Découvrez Marc Ogeret!
Le chant des séraphins, leurs parfums, leurs guirlandes,
Les angelots de laine en chaudes houppelandes,
Et j'espère des nuits sans lunes ni soleils
Sur d'immobiles landes.
Jean Genet ; Le condamné à mort, 1942
De toutes les Centrales de France, Fontevrault est la plus troublante. C'est elle qui m'a donné la plus forte impression de détresse et de désolation, et je sais que les détenus qui ont connu d'autres prisons ont éprouvé, à l'entendre nommer même, une émotion, une souffrance, comparables aux miennes. Je ne chercherai pas à démêler l'essence de sa puissance sur nous : qu'elle la tienne de son passé, de ses abbesses filles de France, de son aspect, de ses murs, de son lierre, du passage des bagnards partant pour Cayenne, des détenus plus méchants qu'ailleurs, de son nom, il n'importe, mais à toutes ces raisons, pour moi s'ajoute cette autre raison qu'elle fut, lors de mon séjour à la Colonie de Mettray, le sanctuaire vers quoi montaient les rêves de notre enfance. Je sentais que ses murs conservaient - la custode conservant le pain - la forme même du futur. Alors que le gosse que j'étais à quinze ans s'entortillait dans son hamac autour d'un ami (si les rigueurs de la vie nous obligent à rechercher une présence amie, je crois que ce sont les rigueurs du bagne qui nous précipitent l'un vers l'autre dans des crises d'amour sans quoi nous ne pourrions pas vivre : le breuvage enchanté, c'est le malheur), il savait que sa forme définitive résidait derrière eux, et que ce puni de trente berges était l'extrême réalisation de lui-même, le dernier avatar que la mort fixerait. Enfin, Fontevrault brille encore (mais d'un éclat pâli, très doux) des lumières qu'en son cœur le plus noir, les cachots, émit Harcamone, condamné à mort.
En quittant la Santé pour Fontevrault, je savais déjà qu'Harcamone y attendait son exécution.
Ustensiles en fer étamé utilisés à la Centrale de Fontevraud
J'arrivai en Centrale, préparé par un voyage très long et très dur, avec les chaînes aux pieds et aux poignets, dans le wagon cellulaire blindé. Le siège était percé. Quand mes coliques étaient trop violentes à cause des cahots, je n'avais qu'à me déboutonner. Il faisait froid. Je traversais une campagne engourdie par l'hiver. Je devinais des champs durcis, la gelée blanche, le jour jamais pur. Mon arrestation avait eu lieu en plein été et le souvenir le plus obsédant que je garde de Paris, c'est celui d'une ville complètement vide, abandonnée par la population en fuite devant l'invasion, une sorte de Pompéi, sans agents aux carrefours, une ville comme ose en rêver, quand il n'en peut plus d'inventer des trucs, le cambrioleur.
Quatre gardes mobiles jouaient aux cartes dans le couloir du train. Orléans... Blois... Tours... Saumur... Le wagon fut détaché, mené sur une autre voie et ce fut Fontevrault. Nous étions trente arrivants, parce que le wagon cellulaire ne compte que trente cellules. La moitié du convoi était composée d'hommes d'une trentaine d'années. Le reste s'échelonnait entre dix-huit et soixante ans.
Sous l'oeil des voyageurs, nos mains et nos pieds enchaînés, on nous attacha par deux, et nous montâmes dans les paniers à salade qui nous attendaient à la gare. J'eus le temps d'entrevoir la tristesse des jeunes gens à la tête rasée, qui regardaient les filles passer. Avec mon compagnon de chaîne, j'entrai dans une des étroites cellules, cercueil vertical. Or, je remarquai que le panier à salade était déshabillé de ce charme de malheur hautain qui, les premières fois que je le pris, faisait de lui une voiture d'exil, un wagon chargé de grandeur, fuyant lentement, lorsqu'il me transportait, entre les rangs d'un peuple courbé de respect. Cette voiture n'est plus le malheur royal. J'ai eu d'elle la vision lucide de la chose qui est, par-delà le bonheur ou le malheur, splendide.
C'est là, en entrant dans la voiture cellulaire, que je me sentis être devenu un visionnaire exact, désenchanté.
