lundi 30 juin 2008

L'art d'aimer ... (fin...)


Découvrez Véronique Sanson!



N'allez pas surtout reprocher à une belle ses défauts : que d'amants se sont bien trouvés de cette utile dissimulation ! Le héros aux pieds ailés, Persée, ne blâme jamais dans Andromède la couleur brune de son teint. Andromaque, d'un commun avis, était d'une taille démesurée : Hector était le seul qui la trouvât d'une taille moyenne. Accoutume-toi à ce qui te déplaît ; tu t'y feras : l'habitude adoucit bien des choses ; mais l'amour, à son début, s'effarouche d'un rien. Une branche nouvellement greffée, qui commence à se nourrir sous la verte écorce, tombe si le moindre souffle l'ébranle ; mais, si on lui laisse le temps de s'affermir, bientôt elle résiste aux vents, et, branche robuste, enrichit l'arbre qui la porte de ses fruits adoptifs. Le temps efface tout, même les difformités du corps, et ce qui nous parut une imperfection cesse un jour d'en être une. L'odeur qui s'échappe de la dépouille des taureaux blesse d'abord nos narines délicates : elles s'y font à la longue et finissent par la supporter sans dégoût.
II est d'ailleurs des noms par lesquels on peut pallier les défauts. La femme qui a la peau plus noire que la poix d'Illyrie, dis qu'elle est brune. Est-elle un peu louche : compare-la à Vénus ; est-elle rousse : c'est la couleur de Minerve.
Celle qui, dans sa maigreur, semble n'avoir qu'un souffle de vie a la taille svelte. Elle est petite : tant mieux ! elle en est plus légère. Sa taille est épaisse : c'est un agréable embonpoint. Déguise ainsi chaque défaut sous le nom de la qualité qui en approche le plus.




Ne t'informe jamais de son âge, ni du consulat sous lequel elle est née : laisse le censeur remplir ce rigoureux devoir, surtout si elle n'est plus dans la fleur de la jeunesse, si la belle saison de sa vie est passée, et si déjà elle est réduite à s'arracher des cheveux gris.
Jeunes Romains, cet âge, et même un âge plus avancé, n'est pas stérile en plaisirs : c'est un champ qu'il faut ensemencer pour qu'il donne un jour sa moisson. Travaillez, tandis que vos forces et votre jeunesse le permettent : assez tôt, dans sa marche insensible, viendra la vieillesse caduque. Fendez l'océan avec la rame, ou les sillons avec la charrue ; armez du glaive meurtrier vos mains belliqueuses, ou consacrez aux belles vos efforts, votre vigueur et vos soins. C'est un autre genre de milice, où l'on peut aussi recueillir de riches trophées. Ajoutez que les femmes déjà sur le retour sont plus savantes dans l'art d'aimer : elles ont l'expérience, qui seule perfectionne tous les talents. Elles réparent par la toilette les outrages du temps, et parviennent, à force de soins, à déguiser leurs années. Elles sauront à ton gré, par mille attitudes diverses, varier les plaisirs de Vénus : nulle peinture voluptueuse n'offre plus de diversité. Chez elles le plaisir naît sans provocation irritante : ce plaisir le plus doux, celui que partagent à la fois et l'amante et l'amant. Je hais des embrassements dont l'effet n'est pas réciproque : aussi les caresses d'un adolescent ont-elles pour moi peu d'attrait. Je hais cette femme qui se livre parce qu'elle doit se livrer, et qui, froide au sein du plaisir, songe encore à ses fuseaux. Le plaisir qu'on m'accorde par devoir cesse pour moi d'être un plaisir, et je dispense ma maîtresse de tout devoir envers moi. Qu'il m'est doux d'entendre sa voix émue exprimer la joie qu'elle éprouve, et me prier de ralentir ma course pour prolonger son bonheur ! J'aime à la voir, ivre de volupté, fixer sur moi ses yeux mourants, ou, languissante d'amour, se refuser longtemps à mes caresses !
Mais, ces avantages, la nature ne les accorde pas à la première jeunesse : ils sont réservés à cet âge qui suit le septième lustre. Que d'autres, trop pressés, boivent un vin nouveau ; pour moi, que l'on me verse d'un vieux vin qui date de nos anciens consuls. Ce n'est qu'après un grand nombre d'années que le platane peut lutter contre les ardeurs du soleil, et les prés nouvellement fauchés blessent nos pieds nus. Quoi ! tu pourrais préférer Hermione à Hélène ? et la fille d'Althée l'emporterait sur sa mère ? Si donc tu veux goûter les fruits de l'amour dans leur maturité, tu obtiendras, pour peu que tu persévères, une récompense digne de tes vœux.



