mardi 23 décembre 2008

Miracle de la rose ...


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Jean Genet par Brassaï, 1948

Je demande à la mort la paix, les longs sommeils,
Le chant des séraphins, leurs parfums, leurs guirlandes,
Les angelots de laine en chaudes houppelandes,
Et j'espère des nuits sans lunes ni soleils
Sur d'immobiles landes.


Jean Genet ; Le condamné à mort, 1942




De toutes les Centrales de France, Fontevrault est la plus troublante. C'est elle qui m'a donné la plus forte impression de détresse et de désolation, et je sais que les détenus qui ont connu d'autres prisons ont éprouvé, à l'entendre nommer même, une émotion, une souffrance, comparables aux miennes. Je ne chercherai pas à démêler l'essence de sa puissance sur nous : qu'elle la tienne de son passé, de ses abbesses filles de France, de son aspect, de ses murs, de son lierre, du passage des bagnards partant pour Cayenne, des détenus plus méchants qu'ailleurs, de son nom, il n'importe, mais à toutes ces raisons, pour moi s'ajoute cette autre raison qu'elle fut, lors de mon séjour à la Colonie de Mettray, le sanctuaire vers quoi montaient les rêves de notre enfance. Je sentais que ses murs conservaient - la custode conservant le pain - la forme même du futur. Alors que le gosse que j'étais à quinze ans s'entortillait dans son hamac autour d'un ami (si les rigueurs de la vie nous obligent à rechercher une présence amie, je crois que ce sont les rigueurs du bagne qui nous précipitent l'un vers l'autre dans des crises d'amour sans quoi nous ne pourrions pas vivre : le breuvage enchanté, c'est le malheur), il savait que sa forme définitive résidait derrière eux, et que ce puni de trente berges était l'extrême réalisation de lui-même, le dernier avatar que la mort fixerait. Enfin, Fontevrault brille encore (mais d'un éclat pâli, très doux) des lumières qu'en son cœur le plus noir, les cachots, émit Harcamone, condamné à mort.




Boîte et clé de pointage


En quittant la Santé pour Fontevrault, je savais déjà qu'Harcamone y attendait son exécution.

A mon arrivée, je fus donc saisi par le mystère d'un de mes anciens camarades de Mettray, qui avait su, notre aventure à nous tous, la pousser jusqu'à sa pointe la plus ténue : la mort sur l'échafaud qui est notre gloire. Harcamone avait « réussi ». Et cette réussite n'étant pas de l'ordre terrestre, comme la fortune ou les honneurs, elle provoquait en moi l'étonnement et l'admiration en face de la chose accomplie (même la plus simple est miraculeuse), mais encore la crainte qui bouleverse le témoin d'une opération magique. Les crimes d'Harcamone n'eussent peut-être été rien à mon âme si je ne l'avais connu de près, mais l'amour que j'ai de la beauté a tant désiré pour ma vie le couronnement d'une mort violente, sanglante plutôt, et mon aspiration vers une sainteté aux éclats assourdis empêchant qu'elle fût héroïque selon les hommes, me firent secrètement élire la décapitation qui a pour elle d'être réprouvée, de réprouver la mort qu'elle donne, et d'éclairer son bénéficiaire d'une gloire plus sombre et plus douce que le velours à la flamme dansante et légère des grandes funérailles ; et les crimes et la mort d'Harcamone me montrèrent, comme en le démontant, le mécanisme de cette gloire enfin atteinte. Une telle gloire n'est pas humaine. On ne connaît aucun supplicié que son seul supplice ait auréolé comme on voit que le sont les saints de l'Église et les gloires du siècle, mais pourtant nous savons que les plus purs d'entre les hommes qui reçurent cette mort sentirent en eux-mêmes, et sur leur tête décollée, posée la couronne étonnante et intime, aux joyaux arrachés à la nuit du cœur. Chacun a su qu'à l'instant que sa tête tomberait dans le panier de sciure, prise aux oreilles par un aide dont le rôle me paraît bien étrange, son cœur serait recueilli par des doigts gantés de pudeur et transporté dans une poitrine d'adolescent, ornée comme une fête de printemps. II s'agit donc d'une gloire céleste à laquelle j'aspirais, et Harcamone avant moi y avait atteint, tranquillement, grâce au meurtre d'une fillette et, quinze ans après, à celui d'un gâfe de Fontevrault.