Les voitures partirent pour la Centrale dont je ne puis dire ce qu'elle apparaît de l'extérieur - et je puis le dire de peu de prisons, puisque celles que je connais, je ne les connais que du dedans. Les cellules étaient closes mais, à un soubresaut de la voiture qui montait une légère rampe pavée, je compris que le portail était franchi, et que j'étais dans le domaine d'Harcamone. Je sais qu'elle est au fond d'une vallée, d'une gorge infernale où surgit une fontaine miraculeuse, mais rien ne nous empêche de croire la Centrale au sommet d'une montagne très haute ; ici même, tout me fait penser parfois qu'elle est au sommet d'un roc que continuent les murailles de ronde. Cette altitude, si elle est idéale, est encore plus réelle car l'isolement qu'elle confère est indestructible. Ni les murs ni le silence n'y sont pour quelque chose, nous le verrons à propos de Mettray aussi lointaine que la Centrale est haute.
La nuit était tombée. Nous arrivâmes au milieu d'une masse de ténèbres. Nous descendîmes. Huit gâfes nous attendaient en rang, comme des valets de pied, sur le perron éclairé. Au sommet d'un perron élevé par deux marches, le mur de nuit était troué par une immense porte en plein cintre, tout illuminée. C'était fête et peut-être Noël. J'eus à peine le temps de voir la cour, aux murs noirs couverts d'un lierre funèbre. Nous passâmes une grille. Derrière elle, était une deuxième petite cour éclairée par quatre lampes électriques : l'ampoule et l'abat-jour en forme de chapeau annamite qui sont la lampe officielle de toutes les prisons de France. Au bout de cette cour, où déjà dans la nuit nous soupçonnions une architecture inaccoutumée, nous franchîmes une autre grille puis descendîmes quelques marches toujours éclairées par cette même lumière et, tout à coup, nous fûmes dans un jardin délicieux, carré, orné d'arbustes et d'une vasque, autour duquel courait un cloître aux colonnettes délicates. Un escalier sculpté dans le mur, et nous étions dans un couloir blanc, puis au greffe, où nous restâmes longtemps en désordre avant qu'on nous retirât les chaînes.
Détail du cloître de l'abbaye de Fontevraud
- Tes poignets, toi, tu vas les tendre ?
Je tendis le poignet, et la chaîne à laquelle elle était attachée tira vers le haut la main triste comme une bête capturée, du mec auquel j'étais lié. Le gâfe chercha un peu la serrure des menottes ; quand il l'eut trouvée et qu'il eut introduit la clé, j'entendis le déclic léger de ce piège délicat qui me libérait. Et cette délivrance pour entrer en captivité nous fut une première douleur. II faisait une chaleur étouffante, mais personne ne pensa qu'il ferait aussi chaud dans les dortoirs. La porte du greffe donnait sur un couloir éclairé avec une précision cruelle. Elle n'était pas fermée à clé. Un détenu du service général, un balayeur sans doute, la poussa un peu, passa son visage rieur et chuchota :
Au fur et à mesure que nous avions déclaré nos noms, prénoms, âge, profession, indiqué notre signalement et signé de la marque de notre index, nous étions conduits par un gâfe au vestiaire. Ce fut mon tour
- Genet.
- Plantagenet ?
- Genet, je vous dis.
- Et si je veux dire Plantagenet, moi ? Ça te dérange ?
- ...
- Prénom ?
- Jean.
- Age ?
- Trente.
- Profession ?
- Sans profession.
Je ramassai mon balluchon : deux chemises, deux mouchoirs, une demi-boule de pain, un cahier de chansons et, la démarche déjà lourde, sans rien leur dire, je quittai mes compagnons de voyage, des casseurs, des macs, des voyous, des voleurs condamnés à trois ans, cinq ans, dix ans, ou relégués, pour d'autres casseurs, pour d'autres relégués. Je marchais devant le gâfe, à travers des couloirs blancs, très propres, éclairés violemment, sentant le ripolin. Je croisai deux auxiliaires suivis d'un jeune garde et d'un greffier qui portaient sur un brancard les huit livres monumentaux sur lesquels sont inscrits les noms des mille cent cinquante détenus. Les deux détenus marchaient en silence, les bras tendus par le poids de ces livres géants qui eussent pu se réduire à un petit cahier d'école. En glissant dans leurs chaussons de lisière, ils gardaient tout le poids dispensé par tant de tristesse, qu'ils semblaient marcher, lourdement, dans un bruit de bottes de caoutchouc. Les deux gâfes observaient le même silence et marchaient d'un pas également solennel. Je faillis saluer, non les geôliers, mais les livres qui contenaient le nom trop illustre d'Harcamone.
- Tu vas saluer, oui ?
Ce fut dit par le gâfe qui m'accompagnait, et il ajouta
- A moins que tu tiennes déjà à goûter du mitard.
Jean Genet (1910-1986) ; Miracle de la rose, 1946
Carreaux de la salle capitulaire de l'abbaye de Fontevraud
(A suivre ...)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire