour le rassurer, lui qui craint toujours de voir éventer son secret. Aussi ne demeure-t-il que treize jours dans la cité, malgré l'hospitalité d'un musulman aisé, à qui le chérif de Djenné a recommandé le jeune homme. Début mai, il saisit donc une occasion de faire route vers le nord et traverse le désert - le vrai, cette fois - en compagnie de caravaniers qui n'ont que mépris pour cet indigent. Le trajet se révèle pénible constamment ridiculisé, soupçonné de cacher sa véritable identité, il doit mendier sa nourriture.
Enfin, c'est l'arrivée au Maroc. A Tanger, il se présente au consul de France, membre de la Société de Géographie. Le voilà choyé, congratulé, et renvoyé en France où de plus grands honneurs l'attendent.
il débarque à Toulon en septembre 1828. Dès le mois de décembre, la Société de Géographie l'honore d'un prix de neuf mille francs auxquels s'ajoutent trois mille francs du ministère de la Marine. Deux ans plus tard, il publie son journal d'un voyage à Tombouctou et Djenné, somme de trois volumes agrémentée d'une carte et de notations géographiques dues au président de la Société. Son nom devient célèbre, mais si les Français sont fiers de lui, les Britanniques le boudent, le soupçonnant d'avoir pillé les écrits du major Laing. Il est vrai que Caillié n'est pas le premier Européen à être entré dans Tombouctou : il est seulement le premier à en être sorti vivant ! Les Français le portent aux nues, les Anglais le critiquent : derrière cette querelle, on devine trop bien la rivalité entre les deux nations, qui dépasse de beaucoup le seul cas de Tombouctou...
René Caillié se voit donc encensé par son pays qui s'approprie sans vergogne son entreprise. Loin d'avoir agi «pour la France», il a oeuvré seul, ignoré de tous jusqu'à sa réussite : simplement, celle-ci vient à point nommé pour renfloué l'orgueil national.
Paradoxalement, c'est sans doute à cet isolement que Caillié doit son succès.
En effet, son anonymat lui a assuré une sécurité que les lettres de recommandation et autres viatiques auraient compromise. Son prédécesseur à Tombouctou, le major Gordon Laing, a été victime à la fois de son honnêteté et de sa fierté nationale : il avançait découvert, en représentant altier de la Grande-Bretagne -c'est-à-dire en ennemi, du moins en espion.
Le système de Caillié comporte néanmoins un inconvénient : la crainte constante d'être découvert l'incite à la plus grande discrétion. De ce fait, il ne prend de notes qu'en catimini, ose à peine poser des questions, redoutant d'éveiller les soupçons, et hésite à prendre des relevés géographiques. Du point de vue scientifique, son ouvrage s'en ressent touffu, il manque souvent de rigueur. En outre, il a sans doute été passablement corrigé par Jomard, président de la Société de Géographie, comme semblent en témoigner d'étonnants changements de ton : aux paragraphes sobres de Caillié s'opposent des passages trop lyriques pour être de la même plume.
Décoré de la Légion d'honneur, Caillié met un terme à sa vie aventureuse : retiré dans les Deux-Sèvres, il se marie et devient maire de sa commune. Mais sa santé, déjà affaiblie par ses voyages, empire. Dix ans après son entrée à Tombouctou, il meurt tuberculeux, à moins de quarante ans.

Anne Hugon - Vers Tombouctou, l'Afrique des explorateurs, 1994




Enfin nous arrivâmes heureusement à Temboctou, au moment où le soleil touchait à l'horizon. Je voyais donc cette capitale du Soudan, qui depuis si longtemps était le but de tous mes désirs. En entrant dans cette cité mystérieuse, objet des recherches des nations civilisées de l'Europe, je fus saisi d'un sentiment inexprimable de satisfaction ; je n'avais jamais éprouvé une sensation pareille et ma joie était extrême. Mais il fallut en comprimer les élans : ce fut au sein de Dieu que je confiai mes transports ; avec quelle ardeur je le remerciai de l'heureux succès dont il avait couronné mon entreprise ! que d'actions de grâces j'avais à lui rendre pour la protection éclatante qu'il m'avait accordée, au milieu de tant d'obstacles et de périls, qui paraissaient insurmontables ! Revenu de mon enthousiasme, je trouvai que le spectacle que j'avais sous les yeux ne répondait pas à mon attente ; je m'étais fait de la grandeur et de la richesse de cette ville une toute autre idée : elle n'offre, au premier aspect, qu'un amas de maisons en terre, mal construites ; dans toutes les directions, on ne voit que des plaines immenses de sable mouvant, d'un blanc tirant sur le jaune, et de la plus grande aridité. Le ciel, à l'horizon, est d'un rouge pâle ; tout est triste dans la nature ; le plus grand silence y règne ; on n'entend pas le chant d'un seul oiseau. Cependant il y a je ne sais quoi d'imposant à voir une grande ville élevée au milieu des sables, et l'on admire les efforts qu'ont eus à faire ses fondateurs. En ce qui regarde Temboctou, je conjecture qu'antérieurement le fleuve passait prés de la ville ; il en est maintenant éloigné de huit milles au N. et à cinq milles de Cabra, dans la même direction.
J'allai loger chez Sidi-Abdallahi ; je puis dire qu'il me reçut d'une manière toute paternelle. Il était déjà prévenu indirectement des prétendus événemens qui avaient occasionné mon voyage au travers du Soudan : il me fit appeler pour souper avec lui. On nous servit un très-bon couscous de mil à la viande de mouton. Nous étions six autour du plat : on mangeait avec les mains, mais aussi proprement qu'il était possible. Sidi-Abdallahi ne me questionna pas, suivant la mauvaise habitude de ses compatriotes. Il me parut doux, tranquille, et très-réservé : c'était un homme de quarante à quarante-cinq ans ; haut de cinq pieds environ, gros, et marqué de petite vérole ; sa physionomie était respectable, son maintien grave et ayant quelque chose d'imposant. Il parlait peu et avec calme. On ne pouvait lui reprocher que son fanatisme religieux. [...]



J'étais surpris du peu d'activité, je dirais même de l'inertie qui régnait dans la ville. Quelques marchands de noix de colats criaient leur marchandise, comme à Jenné.
Vers quatre heures du soir, lorsque la chaleur fut tombée, je vis partir pour la promenade plusieurs nègres négocians, tous bien habillés, montés sur de beaux chevaux richement harnachés : la prudence les obligea de s'éloigner peu de la ville, dans la crainte de rencontrer les Touariks, qui leur eussent fait un mauvais parti.
La chaleur étant excessive, le marché ne se tient que le soir, vers trois heures : on y voit peu d'étrangers, cependant les Maures de la tribu de Zaouât, qui avoisine Temboctou, y viennent souvent ; mais ce marché est presque désert, en comparaison de celui de Jenné.
On ne trouve guère à Temboctou que les marchandises apportées par les embarcations, et quelques-unes venant d'Europe, telles que verroteries, ambre, corail, soufre, papier, et divers autres objets.
Je vis trois boutiques tenues dans de petites chambres, assez bien fournies en étoffes des manufactures européennes : les marchands ont à leur porte des briques de sel en évidence ; ils ne les étalent pas au marché. Tous ceux qui se tiennent sur la place ont de petites cabanes faites avec quelques piquets recouverts de nattes, pour se préserver de l'ardeur du soleil. Mon hôte Sidi-Abdallahi eut la complaisance de me faire voir un de ses magasins où il mettait ses marchandises d'Europe : j'y remarquai beaucoup de fusils doubles français, à la marque de Saint-Étienne et d'autres fabriques ; en général nos fusils sont très-estimés et se vendent toujours plus cher que ceux des autres nations. Je vis encore quelques belles dents d'éléphant ; mon hôte me dit qu'il en tirait de Jenné, mais qu'il en achetait davantage à Temboctou ; elles y sont apportées par quelques Touariks ou Sourgous, les Kissours et les Dirimans qui habitent les bords du fleuve.
Ils ne font pas la chasse aux éléphans avec des armes à feu ; ils leur tendent des pièges : j'ai le regret de n'en avoir jamais vu prendre. [...]



Souvent, assis sur le devant de ma porte, je pensais tristement au sort de l'infortuné voyageur [Alexander Gordon Laing] qui, après avoir surmonté tant de dangers, éprouvé de si nombreuses privations, et sur le point de retourner triomphant dans sa patrie, fut assassiné lâchement. En réfléchissant ainsi, je ne pus m'empêcher d'un mouvement de crainte en pensant que, si j'étais découvert, je subirais un sort mille fois plus horrible que la perte de la vie, l'esclavage ! Mais je me promis bien d'agir avec tant de prudence, que je ne donnerais prise à aucun soupçon.
Je me trouvais beaucoup mieux dans ce nouveau logement ; mon hôte m'avait fait mettre une natte dans une chambre dont il me donna la clef. Les esclaves qui habitaient cette maison avaient ordre de me servir : deux fois par jour, on m'apportait de chez Sidi-Abdallahi du couscous et du riz très-bien assaisonnés avec de la viande de bœuf ou de mouton.
La ville de Temboctou est habitée par des nègres, de la nation Kissour ; ils en font la principale population. Beaucoup de Maures se sont établis dans cette ville, et s'y adonnent au commerce ; je les compare aux Européens qui vont dans les colonies dans l'espoir d'y faire fortune : ces Maures retournent ensuite dans leur pays, pour y vivre tranquilles. Ils ont beaucoup d'influence sur les indigènes : cependant le roi ou gouverneur est un nègre. Ce prince se nomme Osman ; il est très-respecté de ses sujets, et très-simple dans ses habitudes : rien ne le distingue des autres ; son costume est semblable à celui des Maures de Maroc ; il n'y a pas plus de luxe dans son logement que dans celui des Maures commerçans. Il est marchand lui-même, et ses enfans font le commerce de Jenné : il est très-riche ; ses ancêtres lui ont laissé une fortune considérable. Il a quatre femmes, et une infinité d'esclaves ; il est mahométan zélé.
Sa dignité est héréditaire ; son fils aîné doit lui succéder. Le roi ne perçoit aucun tribut sur le peuple ni sur les marchands étrangers ; cependant il reçoit des cadeaux. II n'y a pas non plus d'administration ; c'est un père de famille qui gouverne ses enfans : il est juste et bon, et n'a rien à craindre de ses sujets ; ce sont absolument les mœurs douces et simples des anciens patriarches. En cas de guerre, tous sont prêts à servir. En général, ces peuples m'ont paru très-doux : ils ont peu de contestations ; et lorsqu'il s'en élève, les parties se rendent auprès du chef, qui assemble le conseil des anciens, toujours composé de noirs. Les Maures ne sont pas admis à prendre part au gouvernement. Sidi-Abdallahi, mon hôte, ami d'Osman, assistait quelquefois à ses conseils. Les Maures reconnaissent parmi eux un supérieur ; mais ils n'en sont pas moins justiciables des autorités du pays. Je priai mon hôte de me conduire chez le roi ; il y mit sa complaisance ordinaire. [...]



