dimanche 14 décembre 2008

... Vers Tombouctou et au-delà ...


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Cours du fleuve Niger au Mali


« Je ne possédais que soixante francs ; ce fut avec cette faible somme que je me rendis à Rochefort, en 1816. Je m'embarquai sur la gabare la Loire, qui allait au Sénégal » ...



Le premier tiers du XIXe siècle a surtout mis en valeur le dynamisme britannique dans l'exploration de l'Ouest africain : la Grande-Bretagne, qui fait alors figure de première puissance économique et politique du monde, est également championne pour l'intérêt porté à l'Afrique. Pourtant, les Anglais n'ont aucun monopole et les autres nations ne sont pas totalement absentes de ce terrain. La France, notamment, craint de rester en marge dans les explorations africaines ; depuis qu'elle a récupéré le Sénégal en 1818, elle recommence à accorder quelque attention à ce continent, même si elle n'encourage guère les vocations de globe-trotter. Seule la Société de Géographie, située à Paris et calquée sur le modèle anglais, annonce en 1824 qu'elle accordera un prix au premier voyageur qui entrera à Tombouctou et fournira des informations sur la région. Or l'ouvrage de Mungo Park [1771-1806], traduit en français, a inspiré un jeune homme originaire de Saintonge, René Caillié [1799-1838]. D'extraction très modeste [son père était boulanger], précocement placé en apprentissage chez un cordonnier, Caillié a une revanche à prendre sur une enfance particulièrement sombre. Il trompe l'ennui en feuilletant des récits de voyage, s'arrêtant sur les cartes incomplètes de l'Afrique. Son attention se fixe bientôt sur Tombouctou. On décèle certes une complaisance teintée de lyrisme quand il déclare «Ma résolution fut prise d'atteindre Tombouctou ou de mourir. - C'est un voyageur très déterminé qui s'embarque sur le navire La Loire en 1816. Débarqué au Sénégal sans un sou, il doit remettre son projet à plus tard et ne revient qu'en 1824 avec quelques économies.
Contrairement à tous les Britanniques, qui bénéficiaient d'un soutien financier - même modique - et de quelques appuis auprès des marchands, Caillié ne peut compter que sur lui-même. Il fait un séjour d'un an chez les Maures Braknas, sur la rive droite du fleuve Sénégal, y apprend l'arabe et les pratiques musulmanes, pour pouvoir dissimuler son identité et son origine.
Finalement, vêtu d'un simple burnous, il quitte la Guinée en avril 1827 pour se joindre à des caravanes marchandes. Son bagage consiste en un petit chargement d'étoffes, de verroterie, de tabac, de poudre, de papier - auxquels s'ajoutent l'éternel parasol et une boussole. Sans se forcer beaucoup, il feint d'être très démuni, afin de n'exciter aucune convoitise. En outre, il invente un pieux mensonge, capable d'expliquer à la fois son arabe hésitant, sa mauvaise connaissance de l'islam, et sa présence dans la région : Egyptien par la naissance, il a été emmené au Sénégal dans son enfance par un membre de l'expédition Bonaparte. A présent, affranchi, il souhaite retrouver son pays et sa religion. Cette fable a au moins un avantage immédiat : elle suscite la bienveillance des musulmans qui lui réservent l'hospitalité traditionnelle due aux coreligionnaires.
En juin, la caravane aborde le Niger : impressionné par les marchés régionaux, Caillié imagine déjà des comptoirs français dans tout le Soudan. Mais la progression vers l'est est malaisée : en dépit du sulfate de quinine qu'il a emporté, il souffre de fièvre ; ses pieds, meurtris, ne cicatrisent pas ; les plaies s'infectent. Bientôt, il souffre du scorbut et ne peut plus rien avaler sinon du bouillon. Il reste dans la petite bourgade de Timé durant cinq mois (août-janvier), où une vieille femme prend soin de lui jusqu'à sa guérison.
Il rejoint enfin une autre caravane mandingue, transportant des noix de cola. Traversant le pays bambara, il se montre en bon paysan - attentif aux cultures ; il se sent visiblement plus proche de ces agriculteurs «païens», qu'il trouve gais et enjoués, que des éleveurs musulmans. Il gagne enfin Djenné, grande cité nigérienne au commerce florissant où il demeure douze jours, s'étonnant du nombre et de la taille des pirogues sur le fleuve, de la variété des produits échangés, du caractère cosmopolite de la ville où se regroupent Maures, Mandingues, Bambaras, Peuls...
Depuis Djenné, il est aisé de descendre le cours du fleuve vers le nord. Le 20 avril 1828, il touche au but fixé, Tombouctou ! Hélas, ses rêves de ville fastueuse et regorgeant d'or ont vécu : depuis son apogée au XVIe siècle, l'ancienne capitale a perdu de sa splendeur. Son unique ressource est le sel et elle importe tous les produits de première nécessité de Djenné ; au port de Kabra, où débarquent les pirogues provenant du sud, les Touaregs, passés maîtres de la ville, prélèvent diverses taxes. Certes, les rues de la cité sont agréables, les mosquées nombreuses, mais Caillié attendait tant de la ville qui avait hanté ses rêves que la désillusion est cruelle.
En outre, il apprend qu'il a été précédé par Laing [Alexander Gordon Laing, voyageur Écossais (1793-1826)], assassiné sur le chemin du retour après avoir été chassé de Tombouctou. Cette nouvelle n'est pas pour le rassurer, lui qui craint toujours de voir éventer son secret. Aussi ne demeure-t-il que treize jours dans la cité, malgré l'hospitalité d'un musulman aisé, à qui le chérif de Djenné a recommandé le jeune homme. Début mai, il saisit donc une occasion de faire route vers le nord et traverse le désert - le vrai, cette fois - en compagnie de caravaniers qui n'ont que mépris pour cet indigent. Le trajet se révèle pénible constamment ridiculisé, soupçonné de cacher sa véritable identité, il doit mendier sa nourriture.
Enfin, c'est l'arrivée au Maroc. A Tanger, il se présente au consul de France, membre de la Société de Géographie. Le voilà choyé, congratulé, et renvoyé en France où de plus grands honneurs l'attendent.
il débarque à Toulon en septembre 1828. Dès le mois de décembre, la Société de Géographie l'honore d'un prix de neuf mille francs auxquels s'ajoutent trois mille francs du ministère de la Marine. Deux ans plus tard, il publie son journal d'un voyage à Tombouctou et Djenné, somme de trois volumes agrémentée d'une carte et de notations géographiques dues au président de la Société. Son nom devient célèbre, mais si les Français sont fiers de lui, les Britanniques le boudent, le soupçonnant d'avoir pillé les écrits du major Laing. Il est vrai que Caillié n'est pas le premier Européen à être entré dans Tombouctou : il est seulement le premier à en être sorti vivant ! Les Français le portent aux nues, les Anglais le critiquent : derrière cette querelle, on devine trop bien la rivalité entre les deux nations, qui dépasse de beaucoup le seul cas de Tombouctou...
René Caillié se voit donc encensé par son pays qui s'approprie sans vergogne son entreprise. Loin d'avoir agi «pour la France», il a oeuvré seul, ignoré de tous jusqu'à sa réussite : simplement, celle-ci vient à point nommé pour renfloué l'orgueil national.
Paradoxalement, c'est sans doute à cet isolement que Caillié doit son succès.
En effet, son anonymat lui a assuré une sécurité que les lettres de recommandation et autres viatiques auraient compromise. Son prédécesseur à Tombouctou, le major Gordon Laing, a été victime à la fois de son honnêteté et de sa fierté nationale : il avançait découvert, en représentant altier de la Grande-Bretagne -c'est-à-dire en ennemi, du moins en espion.
Le système de Caillié comporte néanmoins un inconvénient : la crainte constante d'être découvert l'incite à la plus grande discrétion. De ce fait, il ne prend de notes qu'en catimini, ose à peine poser des questions, redoutant d'éveiller les soupçons, et hésite à prendre des relevés géographiques. Du point de vue scientifique, son ouvrage s'en ressent touffu, il manque souvent de rigueur. En outre, il a sans doute été passablement corrigé par Jomard, président de la Société de Géographie, comme semblent en témoigner d'étonnants changements de ton : aux paragraphes sobres de Caillié s'opposent des passages trop lyriques pour être de la même plume.
Décoré de la Légion d'honneur, Caillié met un terme à sa vie aventureuse : retiré dans les Deux-Sèvres, il se marie et devient maire de sa commune. Mais sa santé, déjà affaiblie par ses voyages, empire. Dix ans après son entrée à Tombouctou, il meurt tuberculeux, à moins de quarante ans.

Anne Hugon - Vers Tombouctou, l'Afrique des explorateurs, 1994




Enfin nous arrivâmes heureusement à Temboctou, au moment où le soleil touchait à l'horizon. Je voyais donc cette capitale du Soudan, qui depuis si longtemps était le but de tous mes désirs. En entrant dans cette cité mystérieuse, objet des recherches des nations civilisées de l'Europe, je fus saisi d'un sentiment inexprimable de satisfaction ; je n'avais jamais éprouvé une sensation pareille et ma joie était extrême. Mais il fallut en comprimer les élans : ce fut au sein de Dieu que je confiai mes transports ; avec quelle ardeur je le remerciai de l'heureux succès dont il avait couronné mon entreprise ! que d'actions de grâces j'avais à lui rendre pour la protection éclatante qu'il m'avait accordée, au milieu de tant d'obstacles et de périls, qui paraissaient insurmontables ! Revenu de mon enthousiasme, je trouvai que le spectacle que j'avais sous les yeux ne répondait pas à mon attente ; je m'étais fait de la grandeur et de la richesse de cette ville une toute autre idée : elle n'offre, au premier aspect, qu'un amas de maisons en terre, mal construites ; dans toutes les directions, on ne voit que des plaines immenses de sable mouvant, d'un blanc tirant sur le jaune, et de la plus grande aridité. Le ciel, à l'horizon, est d'un rouge pâle ; tout est triste dans la nature ; le plus grand silence y règne ; on n'entend pas le chant d'un seul oiseau. Cependant il y a je ne sais quoi d'imposant à voir une grande ville élevée au milieu des sables, et l'on admire les efforts qu'ont eus à faire ses fondateurs. En ce qui regarde Temboctou, je conjecture qu'antérieurement le fleuve passait prés de la ville ; il en est maintenant éloigné de huit milles au N. et à cinq milles de Cabra, dans la même direction.
J'allai loger chez Sidi-Abdallahi ; je puis dire qu'il me reçut d'une manière toute paternelle. Il était déjà prévenu indirectement des prétendus événemens qui avaient occasionné mon voyage au travers du Soudan : il me fit appeler pour souper avec lui. On nous servit un très-bon couscous de mil à la viande de mouton. Nous étions six autour du plat : on mangeait avec les mains, mais aussi proprement qu'il était possible. Sidi-Abdallahi ne me questionna pas, suivant la mauvaise habitude de ses compatriotes. Il me parut doux, tranquille, et très-réservé : c'était un homme de quarante à quarante-cinq ans ; haut de cinq pieds environ, gros, et marqué de petite vérole ; sa physionomie était respectable, son maintien grave et ayant quelque chose d'imposant. Il parlait peu et avec calme. On ne pouvait lui reprocher que son fanatisme religieux. [...]



J'étais surpris du peu d'activité, je dirais même de l'inertie qui régnait dans la ville. Quelques marchands de noix de colats criaient leur marchandise, comme à Jenné.
Vers quatre heures du soir, lorsque la chaleur fut tombée, je vis partir pour la promenade plusieurs nègres négocians, tous bien habillés, montés sur de beaux chevaux richement harnachés : la prudence les obligea de s'éloigner peu de la ville, dans la crainte de rencontrer les Touariks, qui leur eussent fait un mauvais parti.
La chaleur étant excessive, le marché ne se tient que le soir, vers trois heures : on y voit peu d'étrangers, cependant les Maures de la tribu de Zaouât, qui avoisine Temboctou, y viennent souvent ; mais ce marché est presque désert, en comparaison de celui de Jenné.
On ne trouve guère à Temboctou que les marchandises apportées par les embarcations, et quelques-unes venant d'Europe, telles que verroteries, ambre, corail, soufre, papier, et divers autres objets.
Je vis trois boutiques tenues dans de petites chambres, assez bien fournies en étoffes des manufactures européennes : les marchands ont à leur porte des briques de sel en évidence ; ils ne les étalent pas au marché. Tous ceux qui se tiennent sur la place ont de petites cabanes faites avec quelques piquets recouverts de nattes, pour se préserver de l'ardeur du soleil. Mon hôte Sidi-Abdallahi eut la complaisance de me faire voir un de ses magasins où il mettait ses marchandises d'Europe : j'y remarquai beaucoup de fusils doubles français, à la marque de Saint-Étienne et d'autres fabriques ; en général nos fusils sont très-estimés et se vendent toujours plus cher que ceux des autres nations. Je vis encore quelques belles dents d'éléphant ; mon hôte me dit qu'il en tirait de Jenné, mais qu'il en achetait davantage à Temboctou ; elles y sont apportées par quelques Touariks ou Sourgous, les Kissours et les Dirimans qui habitent les bords du fleuve.
Ils ne font pas la chasse aux éléphans avec des armes à feu ; ils leur tendent des pièges : j'ai le regret de n'en avoir jamais vu prendre. [...]



Souvent, assis sur le devant de ma porte, je pensais tristement au sort de l'infortuné voyageur [Alexander Gordon Laing] qui, après avoir surmonté tant de dangers, éprouvé de si nombreuses privations, et sur le point de retourner triomphant dans sa patrie, fut assassiné lâchement. En réfléchissant ainsi, je ne pus m'empêcher d'un mouvement de crainte en pensant que, si j'étais découvert, je subirais un sort mille fois plus horrible que la perte de la vie, l'esclavage ! Mais je me promis bien d'agir avec tant de prudence, que je ne donnerais prise à aucun soupçon.
Je me trouvais beaucoup mieux dans ce nouveau logement ; mon hôte m'avait fait mettre une natte dans une chambre dont il me donna la clef. Les esclaves qui habitaient cette maison avaient ordre de me servir : deux fois par jour, on m'apportait de chez Sidi-Abdallahi du couscous et du riz très-bien assaisonnés avec de la viande de bœuf ou de mouton.
La ville de Temboctou est habitée par des nègres, de la nation Kissour ; ils en font la principale population. Beaucoup de Maures se sont établis dans cette ville, et s'y adonnent au commerce ; je les compare aux Européens qui vont dans les colonies dans l'espoir d'y faire fortune : ces Maures retournent ensuite dans leur pays, pour y vivre tranquilles. Ils ont beaucoup d'influence sur les indigènes : cependant le roi ou gouverneur est un nègre. Ce prince se nomme Osman ; il est très-respecté de ses sujets, et très-simple dans ses habitudes : rien ne le distingue des autres ; son costume est semblable à celui des Maures de Maroc ; il n'y a pas plus de luxe dans son logement que dans celui des Maures commerçans. Il est marchand lui-même, et ses enfans font le commerce de Jenné : il est très-riche ; ses ancêtres lui ont laissé une fortune considérable. Il a quatre femmes, et une infinité d'esclaves ; il est mahométan zélé.
Sa dignité est héréditaire ; son fils aîné doit lui succéder. Le roi ne perçoit aucun tribut sur le peuple ni sur les marchands étrangers ; cependant il reçoit des cadeaux. II n'y a pas non plus d'administration ; c'est un père de famille qui gouverne ses enfans : il est juste et bon, et n'a rien à craindre de ses sujets ; ce sont absolument les mœurs douces et simples des anciens patriarches. En cas de guerre, tous sont prêts à servir. En général, ces peuples m'ont paru très-doux : ils ont peu de contestations ; et lorsqu'il s'en élève, les parties se rendent auprès du chef, qui assemble le conseil des anciens, toujours composé de noirs. Les Maures ne sont pas admis à prendre part au gouvernement. Sidi-Abdallahi, mon hôte, ami d'Osman, assistait quelquefois à ses conseils. Les Maures reconnaissent parmi eux un supérieur ; mais ils n'en sont pas moins justiciables des autorités du pays. Je priai mon hôte de me conduire chez le roi ; il y mit sa complaisance ordinaire. [...]



Il y a, comme je l'ai dit, beaucoup de Maures établis à Temboctou ; ils ont les plus belles maisons de la ville. Le commerce les enrichit tous très-promptement : on leur envoie en consignation des marchandises d'Adrar et de Tafilet ; il leur en vient aussi de Taouat, Ardamas, Tripoli, Tunis, Alger ; ils reçoivent beaucoup de tabac et diverses marchandises d'Europe, qu'ils expédient sur des embarcations pour la ville de Jenné et ailleurs. Temboctou peut être considéré comme le principal entrepôt de cette partie de l'Afrique. On y dépose tout le sel provenant des mines de Toudeyni ; ce sel est apporté par des caravanes à dos de chameaux. Les Maures de Maroc et ceux des autres pays qui font les voyages du Soudan, restent six à huit mois à Temboctou pour faire le commerce et attendre un nouveau chargement pour leurs chameaux. [...]



Touareg du Sahara, 1906


En général, les hommes de cette classe [esclaves] sont moins malheureux à Temboctou que dans d'autres contrées ; ils sont bien vêtus, bien nourris, rarement battus ; on les oblige à pratiquer les cérémonies religieuses, ce qu'ils font très-exactement : mais ils n'en sont pas moins regardés comme une marchandise ; on les exporte à Tripoli, à Maroc, et sur d'autres parties de la côte, où ils ne sont pas aussi heureux qu'à Temboctou ; c'est toujours avec regret qu'ils partent de cette ville, quoiqu'ils ignorent le sort qui leur est destiné.
Au moment où je la quittai, je vis plusieurs esclaves, quoique ne se connaissant pas, se faire réciproquement des adieux touchans : la conformité de leur triste condition excite entre eux un sentiment de sympathie et d'intérêt mutuel ; ils se font, de part et d'autre, des recommandations de bonne conduite. Mais les Maures chargés de les emmener pressent souvent le départ, et les arrachent à ces doux épanchemens, si bien faits pour apitoyer sur leur sort.
Étant à la mosquée, un Maure d'un certain âge s'approcha de moi gravement et, sans me parler, mit dans la poche de mon coussabe une poignée de cauris, monnaie du pays : il s'éloigna si promptement qu'il ne me donna pas le temps de le remercier. Je fus très-surpris de cette manière délicate de faire l'aumône. [...]



Tombouctou (croquis de René Caillié)


Cette ville mystérieuse, qui, depuis des siècles, occupait les savans, et sur la population de laquelle on se formait des idées si exagérées, comme sur sa civilisation et son commerce avec tout l'intérieur du Soudan, est située dans une immense plaine de sable blanc et mouvant, sur lequel il ne croît que de frèles arbrisseaux rabougris, tels que le mimosa ferraginea, qui ne vient qu'à la hauteur de trois à quatre pieds. Elle n'est fermée par aucune clôture ; on peut y entrer de tous côtés. On remarque dans son enceinte et autour quelques balanites oegyptiaca, et un palmier doum situé au centre.
Temboctou peut contenir au plus dix ou douze mille habitans, tous commerçans, en y comprenant les Maures établis. Il y vient souvent beaucoup d'Arabes, amenés par les caravanes, qui séjournent dans la ville et augmentent momentanément la population. Au loin dans la plaine, il croît quelques graminées, mêlées de chardons, dont les chameaux se nourrissent. Le bois à brûler est d'une grande rareté aux environs ; on va très-prés de Cabra pour s'en procurer ; on en fait un objet de commerce, et les femmes le vendent au marché. Les riches seuls en brûlent ; les pauvres font usage de fiente de chameau. L'eau se vend également sur le marché ; les femmes en donnent une mesure d'environ un demi-litre pour un cauris. Temboctou, quoique l'une des plus grandes villes que j'aie vues en Afrique, n'a d'autres ressources que son commerce de sel, son sol, n'étant aucunement propre à la culture. C'est de Jenné qu'elle tire tout ce qui est nécessaire à son approvisionnement, le mil, le riz, le beurre végétal, le miel, le coton, les étoffes du Soudan, les effets confectionnés, les bougies, le savon, le piment, les ognons, le poisson sec, les pistaches, etc. [...]


Cliché Nirmala, 2007


Les esclaves puisent l'eau avec des calebasses ; ils remplissent des sacs de cuir, qu'ils mettent sur le dos de leurs ânes. Mais avant de faire leur ouvrage, ils se divertissent toujours un peu à la danse ; car malgré leur esclavage, ils conservent toujours une grande gaieté. Rendus chez le maître, ils mettent l'eau dans des jarres où elle se rafraîchit et perd une partie de son mauvais goût. Quelques femmes esclaves savonnaient dans de grandes calebasses, auprès des excavations. [...]


Jacques Maccarthy ; Choix de voyages dans les quatre parties du monde ; gravure de Naudet [s.d.]


Les nègres et les Maures ne s'occupent absolument que de leur commerce. ils n'ont que des connaissances bien bornées sur la géographie ; tous ceux à qui j'ai demandé des renseignemens sur le cours du fleuve, à l'E. et à l'E. S. E, de leur ville, se sont accordés à dire qu'il passe à Haoussa, et qu'il va se perdre dans le Nil. Je n'ai pu obtenir de renseignemens plus certains ; et la question du grand problème de l'issue du Dhioliba dans l' Océan sera résolue par un voyageur plus heureux : cependant, s'il m'est permis d'énoncer mon opinion sur le cours de ce fleuve, je suis aussi porté à croire qu'il va se perdre dans le golfe de Bénin, par plusieurs embouchures. [...]


Jacques Maccarthy ; Choix de voyages dans les quatre parties du monde ; gravure de Naudet [s.d.]