Ustensiles en fer étamé utilisés à la Centrale de Fontevraud


J'arrivai en Centrale, préparé par un voyage très long et très dur, avec les chaînes aux pieds et aux poignets, dans le wagon cellulaire blindé. Le siège était percé. Quand mes coliques étaient trop violentes à cause des cahots, je n'avais qu'à me déboutonner. Il faisait froid. Je traversais une campagne engourdie par l'hiver. Je devinais des champs durcis, la gelée blanche, le jour jamais pur. Mon arrestation avait eu lieu en plein été et le souvenir le plus obsédant que je garde de Paris, c'est celui d'une ville complètement vide, abandonnée par la population en fuite devant l'invasion, une sorte de Pompéi, sans agents aux carrefours, une ville comme ose en rêver, quand il n'en peut plus d'inventer des trucs, le cambrioleur.

Quatre gardes mobiles jouaient aux cartes dans le couloir du train. Orléans... Blois... Tours... Saumur... Le wagon fut détaché, mené sur une autre voie et ce fut Fontevrault. Nous étions trente arrivants, parce que le wagon cellulaire ne compte que trente cellules. La moitié du convoi était composée d'hommes d'une trentaine d'années. Le reste s'échelonnait entre dix-huit et soixante ans.


Menottes et entraves provenant de la Centrale de Fontevraud


Sous l'oeil des voyageurs, nos mains et nos pieds enchaînés, on nous attacha par deux, et nous montâmes dans les paniers à salade qui nous attendaient à la gare. J'eus le temps d'entrevoir la tristesse des jeunes gens à la tête rasée, qui regardaient les filles passer. Avec mon compagnon de chaîne, j'entrai dans une des étroites cellules, cercueil vertical. Or, je remarquai que le panier à salade était déshabillé de ce charme de malheur hautain qui, les premières fois que je le pris, faisait de lui une voiture d'exil, un wagon chargé de grandeur, fuyant lentement, lorsqu'il me transportait, entre les rangs d'un peuple courbé de respect. Cette voiture n'est plus le malheur royal. J'ai eu d'elle la vision lucide de la chose qui est, par-delà le bonheur ou le malheur, splendide.

C'est là, en entrant dans la voiture cellulaire, que je me sentis être devenu un visionnaire exact, désenchanté.



Deux gardiens encadrent un détenu à l'entrée de la salle capitulaire (fin XIXe siècle)



Les voitures partirent pour la Centrale dont je ne puis dire ce qu'elle apparaît de l'extérieur - et je puis le dire de peu de prisons, puisque celles que je connais, je ne les connais que du dedans. Les cellules étaient closes mais, à un soubresaut de la voiture qui montait une légère rampe pavée, je compris que le portail était franchi, et que j'étais dans le domaine d'Harcamone. Je sais qu'elle est au fond d'une vallée, d'une gorge infernale où surgit une fontaine miraculeuse, mais rien ne nous empêche de croire la Centrale au sommet d'une montagne très haute ; ici même, tout me fait penser parfois qu'elle est au sommet d'un roc que continuent les murailles de ronde. Cette altitude, si elle est idéale, est encore plus réelle car l'isolement qu'elle confère est indestructible. Ni les murs ni le silence n'y sont pour quelque chose, nous le verrons à propos de Mettray aussi lointaine que la Centrale est haute.