Il y a, comme je l'ai dit, beaucoup de Maures établis à Temboctou ; ils ont les plus belles maisons de la ville. Le commerce les enrichit tous très-promptement : on leur envoie en consignation des marchandises d'Adrar et de Tafilet ; il leur en vient aussi de Taouat, Ardamas, Tripoli, Tunis, Alger ; ils reçoivent beaucoup de tabac et diverses marchandises d'Europe, qu'ils expédient sur des embarcations pour la ville de Jenné et ailleurs. Temboctou peut être considéré comme le principal entrepôt de cette partie de l'Afrique. On y dépose tout le sel provenant des mines de Toudeyni ; ce sel est apporté par des caravanes à dos de chameaux. Les Maures de Maroc et ceux des autres pays qui font les voyages du Soudan, restent six à huit mois à Temboctou pour faire le commerce et attendre un nouveau chargement pour leurs chameaux. [...]



Touareg du Sahara, 1906


En général, les hommes de cette classe [esclaves] sont moins malheureux à Temboctou que dans d'autres contrées ; ils sont bien vêtus, bien nourris, rarement battus ; on les oblige à pratiquer les cérémonies religieuses, ce qu'ils font très-exactement : mais ils n'en sont pas moins regardés comme une marchandise ; on les exporte à Tripoli, à Maroc, et sur d'autres parties de la côte, où ils ne sont pas aussi heureux qu'à Temboctou ; c'est toujours avec regret qu'ils partent de cette ville, quoiqu'ils ignorent le sort qui leur est destiné.
Au moment où je la quittai, je vis plusieurs esclaves, quoique ne se connaissant pas, se faire réciproquement des adieux touchans : la conformité de leur triste condition excite entre eux un sentiment de sympathie et d'intérêt mutuel ; ils se font, de part et d'autre, des recommandations de bonne conduite. Mais les Maures chargés de les emmener pressent souvent le départ, et les arrachent à ces doux épanchemens, si bien faits pour apitoyer sur leur sort.
Étant à la mosquée, un Maure d'un certain âge s'approcha de moi gravement et, sans me parler, mit dans la poche de mon coussabe une poignée de cauris, monnaie du pays : il s'éloigna si promptement qu'il ne me donna pas le temps de le remercier. Je fus très-surpris de cette manière délicate de faire l'aumône. [...]



Tombouctou (croquis de René Caillié)


Cette ville mystérieuse, qui, depuis des siècles, occupait les savans, et sur la population de laquelle on se formait des idées si exagérées, comme sur sa civilisation et son commerce avec tout l'intérieur du Soudan, est située dans une immense plaine de sable blanc et mouvant, sur lequel il ne croît que de frèles arbrisseaux rabougris, tels que le mimosa ferraginea, qui ne vient qu'à la hauteur de trois à quatre pieds. Elle n'est fermée par aucune clôture ; on peut y entrer de tous côtés. On remarque dans son enceinte et autour quelques balanites oegyptiaca, et un palmier doum situé au centre.
Temboctou peut contenir au plus dix ou douze mille habitans, tous commerçans, en y comprenant les Maures établis. Il y vient souvent beaucoup d'Arabes, amenés par les caravanes, qui séjournent dans la ville et augmentent momentanément la population. Au loin dans la plaine, il croît quelques graminées, mêlées de chardons, dont les chameaux se nourrissent. Le bois à brûler est d'une grande rareté aux environs ; on va très-prés de Cabra pour s'en procurer ; on en fait un objet de commerce, et les femmes le vendent au marché. Les riches seuls en brûlent ; les pauvres font usage de fiente de chameau. L'eau se vend également sur le marché ; les femmes en donnent une mesure d'environ un demi-litre pour un cauris. Temboctou, quoique l'une des plus grandes villes que j'aie vues en Afrique, n'a d'autres ressources que son commerce de sel, son sol, n'étant aucunement propre à la culture. C'est de Jenné qu'elle tire tout ce qui est nécessaire à son approvisionnement, le mil, le riz, le beurre végétal, le miel, le coton, les étoffes du Soudan, les effets confectionnés, les bougies, le savon, le piment, les ognons, le poisson sec, les pistaches, etc. [...]


Cliché Nirmala, 2007


Les esclaves puisent l'eau avec des calebasses ; ils remplissent des sacs de cuir, qu'ils mettent sur le dos de leurs ânes. Mais avant de faire leur ouvrage, ils se divertissent toujours un peu à la danse ; car malgré leur esclavage, ils conservent toujours une grande gaieté. Rendus chez le maître, ils mettent l'eau dans des jarres où elle se rafraîchit et perd une partie de son mauvais goût. Quelques femmes esclaves savonnaient dans de grandes calebasses, auprès des excavations. [...]