Comme les environs de Temboctou sont tous dépourvus de pâturages (puisque les chameaux y trouvent a peine de quoi paître ), on tire de Cabra beaucoup de fourrage, que les habitans de ce village récoltent dans les marais, et qu'ils font sécher pour le vendre aux personnes de la ville qui ont des bestiaux à nourrir, tels que chevaux, bœufs, moutons ou cabris ; ce fourrage est serré sur le toit des maisons. Temboctou et ses environs offrent l'aspect le plus monotone, le plus aride que j'aie jamais vu : cependant j'aperçus, à peu de distance hors de la ville, un troupeau de chameaux dispersé dans la campagne, paissant : çà et là quelques chardons desséchés par le vent brûlant de l'est, et de jeunes branches de mimosa ferraginea, dont les longues épines, ressemblant à celles de l'aubépine, n'empêchaient pas ces animaux de les dévorer. On me dit qu'ils appartenaient aux Maures qui font les voyages à travers le grand désert.
Tous les habitans natifs de Temboctou sont zélés mahométans. Leur costume est le même que celui des Maures, et ils ont quatre femmes comme les Arabes ; mais ils n'ont pas, comme les Mandingues, la cruauté de les battre : elles sont cependant chargées de même des soins du ménage. Il est vrai que les habitans de Temboctou, qui ont continuellement des relations avec les peuples demi-civilisés de la Méditerranée, ont quelques idées de la dignité de l'homme. J'ai toujours vu, dans mes voyages, que c'était chez les peuples les moins civilisés que la femme était le plus asservie. Ainsi, le beau sexe d'Afrique devrait donc faire des vœux pour les progrès de la civilisation. A Temboctou, les femmes ne sont pas voilées comme dans l'empire de Maroc ; elles sortent quand elles le veulent, et sont libres de voir tout le monde. Les habitans sont doux et affables envers les étrangers ; ils sont industrieux et intelligens dans le commerce, qui est leur seule ressource : la plupart des négocians sont riches et ont beaucoup d'esclaves. Les hommes sont de taille ordinaire, bien faits, se tenant très-droits, ayant une démarche assurée ; leur teint est d'un beau noir foncé ; ils ont le nez un peu plus aquilin que chez les Mandingues, et, comme eux, les lèvres minces et de beaux yeux. J'ai vu des femmes qui pouvaient passer pour très jolies. Tous se nourrissent bien, mangent du riz et du couscous fait de petit mil cuit avec de la viande ou du poisson sec ; ils font par jour deux repas. Les nègres qui ont de l'aisance, ainsi que les Maures, font leur déjeûner avec du pain de froment, du thé et du beurre de vache ; il n'y a que les nègres d'une classe inférieure qui mangent du beurre végétal. En général, les nègres ne sont pas aussi bien logés que les Maures : ceux-ci ont sur eux un grand ascendant, et se croient eux-mêmes bien supérieurs. Les habitans de Temboctou sont d'une propreté recherchée pour leurs vêtemens et l'intérieur de leurs maisons. Leurs ustensiles de ménage consistent en quelques calebasses et quelques plats de bois ; ils ne connaissent pas l'usage des cuillers ni des fourchettes, et ils croient qu'à leur exemple tous les peuples de la terre prennent les mets avec les doigts ; ils n'ont d'autres meubles que quelques nattes pour s'asseoir ; leur lit se compose de quatre piquets fichés en terre à une extrémité de la chambre, sur lesquels ils tendent des nattes ou une peau de bœuf. Les riches ont un matelas en coton, et une couverture fabriquée chez les Maures des environs, avec le poil des chameaux et la laine de leurs moutons. J'ai vu une femme de Cabra occupée à tisser de ces couvertures.
Ils ont, comme je l'ai dit, plusieurs femmes ; mais beaucoup y adjoignent leurs esclaves. Les Maures ne prennent pas d'autres femmes que celles-ci : ils les occupent à promener les marchandises dans les rues, comme colats, piment, etc. ; elles vont aussi au marché étaler une petite boutique, pendant que la favorite reste à la maison, afin de surveiller celles qui sont chargées de faire la cuisine pour tout le monde : elle-même prépare seule les repas de son mari. Ces femmes sont vêtues très-proprement ; leur costume consiste en un coussabe comme celui des hommes, excepté qu'il n'a pas de grandes manches ; elles portent aussi des souliers en maroquin. La mode varie quelquefois pour la coiffure, qui consiste principalement en un fatara de belle mousseline ou autre étoffe de coton d'Europe. Leurs cheveux sont tressés avec beaucoup d'art : la tresse ou natte principale est grosse comme le pouce ; elle part de derrière la tête, vient incliner sur le devant, et est terminée par un morceau de cornaline rond, creusé au milieu ; elles mettent sous cette natte un petit coussin pour la soutenir, et joignent à cet ornement beaucoup d'autres colifichets, tels que du faux ambre, du faux corail, et des morceaux de cornaline taillés comme celui-ci. Elles ont aussi l'habitude de se graisser de beurre la tête et le corps, mais moins profusément que les Bambaras et les Mandingues. La grande chaleur, augmentée par le vent brûlant de l'E., leur rend cette habitude nécessaire. Les femmes riches ont une grande quantité de verroteries au cou et aux oreilles : elles portent, comme à Jenné, un anneau aux narines ; celles qui ne sont pas assez riches, remplacent cet anneau par un morceau de soie rouge : elles mettent des bracelets en argent, et des cercles en fer argenté aux chevilles : ceux-ci sont fabriqués dans le pays ; au lieu d'avoir une forme arrondie, comme ceux des bras, ils sont plats et ont quatre pouces de large ; ils y gravent quelques jolis dessins.
Les esclaves femelles des gens riches ont quelques parures en or au cou ; au lieu de boucles d'oreille, comme aux environs du Sénégal, elles ont de petites plaques en forme de collier. Quelques jours après mon arrivée à Temboctou, je rencontrai un nègre qui en promenait deux dans les rues, que je reconnus pour avoir passé avec moi sur la même pirogue : ces femmes étaient un peu âgées ; mais leur maître, pour leur donner un air de jeunesse favorable à la vente, les avait très-bien habillées ; elles portaient de belles pagnes blanches, avaient de grosses boucles en or aux oreilles, et chacune deux ou trois colliers de même métal. Je passai auprès d'elles ; elles me regardèrent en souriant, et ne parurent nullement fâchées de se voir promenées dans les rues pour être vendues ; indifférence que j'attribuai à l'état d'abrutissement dans lequel les tient l'esclavage, et à l'ignorance absolue des droits naturels de l'espèce humaine. Elles croient simplement que les choses doivent être ainsi, et qu'elles sont faites pour ce trafic. [...]


Mountaga Dembélé ; jeune fille, Bamako, 1935


Les Touariks ou Sourgous ne sont qu'un même peuple : le premier nom leur est donné par les Maures et le second par les nègres : ils sont nomades, et habitent les bords du Dhioliba, depuis le village de Diré jusqu'aux environs de Haoussa, que mon hôte m'a dit être à vingt jours à l' E. S. E. de Temboctou, dans une vaste contrée du même nom que le fleuve arrose. Les Touariks, par la terreur de leurs armes, ont rendu tributaires tous les nègres leurs voisins ; ils exercent envers eux le plus affreux brigandage. Ils ont, comme les Arabes, de beaux chevaux qui les facilitent dans leurs incursions vagabondes : les peuplades qui y sont exposées ont tellement peur d'eux, qu'il suffit de trois ou quatre Touariks pour donner l'épouvante à cinq ou six villages. A Temboctou, on ne laisse plus sortir les esclaves hors de la ville après le coucher du soleil, de peur qu'ils ne soient enlevés par les Touariks, qui s'emparent de vive force de ceux qui leur tombent sous la main, et rendent bien plus déplorable la condition de ces malheureux. J'en ai vu dans leurs petites embarcations, presque tout nus, et à chaque instant menacés par leurs maîtres d'être frappés.
Les Touariks sont riches en bestiaux ; ils ont de nombreux troupeaux de moutons, boeufs et chèvres ; le lait et la viande suffisent à leur nourriture. Leurs esclaves recueillent la graine du nénufar, qui est très-commun dans tous les marais environnans ; ils la font sécher et la vannent : elle est si fine, qu'elle n'a pas besoin d'être pilée ; ils la font cuire avec leur poisson. Ces peuples nomades ne cultivent point ; leurs esclaves ne sont occupés qu'à soigner leurs troupeaux ; ils n'ont pour leur consommation d'autre grain que celui qu'ils tirent des flottilles venant de Jenné à Temboctou. Au moment de la crue des eaux, les Touariks se retirent un peu dans l'intérieur, où
ils trouvent de bons pâturages ; ils ont de nombreux troupeaux de chameaux, dont le lait est une ressource toujours certaine. [...]


Mountaga Dembélé ; photo de famille, Bamako, 1935


Les Touariks, comme tous les musulmans, ont plusieurs femmes : celles qui sont grosses et grasses sont les plus recherchées ; pour être une véritable beauté à leurs yeux, il faut qu'une femme soit parvenue à un tel degré d'embonpoint, qu'elle ait perdu la faculté de marcher sans le secours de deux personnes. Elles sont vêtues comme les Mauresses des bords du Sénégal ; mais, au lieu de gainée bleue, elles mettent des pagnes bleues qui viennent de Jenné, et que les négocians de Temboctou leur procurent : celles que j'ai vues en passant auprès du camp du chef, m'ont paru être de la plus grande malpropreté. Les hommes n'ont pas une mise plus soignée : ils ont, comme les nègres de Temboctou, un coussabe blanc ou bleu. un pantalon qui descend jusqu'à la cheville, comme on en porte à Jenné et à Temboctou. Les esclaves ont des culottes pareilles à celles des Maures qui habitent les bords du Sénégal. Le costume des Touariks ne diffère de celui des Maures que par la coiffure ; ils ont l'habitude de porter, jour et nuit, une bande de toile de coton qui leur passe sur le front, descend sur les yeux, et même avance jusque sur le nez, car ils sont obligés de lever un peu la tête pour y voir ; la même bande, après avoir fait un ou deux tours sur la tête, vient passer sous le nez, et descend un peu plus bas que le menton, en sorte qu'on ne leur voit que le bout du nez : ils ne l'ôtent ni pour manger, ni pour boire, ni pour fumer ; ils ne font que soulever cette bande de toile, que les nègres nomment fatara.
Les Touariks fument beaucoup. Ils ont tous de beaux chevaux et sont bons cavaliers : belliqueux, mais cruels, ils sont tous armés de trois ou quatre piques, et d'un poignard qu'ils portent au bras gauche ; la lame est en haut et la poignée touche sur le dessus de la main ; il y a au fourreau de ces poignards un manchon dans lequel on passe la main ; ils sont droits, assez bien faits ; on les apporte des bords de la Méditerranée. Ces hommes ont en outre des boucliers en cuir de bœuf tanné, qui sont travaillés avec beaucoup de goût, et ont la forme de ceux des anciens chevaliers, excepté qu'ils sont carrés du bout ; ils sont couverts de jolis dessins : ces boucliers sont assez larges pour les couvrir tout entiers. Quelques nègres de Temboctou en ont aussi de la même forme, mais bien plus petits. Les Touariks ne se battent qu'avec la lance et le poignard ; ils sont toujours à cheval ; ils ne font point usage de l'arc ; l'embarras de leurs boucliers les empêcherait de s'en servir utilement. Ces peuples nomades portent les cheveux longs, ont le teint très-brun, comme les Maures, le nez aquilin, de grands yeux, une belle bouche, la figure longue et le front un peu élevé ; l'expression de leur physionomie est sauvage et barbare : on les regarde comme une race d'Arabes, et ils ont en effet une partie des habitudes de ceux-ci ; mais ils parlent un idiome particulier. Ce sont eux qui se réunissent en nombre pour attaquer les caravanes venant de Tripoli : celles de Maroc sont moins exposées à leurs brigandages, parce qu'ils s'étendent plus dans la partie du N. . Ils ont beaucoup d'esclaves qu'ils occupent en partie à la récolte des gommes venant des bords du fleuve ; ils les vendent aux négocians de Temboctou, avec beaucoup d'ivoire. [...]


Seydou Keïta ; Bamako, 1952


Dans le cours de mon voyage, j'ai toujours eu soin de me cacher pour écrire, afin de ne pas éveiller l'attention soupçonneuse des musulmans ; c'était toujours dans les bois, à l'abri d'un buisson ou d'un rocher, que je mettais par écrit tout ce qui m'avait paru digne de remarque. [...]


Seydou Keïta ; Bamako, 1956


Ayant pensé que la description seule ne donnerait pas une idée juste de la construction de cette mosquée, je me suis hasardé à en prendre un croquis, ainsi qu'une vue de la ville : l'un et l'autre rendront peut-être, mieux que des paroles les objets que je désire faire connaître au lecteur.
Pour faire l'esquisse de la mosquée, je m'assis dans la rue, en face, et je m'entourai avec ma grande couverture, que je repliai sur mes genoux ; je tenais à la main une feuille de papier blanc, à laquelle je joignais une page du Coran ; et lorsque je voyais venir quelqu'un de mon côté, je cachais mon dessin dans ma couverture, et je gardais la feuille du Coran à la main, comme si j'étudiais la prière. Les passans, loin de me soupçonner, me regardaient comme un prédestiné, et louaient mon zèle. [...]


Alioune Bâ ; Grande mosquée de Djenné, 1996


Je voyais souvent des Maures que ma situation intéressait ; ils me questionnaient sur les usages européens, et sur le traitement que les chrétiens m'avaient fait éprouver. Je tâchais à mon tour d'obtenir de leur part des détails sur les peuples des environs et sur la distance de leurs pays à Temboctou ; mais, loin de me répondre, ils faisaient semblant de ne pas m'entendre, et tournaient la tête en adressant la parole à un autre. Malheureusement je ne possédais pas assez de moyens pour leur faire des présens ; aussi ne m'appelait-on que le meskine (pauvre). Le peu de renseignemens que j'ai obtenus à Temboctou m'ont été fournis par Sidi-Abdallahi-Chébir, mon hôte, et par quelques nègres kissours, qui eurent seuls la complaisance de répondre à mes questions. Ils n'ont aucune notion exacte sur le cours du fleuve à l'E. de cette ville : mon hôte m'a assuré qu'il passe à Haoussa, et se rejoint au Nil. C'est l'opinion générale des Arabes qui habitent le pays. Ce fleuve porte à Temboctou le nom de Bahar-el-Nil ( rivière du Nil). [...]