La nuit était tombée. Nous arrivâmes au milieu d'une masse de ténèbres. Nous descendîmes. Huit gâfes nous attendaient en rang, comme des valets de pied, sur le perron éclairé. Au sommet d'un perron élevé par deux marches, le mur de nuit était troué par une immense porte en plein cintre, tout illuminée. C'était fête et peut-être Noël. J'eus à peine le temps de voir la cour, aux murs noirs couverts d'un lierre funèbre. Nous passâmes une grille. Derrière elle, était une deuxième petite cour éclairée par quatre lampes électriques : l'ampoule et l'abat-jour en forme de chapeau annamite qui sont la lampe officielle de toutes les prisons de France. Au bout de cette cour, où déjà dans la nuit nous soupçonnions une architecture inaccoutumée, nous franchîmes une autre grille puis descendîmes quelques marches toujours éclairées par cette même lumière et, tout à coup, nous fûmes dans un jardin délicieux, carré, orné d'arbustes et d'une vasque, autour duquel courait un cloître aux colonnettes délicates. Un escalier sculpté dans le mur, et nous étions dans un couloir blanc, puis au greffe, où nous restâmes longtemps en désordre avant qu'on nous retirât les chaînes.



Détail du cloître de l'abbaye de Fontevraud


- Tes poignets, toi, tu vas les tendre ?

Je tendis le poignet, et la chaîne à laquelle elle était attachée tira vers le haut la main triste comme une bête capturée, du mec auquel j'étais lié. Le gâfe chercha un peu la serrure des menottes ; quand il l'eut trouvée et qu'il eut introduit la clé, j'entendis le déclic léger de ce piège délicat qui me libérait. Et cette délivrance pour entrer en captivité nous fut une première douleur. II faisait une chaleur étouffante, mais personne ne pensa qu'il ferait aussi chaud dans les dortoirs. La porte du greffe donnait sur un couloir éclairé avec une précision cruelle. Elle n'était pas fermée à clé. Un détenu du service général, un balayeur sans doute, la poussa un peu, passa son visage rieur et chuchota :

- Les potes, ceux qu'ont du perlot, faut me l'refiler pasque...

Il n'acheva pas et disparut. Un gâfe avait dû passer. Quelqu'un referma la porte du dehors.

Je prêtai l'oreille pour savoir si la voix crierait. Je n'entendis rien. On ne torturait personne. Je regardai un des mecs qui m'accompagnaient. Nous sourîmes. Tous les deux nous avions reconnu le chuchotement qui serait pendant longtemps le seul ton sur lequel nous pourrions parler. On soupçonnait autour de soi, derrière les murs, une activité sourde, silencieuse, mais ardente. Pourquoi en pleine nuit ? L'hiver, la nuit tombe vite et il n'était que cinq heures du soir. Peu après, étouffée aussi, mais lointaine et qui me parut être celle du détenu, une voix cria :

- Bien l'bonjour à ta lune, c'est ma bite !

Les gardes du greffe l'entendirent comme nous et ne bronchèrent pas. Ainsi, dès mon arrivée, je savais qu'aucune voix de détenu ne serait claire. Ou bien c'est un murmure assez doux pour que les gâfes n'entendent pas, ou bien c'est un cri que des épaisseurs de murailles et l'angoisse étouffent.



Graffiti relevés dans les anciens cachots situés sous le noviciat



Au fur et à mesure que nous avions déclaré nos noms, prénoms, âge, profession, indiqué notre signalement et signé de la marque de notre index, nous étions conduits par un gâfe au vestiaire. Ce fut mon tour

- Ton nom ?
- Genet.
- Plantagenet ?
- Genet, je vous dis.
- Et si je veux dire Plantagenet, moi ? Ça te dérange ?
- ...
- Prénom ?
- Jean.
- Age ?
- Trente.
- Profession ?
- Sans profession.

Le gâfe me jeta un coup d'œil méchant. Peut-être me méprisait-il d'ignorer que les Plantagenet étaient enterrés à Fontevrault, si leurs armes - les léopards et la Croix de Malte - sont encore aux vitraux de la chapelle.

J'eus à peine le temps de faire en douce un signe d'adieu à un jeune gars qui faisait partie du convoi, et que j'avais distingué. Ce gosse, il n'y a pas cinquante jours que je l'ai quitté, mais alors que je voudrais orner ma désolation avec son souvenir, m'attarder sur son visage, il me fuit.

Dans le panier à salade qui nous emmenait de la gare à la prison, il fit en sorte de monter dans la même étroite cellule (où les gardes nous font entrer deux par deux) qu'un mac à l'allure hardie. Pour arriver à se faire enchaîner à lui, il s'était livré à un manège qui me rendit jaloux du mac et du gosse, et qui m'inquiète encore, et m'attire par un mystère profond, déchirant un voile par où j'ai un aperçu lumineux et, depuis, lors des heures ternes, je rabâche ce souvenir dans ma prison, mais je n'approfondis rien. Je peux imaginer ce qu'ils firent, se dirent, complotèrent pour plus tard, monter une vie très longue à leurs amours, je suis vite lassé. Développer ce fait bref : la manœuvre de l'enfant et son entrée dans la petite cellule - n'ajoute rien à sa connaissance, détruit plutôt le charme de la fulgurante manœuvre. Ainsi la beauté du visage d'Harcamone m'éclairait quand il passait très vite et, à l'observer longtemps, en détail, ce visage s'éteignait.



Graffiti dans le "mitard" de la prison de l'abbaye de Fontevraud



Certains actes nous éblouissent, éclairent des reliefs confus, si notre œil a l'habileté de les voir en vitesse, car la beauté de la chose vivante ne peut être saisie que lors d'un instant très bref. La poursuivre durant ses changements nous amène inévitablement au moment qu'elle cesse, ne pouvant durer toute une vie. Et l'analyser, c'est-à-dire la poursuivre dans le temps avec la vue et l'imagination, c'est nous la faire saisir dans son cours descendant, puisque à partir de l'instant merveilleux qu'elle se révéla, elle devient de moins en moins intense. J'ai perdu le visage de ce gosse.



Une "cage à poule", ancienne cellule de prison dans l'abbaye de Fontevraud.
Ces cellules furent bâties au XIXe siècle dans une salle du XVIe siècle ...



Je ramassai mon balluchon : deux chemises, deux mouchoirs, une demi-boule de pain, un cahier de chansons et, la démarche déjà lourde, sans rien leur dire, je quittai mes compagnons de voyage, des casseurs, des macs, des voyous, des voleurs condamnés à trois ans, cinq ans, dix ans, ou relégués, pour d'autres casseurs, pour d'autres relégués. Je marchais devant le gâfe, à travers des couloirs blancs, très propres, éclairés violemment, sentant le ripolin. Je croisai deux auxiliaires suivis d'un jeune garde et d'un greffier qui portaient sur un brancard les huit livres monumentaux sur lesquels sont inscrits les noms des mille cent cinquante détenus. Les deux détenus marchaient en silence, les bras tendus par le poids de ces livres géants qui eussent pu se réduire à un petit cahier d'école. En glissant dans leurs chaussons de lisière, ils gardaient tout le poids dispensé par tant de tristesse, qu'ils semblaient marcher, lourdement, dans un bruit de bottes de caoutchouc. Les deux gâfes observaient le même silence et marchaient d'un pas également solennel. Je faillis saluer, non les geôliers, mais les livres qui contenaient le nom trop illustre d'Harcamone.

- Tu vas saluer, oui ?

Ce fut dit par le gâfe qui m'accompagnait, et il ajouta

- A moins que tu tiennes déjà à goûter du mitard.


Jean Genet (1910-1986) ; Miracle de la rose, 1946


Carreaux de la salle capitulaire de l'abbaye de Fontevraud


(A suivre ...)

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