Jacques Maccarthy ; Choix de voyages dans les quatre parties du monde ; gravure de Naudet [s.d.]


Les nègres et les Maures ne s'occupent absolument que de leur commerce. ils n'ont que des connaissances bien bornées sur la géographie ; tous ceux à qui j'ai demandé des renseignemens sur le cours du fleuve, à l'E. et à l'E. S. E, de leur ville, se sont accordés à dire qu'il passe à Haoussa, et qu'il va se perdre dans le Nil. Je n'ai pu obtenir de renseignemens plus certains ; et la question du grand problème de l'issue du Dhioliba dans l' Océan sera résolue par un voyageur plus heureux : cependant, s'il m'est permis d'énoncer mon opinion sur le cours de ce fleuve, je suis aussi porté à croire qu'il va se perdre dans le golfe de Bénin, par plusieurs embouchures. [...]


Jacques Maccarthy ; Choix de voyages dans les quatre parties du monde ; gravure de Naudet [s.d.]


Comme les environs de Temboctou sont tous dépourvus de pâturages (puisque les chameaux y trouvent a peine de quoi paître ), on tire de Cabra beaucoup de fourrage, que les habitans de ce village récoltent dans les marais, et qu'ils font sécher pour le vendre aux personnes de la ville qui ont des bestiaux à nourrir, tels que chevaux, bœufs, moutons ou cabris ; ce fourrage est serré sur le toit des maisons. Temboctou et ses environs offrent l'aspect le plus monotone, le plus aride que j'aie jamais vu : cependant j'aperçus, à peu de distance hors de la ville, un troupeau de chameaux dispersé dans la campagne, paissant : çà et là quelques chardons desséchés par le vent brûlant de l'est, et de jeunes branches de mimosa ferraginea, dont les longues épines, ressemblant à celles de l'aubépine, n'empêchaient pas ces animaux de les dévorer. On me dit qu'ils appartenaient aux Maures qui font les voyages à travers le grand désert.
Tous les habitans natifs de Temboctou sont zélés mahométans. Leur costume est le même que celui des Maures, et ils ont quatre femmes comme les Arabes ; mais ils n'ont pas, comme les Mandingues, la cruauté de les battre : elles sont cependant chargées de même des soins du ménage. Il est vrai que les habitans de Temboctou, qui ont continuellement des relations avec les peuples demi-civilisés de la Méditerranée, ont quelques idées de la dignité de l'homme. J'ai toujours vu, dans mes voyages, que c'était chez les peuples les moins civilisés que la femme était le plus asservie. Ainsi, le beau sexe d'Afrique devrait donc faire des vœux pour les progrès de la civilisation. A Temboctou, les femmes ne sont pas voilées comme dans l'empire de Maroc ; elles sortent quand elles le veulent, et sont libres de voir tout le monde. Les habitans sont doux et affables envers les étrangers ; ils sont industrieux et intelligens dans le commerce, qui est leur seule ressource : la plupart des négocians sont riches et ont beaucoup d'esclaves. Les hommes sont de taille ordinaire, bien faits, se tenant très-droits, ayant une démarche assurée ; leur teint est d'un beau noir foncé ; ils ont le nez un peu plus aquilin que chez les Mandingues, et, comme eux, les lèvres minces et de beaux yeux. J'ai vu des femmes qui pouvaient passer pour très jolies. Tous se nourrissent bien, mangent du riz et du couscous fait de petit mil cuit avec de la viande ou du poisson sec ; ils font par jour deux repas. Les nègres qui ont de l'aisance, ainsi que les Maures, font leur déjeûner avec du pain de froment, du thé et du beurre de vache ; il n'y a que les nègres d'une classe inférieure qui mangent du beurre végétal. En général, les nègres ne sont pas aussi bien logés que les Maures : ceux-ci ont sur eux un grand ascendant, et se croient eux-mêmes bien supérieurs. Les habitans de Temboctou sont d'une propreté recherchée pour leurs vêtemens et l'intérieur de leurs maisons. Leurs ustensiles de ménage consistent en quelques calebasses et quelques plats de bois ; ils ne connaissent pas l'usage des cuillers ni des fourchettes, et ils croient qu'à leur exemple tous les peuples de la terre prennent les mets avec les doigts ; ils n'ont d'autres meubles que quelques nattes pour s'asseoir ; leur lit se compose de quatre piquets fichés en terre à une extrémité de la chambre, sur lesquels ils tendent des nattes ou une peau de bœuf. Les riches ont un matelas en coton, et une couverture fabriquée chez les Maures des environs, avec le poil des chameaux et la laine de leurs moutons. J'ai vu une femme de Cabra occupée à tisser de ces couvertures.
Ils ont, comme je l'ai dit, plusieurs femmes ; mais beaucoup y adjoignent leurs esclaves. Les Maures ne prennent pas d'autres femmes que celles-ci : ils les occupent à promener les marchandises dans les rues, comme colats, piment, etc. ; elles vont aussi au marché étaler une petite boutique, pendant que la favorite reste à la maison, afin de surveiller celles qui sont chargées de faire la cuisine pour tout le monde : elle-même prépare seule les repas de son mari. Ces femmes sont vêtues très-proprement ; leur costume consiste en un coussabe comme celui des hommes, excepté qu'il n'a pas de grandes manches ; elles portent aussi des souliers en maroquin. La mode varie quelquefois pour la coiffure, qui consiste principalement en un fatara de belle mousseline ou autre étoffe de coton d'Europe. Leurs cheveux sont tressés avec beaucoup d'art : la tresse ou natte principale est grosse comme le pouce ; elle part de derrière la tête, vient incliner sur le devant, et est terminée par un morceau de cornaline rond, creusé au milieu ; elles mettent sous cette natte un petit coussin pour la soutenir, et joignent à cet ornement beaucoup d'autres colifichets, tels que du faux ambre, du faux corail, et des morceaux de cornaline taillés comme celui-ci. Elles ont aussi l'habitude de se graisser de beurre la tête et le corps, mais moins profusément que les Bambaras et les Mandingues. La grande chaleur, augmentée par le vent brûlant de l'E., leur rend cette habitude nécessaire. Les femmes riches ont une grande quantité de verroteries au cou et aux oreilles : elles portent, comme à Jenné, un anneau aux narines ; celles qui ne sont pas assez riches, remplacent cet anneau par un morceau de soie rouge : elles mettent des bracelets en argent, et des cercles en fer argenté aux chevilles : ceux-ci sont fabriqués dans le pays ; au lieu d'avoir une forme arrondie, comme ceux des bras, ils sont plats et ont quatre pouces de large ; ils y gravent quelques jolis dessins.
Les esclaves femelles des gens riches ont quelques parures en or au cou ; au lieu de boucles d'oreille, comme aux environs du Sénégal, elles ont de petites plaques en forme de collier. Quelques jours après mon arrivée à Temboctou, je rencontrai un nègre qui en promenait deux dans les rues, que je reconnus pour avoir passé avec moi sur la même pirogue : ces femmes étaient un peu âgées ; mais leur maître, pour leur donner un air de jeunesse favorable à la vente, les avait très-bien habillées ; elles portaient de belles pagnes blanches, avaient de grosses boucles en or aux oreilles, et chacune deux ou trois colliers de même métal. Je passai auprès d'elles ; elles me regardèrent en souriant, et ne parurent nullement fâchées de se voir promenées dans les rues pour être vendues ; indifférence que j'attribuai à l'état d'abrutissement dans lequel les tient l'esclavage, et à l'ignorance absolue des droits naturels de l'espèce humaine. Elles croient simplement que les choses doivent être ainsi, et qu'elles sont faites pour ce trafic. [...]