Alioune Bâ ; mosquée de Nangoyo, 1996


J'employai les derniers jours que je demeurai dans la ville à recueillir des renseignemens sur la fin malheureuse du major Laing, dont j'avais entendu parler à Jenné, et qui m'avait été confirmée par les habitans de Temboctou, que j'avais interrogés sur ce triste événement. J'appris qu'à quelques journées au N. de cette ville, la caravane dont le major faisait partie avait été arrêtée, sur la route de Tripoli, par les Touariks , et, selon d'autres, par les Berbiches, tribu nomade, voisine du Dhioliba. Laing, reconnu pour chrétien, fut horriblement maltraité ; on ne cessa de le frapper avec un bâton que lorsqu'on le crut mort. Je suppose qu'un autre chrétien, qu'on me dit avoir péri sous les coups, était quelque domestique du major.
Les Maures de la caravane de Laing le relevèrent, et parvinrent, à force de soins, à le rappeler à la vie. Dés qu'il eut repris connaissance, on le plaça sur son chameau, où il fallut l'attacher, tant il était faible et incapable de se soutenir. Les brigands ne lui avaient presque rien laissé ; la plus grande partie de ses marchandises avait été pillée.
Rendu à Temboctou, Laing guérit de ses blessures, au moyen d'un onguent qu'il avait apporté d'Angleterre. Sa convalescence fut lente, mais fut rarement troublée par de fâcheuses vexations, grâce aux lettres de recommandation que des Tripolitains lui avaient données, et sur-tout grâce à l'appui de son hôte, Tripolitain lui-même, à qui on l'avait confié. La maison de ce Maure est voisine de celle où je demeurais à Temboctou ; j'eus occasion de le voir souvent, et il me parut un homme plein d'humanité ; plusieurs fois il me donna des dattes, par esprit de charité ; et le jour de mon départ, il me fit même présent, pour ma route, d'une culotte en coton bleu, faite dans le pays. Ce fut lui qui m'apprit que le major avait été recommandé par une maison de Tripoli à un vieillard maure qui, n'ayant pu le loger, le lui avait adressé pour lui donner l'hospitalité. Laing, d'après ce qu'il me dit encore, n'avait pas quitté le costume européen, et se disait envoyé par le roi d'Angleterre, son maître, afin de connaître Temboctou et les merveilles qu'elle renferme. Il paraît que le voyageur en avait tiré le plan devant tout le monde ; car le même Maure me raconta, dans son langage naïf et expressif, qu'il avait écrit la ville et tout ce qu'elle contenait.
D'autres Maures que je questionnai sur Laing, me rapportèrent seulement que le major mangeait peu, qu'il ne se nourrissait que de pain, d'œufs et de volaille. J'aurais désiré des détails plus intéressans sur l'infortuné voyageur. Souvent, me raconta-t-on encore, on le tourmentait pour le faire convenir qu'il n'y a qu'un seul Dieu et que Mahomet est son prophète ; mais il se bornait toujours à répondre, "Il n'y a qu'un seul Dieu", sans rien ajouter. Aussi, le traitait-on de cafir, d'infidèle, sans pourtant l'outrager autrement ; on le laissait libre de penser et de prier à sa manière. En effet, Sidi-Abdallahi, mon hôte, à qui je demandai plusieurs fois si l'on avait fait quelque insulte au chrétien pendant son séjour à Temboctou, me répondit négativement, en remuant la tête, de manière à me faire comprendre qu'on eût été bien fâché de lui causer de la peine.
Cette tolérance s'explique, en sachant que les Maures qui résident à Temboctou sont de Tripoli,
d'Alger ou de Maroc, et qu'ayant eu occasion de voir des chrétiens dans leur pays, ils sont moins prompts à s'effaroucher de leur culte et de leurs mœurs. Par exemple, mon hôte, qui était de Tatta, ville assez voisine du cap Mogador, n'était pas l'ennemi des chrétiens. On comprendra donc facilement que le major ait pu visiter librement toute la ville, et même entrer dans les mosquées.
Il paraît qu'après avoir pris une connaissance complète de Temboctou, il desira de voir Cabra et le Dhioliba ; mais comme, en sortant de la ville le jour, il eût couru les plus grands dangers de la part des Touariks, qui rôdent continuellement dans les environs de Temboctou, et qu'il ne se rappelait que trop leurs mauvais traitemens, il se décida à partir la nuit : il faisait bien ; car si dans la ville les Touariks n'osaient rien lui dire, ils se seraient vengés en l'arrêtant, dès qu'ils l'auraient surpris hors de ses limites ; je ne sais même pas s'ils ne l'auraient pas tué, après l'avoir pillé.
Laing, profitant donc d'une nuit obscure, monta à cheval, et, sans être accompagné d'aucun homme du pays, parvint à Cabra, et même, dit-on, jusqu'aux bords du Dhioliba : il ne lui arriva rien de fâcheux. De retour à Temboctou, le major eût ardemment souhaité, au lieu de revenir en Europe par le désert, de s'y rendre par Jenné et Ségo, en remontant le Dhioliba ; puis il aurait gagné les comptoirs français du Sénégal. Mais à peine eut-il communiqué son projet aux Foulahs établis sur les bords du Dhioliba (et dont un grand nombre étaient accourus à Temboctou, au bruit de l'arrivée d'un chrétien), que tous déclarèrent qu'ils ne souffriraient jamais qu'un nasarah mît le pied sur leur territoire, et que, s'il le tentait, ils sauraient bien l'en faire repentir.
Le major, voyant qu'il n'y avait rien à obtenir de ces fanatiques, choisit la route d'el-Araouan, où il espérait se joindre à une caravane de marchands maures qui portaient du sel à Sansanding ; mais, hélas ! après avoir marché cinq jours au N. de Temboctou, la caravane qu'il avait rejointe, rencontra chéikh Hamet-oul'd-Habib, vieillard fanatique, chef de la tribu de Zaouât, qui erre dans le désert de ce nom. Chéikh Hamet arrêta le major, sous prétexte qu'il était entré sur son territoire sans sa permission ; ensuite il voulut l'obliger de reconnaître Mahomet pour le prophète de Dieu ; il exigea même qu'il fît le salam. Laing, trop confiant dans la protection du pacha de Tripoli, qui l'avait recommandé à tous les chéikhs du désert, refusa-d'obéir à chéikh Hamet, qui n'en réitéra que plus vivement ses instances pour qu'il se fît musulman. Laing fut inébranlable, et préféra mourir plutôt que de se soumettre ; résolution qui fis perdre au monde un des plus habiles voyageurs, et fit un martyr de plus pour la science.
Un Maure de la suite du chef des Zaouâts, à qui celui-ci avait donné l'ordre de tuer le chrétien, regarda le chéikh avec horreur, et refusa d'exécuter son ordre : « Quoi, lui dit-il, tu veux que j'assassine le premier chrétien qui soit venu ici, et qui ne nous a fait aucun mal ? Que d'autres s'en chargent, je ne veux pas me reprocher sa mort ; tue-le toi-même. »
Cette réponse suspendit un moment l'arrêt fatal prononcé contre Laing ; on agita quelque temps devant lui, et avec chaleur, la question de sa vie ou de sa mort : celle-ci fut décidée. Des esclaves noirs furent appelés, et on les chargea de l'affreux ministère que le Maure avait généreusement repoussé : aussitôt ils s'emparèrent du patient ; l'un d'eux lui jeta son turban autour du cou, et l'étrangla sur-le-champ, en tirant d'un côté, pendant que son camarade serrait de l'autre. Infortuné Laing ! . . . son corps fut jeté dans le désert, et devint la pâture des corbeaux et des vautours, seuls oiseaux qui habitent ces lieux désolés, où la mort seule se charge de les nourrir.
Le major une fois reconnu pour chrétien et pour Européen, la mort était cent fois préférable pour lui à un changement, même momentané, de religion, puisque dès-lors il eût dû renoncer à l'espoir de revoir jamais l'Europe. Le sort de Laing, devenu musulman par force, eût été le plus fâcheux qu'un homme puisse éprouver. - Vil esclave de barbares sans pitié, au milieu de peines et de dangers sans cesse renaissans dans un tel pays, en vain le pacha de Tripoli l'eût-il réclamé ; à cette distance éloignée, le chef des Zaouâts aurait méprisé ses menaces et gardé son prisonnier. La résolution du major Laing fut peut-être à-la-fois une preuve d'intrépidité et de prévoyance.
[...]



J'aurai laissé après moi d'immenses découvertes à faire, sur-tout relativement à la partie géographique et à l'histoire naturelle ; tout ce que j'ai souffert ne doit pas décourager les explorateurs futurs. Sans doute leurs tentatives seront également pénibles et dangereuses ; toutefois une entreprise conduite avec sagesse et prudence triompherait des obstacles. Il faudrait, je crois, pour en assurer le succès, voyager très-simplement, sans aucune espèce de luxe, mais adopter extérieurement le culte de Mahomet, se faire passer dans le pays pour Arabe. Un feint néophyte n'agirait pas avec autant de liberté, et deviendrait suspect chez des peuples aussi méfians : d'ailleurs, je crois encore qu'il ne passerait pas davantage chez les peuplades nègres, en se donnant pour un chrétien converti. Le meilleur moyen, à mon avis, serait donc de traverser, en qualité d'Arabe, le grand désert de Sahara, avec des ressources suffisantes et cachées. Après avoir habité quelque temps la ville musulmane qu'on aurait choisie comme point de départ, et dans laquelle on se serait fait connaître pour négociant, afin de ne donner aucun soupçon, on achèterait dans cette ville quelques marchandises, sous prétexte d'aller faire le commerce un peu plus loin, en évitant avec le plus grand soin de nommer la ville de Temboctou.

René Caillié ; Journal d'un voyage à Temboctou et à Jenné, dans l'Afrique centrale, 1830




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