Mountaga Dembélé ; jeune fille, Bamako, 1935


Les Touariks ou Sourgous ne sont qu'un même peuple : le premier nom leur est donné par les Maures et le second par les nègres : ils sont nomades, et habitent les bords du Dhioliba, depuis le village de Diré jusqu'aux environs de Haoussa, que mon hôte m'a dit être à vingt jours à l' E. S. E. de Temboctou, dans une vaste contrée du même nom que le fleuve arrose. Les Touariks, par la terreur de leurs armes, ont rendu tributaires tous les nègres leurs voisins ; ils exercent envers eux le plus affreux brigandage. Ils ont, comme les Arabes, de beaux chevaux qui les facilitent dans leurs incursions vagabondes : les peuplades qui y sont exposées ont tellement peur d'eux, qu'il suffit de trois ou quatre Touariks pour donner l'épouvante à cinq ou six villages. A Temboctou, on ne laisse plus sortir les esclaves hors de la ville après le coucher du soleil, de peur qu'ils ne soient enlevés par les Touariks, qui s'emparent de vive force de ceux qui leur tombent sous la main, et rendent bien plus déplorable la condition de ces malheureux. J'en ai vu dans leurs petites embarcations, presque tout nus, et à chaque instant menacés par leurs maîtres d'être frappés.
Les Touariks sont riches en bestiaux ; ils ont de nombreux troupeaux de moutons, boeufs et chèvres ; le lait et la viande suffisent à leur nourriture. Leurs esclaves recueillent la graine du nénufar, qui est très-commun dans tous les marais environnans ; ils la font sécher et la vannent : elle est si fine, qu'elle n'a pas besoin d'être pilée ; ils la font cuire avec leur poisson. Ces peuples nomades ne cultivent point ; leurs esclaves ne sont occupés qu'à soigner leurs troupeaux ; ils n'ont pour leur consommation d'autre grain que celui qu'ils tirent des flottilles venant de Jenné à Temboctou. Au moment de la crue des eaux, les Touariks se retirent un peu dans l'intérieur, où
ils trouvent de bons pâturages ; ils ont de nombreux troupeaux de chameaux, dont le lait est une ressource toujours certaine. [...]


Mountaga Dembélé ; photo de famille, Bamako, 1935


Les Touariks, comme tous les musulmans, ont plusieurs femmes : celles qui sont grosses et grasses sont les plus recherchées ; pour être une véritable beauté à leurs yeux, il faut qu'une femme soit parvenue à un tel degré d'embonpoint, qu'elle ait perdu la faculté de marcher sans le secours de deux personnes. Elles sont vêtues comme les Mauresses des bords du Sénégal ; mais, au lieu de gainée bleue, elles mettent des pagnes bleues qui viennent de Jenné, et que les négocians de Temboctou leur procurent : celles que j'ai vues en passant auprès du camp du chef, m'ont paru être de la plus grande malpropreté. Les hommes n'ont pas une mise plus soignée : ils ont, comme les nègres de Temboctou, un coussabe blanc ou bleu. un pantalon qui descend jusqu'à la cheville, comme on en porte à Jenné et à Temboctou. Les esclaves ont des culottes pareilles à celles des Maures qui habitent les bords du Sénégal. Le costume des Touariks ne diffère de celui des Maures que par la coiffure ; ils ont l'habitude de porter, jour et nuit, une bande de toile de coton qui leur passe sur le front, descend sur les yeux, et même avance jusque sur le nez, car ils sont obligés de lever un peu la tête pour y voir ; la même bande, après avoir fait un ou deux tours sur la tête, vient passer sous le nez, et descend un peu plus bas que le menton, en sorte qu'on ne leur voit que le bout du nez : ils ne l'ôtent ni pour manger, ni pour boire, ni pour fumer ; ils ne font que soulever cette bande de toile, que les nègres nomment fatara.
Les Touariks fument beaucoup. Ils ont tous de beaux chevaux et sont bons cavaliers : belliqueux, mais cruels, ils sont tous armés de trois ou quatre piques, et d'un poignard qu'ils portent au bras gauche ; la lame est en haut et la poignée touche sur le dessus de la main ; il y a au fourreau de ces poignards un manchon dans lequel on passe la main ; ils sont droits, assez bien faits ; on les apporte des bords de la Méditerranée. Ces hommes ont en outre des boucliers en cuir de bœuf tanné, qui sont travaillés avec beaucoup de goût, et ont la forme de ceux des anciens chevaliers, excepté qu'ils sont carrés du bout ; ils sont couverts de jolis dessins : ces boucliers sont assez larges pour les couvrir tout entiers. Quelques nègres de Temboctou en ont aussi de la même forme, mais bien plus petits. Les Touariks ne se battent qu'avec la lance et le poignard ; ils sont toujours à cheval ; ils ne font point usage de l'arc ; l'embarras de leurs boucliers les empêcherait de s'en servir utilement. Ces peuples nomades portent les cheveux longs, ont le teint très-brun, comme les Maures, le nez aquilin, de grands yeux, une belle bouche, la figure longue et le front un peu élevé ; l'expression de leur physionomie est sauvage et barbare : on les regarde comme une race d'Arabes, et ils ont en effet une partie des habitudes de ceux-ci ; mais ils parlent un idiome particulier. Ce sont eux qui se réunissent en nombre pour attaquer les caravanes venant de Tripoli : celles de Maroc sont moins exposées à leurs brigandages, parce qu'ils s'étendent plus dans la partie du N. . Ils ont beaucoup d'esclaves qu'ils occupent en partie à la récolte des gommes venant des bords du fleuve ; ils les vendent aux négocians de Temboctou, avec beaucoup d'ivoire. [...]


Seydou Keïta ; Bamako, 1952


Dans le cours de mon voyage, j'ai toujours eu soin de me cacher pour écrire, afin de ne pas éveiller l'attention soupçonneuse des musulmans ; c'était toujours dans les bois, à l'abri d'un buisson ou d'un rocher, que je mettais par écrit tout ce qui m'avait paru digne de remarque. [...]


Seydou Keïta ; Bamako, 1956


Ayant pensé que la description seule ne donnerait pas une idée juste de la construction de cette mosquée, je me suis hasardé à en prendre un croquis, ainsi qu'une vue de la ville : l'un et l'autre rendront peut-être, mieux que des paroles les objets que je désire faire connaître au lecteur.
Pour faire l'esquisse de la mosquée, je m'assis dans la rue, en face, et je m'entourai avec ma grande couverture, que je repliai sur mes genoux ; je tenais à la main une feuille de papier blanc, à laquelle je joignais une page du Coran ; et lorsque je voyais venir quelqu'un de mon côté, je cachais mon dessin dans ma couverture, et je gardais la feuille du Coran à la main, comme si j'étudiais la prière. Les passans, loin de me soupçonner, me regardaient comme un prédestiné, et louaient mon zèle. [...]


Alioune Bâ ; Grande mosquée de Djenné, 1996


Je voyais souvent des Maures que ma situation intéressait ; ils me questionnaient sur les usages européens, et sur le traitement que les chrétiens m'avaient fait éprouver. Je tâchais à mon tour d'obtenir de leur part des détails sur les peuples des environs et sur la distance de leurs pays à Temboctou ; mais, loin de me répondre, ils faisaient semblant de ne pas m'entendre, et tournaient la tête en adressant la parole à un autre. Malheureusement je ne possédais pas assez de moyens pour leur faire des présens ; aussi ne m'appelait-on que le meskine (pauvre). Le peu de renseignemens que j'ai obtenus à Temboctou m'ont été fournis par Sidi-Abdallahi-Chébir, mon hôte, et par quelques nègres kissours, qui eurent seuls la complaisance de répondre à mes questions. Ils n'ont aucune notion exacte sur le cours du fleuve à l'E. de cette ville : mon hôte m'a assuré qu'il passe à Haoussa, et se rejoint au Nil. C'est l'opinion générale des Arabes qui habitent le pays. Ce fleuve porte à Temboctou le nom de Bahar-el-Nil ( rivière du Nil). [...]


Alioune Bâ ; mosquée de Nangoyo, 1996


J'employai les derniers jours que je demeurai dans la ville à recueillir des renseignemens sur la fin malheureuse du major Laing, dont j'avais entendu parler à Jenné, et qui m'avait été confirmée par les habitans de Temboctou, que j'avais interrogés sur ce triste événement. J'appris qu'à quelques journées au N. de cette ville, la caravane dont le major faisait partie avait été arrêtée, sur la route de Tripoli, par les Touariks , et, selon d'autres, par les Berbiches, tribu nomade, voisine du Dhioliba. Laing, reconnu pour chrétien, fut horriblement maltraité ; on ne cessa de le frapper avec un bâton que lorsqu'on le crut mort. Je suppose qu'un autre chrétien, qu'on me dit avoir péri sous les coups, était quelque domestique du major.
Les Maures de la caravane de Laing le relevèrent, et parvinrent, à force de soins, à le rappeler à la vie. Dés qu'il eut repris connaissance, on le plaça sur son chameau, où il fallut l'attacher, tant il était faible et incapable de se soutenir. Les brigands ne lui avaient presque rien laissé ; la plus grande partie de ses marchandises avait été pillée.
Rendu à Temboctou, Laing guérit de ses blessures, au moyen d'un onguent qu'il avait apporté d'Angleterre. Sa convalescence fut lente, mais fut rarement troublée par de fâcheuses vexations, grâce aux lettres de recommandation que des Tripolitains lui avaient données, et sur-tout grâce à l'appui de son hôte, Tripolitain lui-même, à qui on l'avait confié. La maison de ce Maure est voisine de celle où je demeurais à Temboctou ; j'eus occasion de le voir souvent, et il me parut un homme plein d'humanité ; plusieurs fois il me donna des dattes, par esprit de charité ; et le jour de mon départ, il me fit même présent, pour ma route, d'une culotte en coton bleu, faite dans le pays. Ce fut lui qui m'apprit que le major avait été recommandé par une maison de Tripoli à un vieillard maure qui, n'ayant pu le loger, le lui avait adressé pour lui donner l'hospitalité. Laing, d'après ce qu'il me dit encore, n'avait pas quitté le costume européen, et se disait envoyé par le roi d'Angleterre, son maître, afin de connaître Temboctou et les merveilles qu'elle renferme. Il paraît que le voyageur en avait tiré le plan devant tout le monde ; car le même Maure me raconta, dans son langage naïf et expressif, qu'il avait écrit la ville et tout ce qu'elle contenait.
D'autres Maures que je questionnai sur Laing, me rapportèrent seulement que le major mangeait peu, qu'il ne se nourrissait que de pain, d'œufs et de volaille. J'aurais désiré des détails plus intéressans sur l'infortuné voyageur. Souvent, me raconta-t-on encore, on le tourmentait pour le faire convenir qu'il n'y a qu'un seul Dieu et que Mahomet est son prophète ; mais il se bornait toujours à répondre, "Il n'y a qu'un seul Dieu", sans rien ajouter. Aussi, le traitait-on de cafir, d'infidèle, sans pourtant l'outrager autrement ; on le laissait libre de penser et de prier à sa manière. En effet, Sidi-Abdallahi, mon hôte, à qui je demandai plusieurs fois si l'on avait fait quelque insulte au chrétien pendant son séjour à Temboctou, me répondit négativement, en remuant la tête, de manière à me faire comprendre qu'on eût été bien fâché de lui causer de la peine.
Cette tolérance s'explique, en sachant que les Maures qui résident à Temboctou sont de Tripoli,
d'Alger ou de Maroc, et qu'ayant eu occasion de voir des chrétiens dans leur pays, ils sont moins prompts à s'effaroucher de leur culte et de leurs mœurs. Par exemple, mon hôte, qui était de Tatta, ville assez voisine du cap Mogador, n'était pas l'ennemi des chrétiens. On comprendra donc facilement que le major ait pu visiter librement toute la ville, et même entrer dans les mosquées.
Il paraît qu'après avoir pris une connaissance complète de Temboctou, il desira de voir Cabra et le Dhioliba ; mais comme, en sortant de la ville le jour, il eût couru les plus grands dangers de la part des Touariks, qui rôdent continuellement dans les environs de Temboctou, et qu'il ne se rappelait que trop leurs mauvais traitemens, il se décida à partir la nuit : il faisait bien ; car si dans la ville les Touariks n'osaient rien lui dire, ils se seraient vengés en l'arrêtant, dès qu'ils l'auraient surpris hors de ses limites ; je ne sais même pas s'ils ne l'auraient pas tué, après l'avoir pillé.
Laing, profitant donc d'une nuit obscure, monta à cheval, et, sans être accompagné d'aucun homme du pays, parvint à Cabra, et même, dit-on, jusqu'aux bords du Dhioliba : il ne lui arriva rien de fâcheux. De retour à Temboctou, le major eût ardemment souhaité, au lieu de revenir en Europe par le désert, de s'y rendre par Jenné et Ségo, en remontant le Dhioliba ; puis il aurait gagné les comptoirs français du Sénégal. Mais à peine eut-il communiqué son projet aux Foulahs établis sur les bords du Dhioliba (et dont un grand nombre étaient accourus à Temboctou, au bruit de l'arrivée d'un chrétien), que tous déclarèrent qu'ils ne souffriraient jamais qu'un nasarah mît le pied sur leur territoire, et que, s'il le tentait, ils sauraient bien l'en faire repentir.
Le major, voyant qu'il n'y avait rien à obtenir de ces fanatiques, choisit la route d'el-Araouan, où il espérait se joindre à une caravane de marchands maures qui portaient du sel à Sansanding ; mais, hélas ! après avoir marché cinq jours au N. de Temboctou, la caravane qu'il avait rejointe, rencontra chéikh Hamet-oul'd-Habib, vieillard fanatique, chef de la tribu de Zaouât, qui erre dans le désert de ce nom. Chéikh Hamet arrêta le major, sous prétexte qu'il était entré sur son territoire sans sa permission ; ensuite il voulut l'obliger de reconnaître Mahomet pour le prophète de Dieu ; il exigea même qu'il fît le salam. Laing, trop confiant dans la protection du pacha de Tripoli, qui l'avait recommandé à tous les chéikhs du désert, refusa-d'obéir à chéikh Hamet, qui n'en réitéra que plus vivement ses instances pour qu'il se fît musulman. Laing fut inébranlable, et préféra mourir plutôt que de se soumettre ; résolution qui fis perdre au monde un des plus habiles voyageurs, et fit un martyr de plus pour la science.
Un Maure de la suite du chef des Zaouâts, à qui celui-ci avait donné l'ordre de tuer le chrétien, regarda le chéikh avec horreur, et refusa d'exécuter son ordre : « Quoi, lui dit-il, tu veux que j'assassine le premier chrétien qui soit venu ici, et qui ne nous a fait aucun mal ? Que d'autres s'en chargent, je ne veux pas me reprocher sa mort ; tue-le toi-même. »
Cette réponse suspendit un moment l'arrêt fatal prononcé contre Laing ; on agita quelque temps devant lui, et avec chaleur, la question de sa vie ou de sa mort : celle-ci fut décidée. Des esclaves noirs furent appelés, et on les chargea de l'affreux ministère que le Maure avait généreusement repoussé : aussitôt ils s'emparèrent du patient ; l'un d'eux lui jeta son turban autour du cou, et l'étrangla sur-le-champ, en tirant d'un côté, pendant que son camarade serrait de l'autre. Infortuné Laing ! . . . son corps fut jeté dans le désert, et devint la pâture des corbeaux et des vautours, seuls oiseaux qui habitent ces lieux désolés, où la mort seule se charge de les nourrir.
Le major une fois reconnu pour chrétien et pour Européen, la mort était cent fois préférable pour lui à un changement, même momentané, de religion, puisque dès-lors il eût dû renoncer à l'espoir de revoir jamais l'Europe. Le sort de Laing, devenu musulman par force, eût été le plus fâcheux qu'un homme puisse éprouver. - Vil esclave de barbares sans pitié, au milieu de peines et de dangers sans cesse renaissans dans un tel pays, en vain le pacha de Tripoli l'eût-il réclamé ; à cette distance éloignée, le chef des Zaouâts aurait méprisé ses menaces et gardé son prisonnier. La résolution du major Laing fut peut-être à-la-fois une preuve d'intrépidité et de prévoyance.
[...]



J'aurai laissé après moi d'immenses découvertes à faire, sur-tout relativement à la partie géographique et à l'histoire naturelle ; tout ce que j'ai souffert ne doit pas décourager les explorateurs futurs. Sans doute leurs tentatives seront également pénibles et dangereuses ; toutefois une entreprise conduite avec sagesse et prudence triompherait des obstacles. Il faudrait, je crois, pour en assurer le succès, voyager très-simplement, sans aucune espèce de luxe, mais adopter extérieurement le culte de Mahomet, se faire passer dans le pays pour Arabe. Un feint néophyte n'agirait pas avec autant de liberté, et deviendrait suspect chez des peuples aussi méfians : d'ailleurs, je crois encore qu'il ne passerait pas davantage chez les peuplades nègres, en se donnant pour un chrétien converti. Le meilleur moyen, à mon avis, serait donc de traverser, en qualité d'Arabe, le grand désert de Sahara, avec des ressources suffisantes et cachées. Après avoir habité quelque temps la ville musulmane qu'on aurait choisie comme point de départ, et dans laquelle on se serait fait connaître pour négociant, afin de ne donner aucun soupçon, on achèterait dans cette ville quelques marchandises, sous prétexte d'aller faire le commerce un peu plus loin, en évitant avec le plus grand soin de nommer la ville de Temboctou.

René Caillié ; Journal d'un voyage à Temboctou et à Jenné, dans l'Afrique centrale, 1830




Découvrez Salif Keita!