Mais déjà le lit complice de leur plaisirs a reçu nos deux amants. Muse, arrête-toi à la porte close de la chambre à coucher ; ils sauront bien, sans toi, trouver les mots usités en pareil cas, et leurs mains dans le lit ne resteront pas oisives. Leurs doigts sauront s'exercer dans ce mystérieux asile où l'Amour aime à lancer ses traits. Ainsi, jadis, près d'Andromaque, en usait le vaillant Hector, dont les talents ne se bornaient pas à briller dans les combats. Ainsi le grand Achille en usait avec sa captive de Lyrnesse, lorsque, las de carnage, il reposait près d'elle sur une couche moelleuse. Briséis, tu te livrais sans crainte aux caresses de ces mains, toujours teintes du sang des Troyens. Ce qu'alors tu aimais le plus, voluptueuse beauté, n'était-ce pas de te sentir pressée par ces mains victorieuses ?
Si tu veux m'en croire, ne te hâte pas trop d'atteindre le terme du plaisir ; mais sache, par d'habiles retards, y arriver doucement. Lorsque tu auras trouvé la place la plus sensible, qu'une sotte pudeur ne vienne pas arrêter ta main.
Tu verras alors ses yeux briller d'une tremblante clarté, semblable aux rayons du soleil reflétés par le miroir des ondes. Puis viendront les plaintes mêlées d'un tendre murmure, les doux gémissements, et ses paroles, agaçantes qui stimulent l'amour. Mais, pilote maladroit, ne vas pas, déployant trop de voiles, laisser la maîtresse en arrière ; ne souffre pas non plus qu'elle te devance : voguez de concert vers le port. La volupté est au comble lorsque, vaincus par elle, l'amante et l'amant succombent en même temps. Telle doit être la règle de ta conduite, lorsque rien ne te presse et que la crainte ne te force pas d'accélérer tes plaisirs furtifs. Mais, si les retards ne sont pas sans danger, alors, penché sur les avirons, rame de toutes tes forces, et presse de l'éperon les flancs de ton coursier.

Ovide ; L'art d'aimer

dimanche 29 juin 2008

L'art d'aimer ... (suite...)





Mais le féroce sanglier, dans sa plus grande furie, lorsque ses défenses foudroyantes font rouler au loin les rapides limiers ; la lionne, lorsqu'elle présente sa mamelle aux petits qu'elle allaite ; la vipère que le voyageur a foulée d'un pied distrait, sont moins à craindre que la femme qui a surpris une rivale dans le lit de son époux. Sa fureur se peint sur sa figure : le fer, la flamme, tout lui est bon ; oubliant toute retenue, elle court, pareille à la Bacchante agitée par le dieu d'Aonie. La barbare Médée vengea sur ses propres enfants le crime de Jason et la violation de la foi conjugale ; cette hirondelle que vous voyez fut aussi une mère dénaturée. Regardez ! sa poitrine est encore teinte de sang. Ainsi se rompent les unions les mieux assorties, les liens les plus solides. Un amant prudent doit craindre d'exciter ces jalouses fureurs.
Ce n'est pas que, censeur rigide, je veuille te condamner à n'avoir qu'une maîtresse : m'en préservent les dieux ! Une femme mariée peut à peine tenir un semblable engagement. Donne-toi de l'amusement, mais couvre d'un voile modeste tes tendres larcins ; il faut se garder d'en tirer vanité. Ne fais point à une femme un présent qu'une autre puisse reconnaître ; change l'heure et le lieu de vos rendez-vous, de peur qu'une d'elles ne te surprenne dans une retraite dont elle connaît le mystère. Quand tu écriras, relis avec soin tes épîtres avant de les envoyer : bien des femmes lisent dans une lettre plus qu'on ne leur dit.
Vénus blessée prend justement les armes, rend trait pour trait à l'agresseur, et lui fait éprouver à son tour le mal qu'il a causé. Tant qu'Atride se contenta de son épouse, elle fut chaste ; l'infidélité de son mari la rendit coupable. Elle avait appris que Chrysès, le laurier à la main, le front ceint de bandelettes sacrées, avait en vain redemandé sa fille. Elle avait appris, ô Briséis, l'enlèvement qui causa tes chagrins, et par quels honteux retards se prolongeait la guerre. Tout cela, cependant, elle ne l'avait su que par ouï-dire. Mais elle avait vu de ses propres yeux la fille de Priam ; elle avait vu le vainqueur, ô honte ! devenu l'esclave de sa captive. Dès lors la fille de Tyndare ouvrit à Égisthe et son cœur et son lit, et se vengea par un crime du crime de son époux.



Si, quoique bien cachés, tes amours secrets viennent à se découvrir, tout découverts qu'ils sont, ne laisse pas de nier. Ne sois pour cela ni plus soumis, ni plus flatteur que de coutume : un tel changement est la marque d'un cœur coupable. Mais n'épargne aucun effort, et emploie toute ta vigueur aux combats de l'amour ; la paix est à ce prix ; c'est ainsi que tu pourras nier tes précédents exploits. Il en est qui te conseilleraient de prendre pour stimulants des plantes malfaisantes ; la sarriette, le poivre mêlé à la graine mordante de l'ortie, ou le pyrèthre jaune infusé dans du vin vieux : à mon avis, ce sont de vrais poisons. La déesse qui habite les collines ombreuses du mont Eryx ne souffre pas pour l'usage de ses plaisirs ces moyens forcés et violents. Tu pourras cependant te servir de l'oignon blanc que nous envoie la ville de Mégare, et de la plante stimulante qui croît dans nos jardins : joins-y des œufs, du miel de l'Hymette, et ces pommes que porte le pin élancé.



Mais pourquoi, divine Érato, nous égarer dans ces détails de l'art d'Esculape ? Rentrons dans la carrière dont mon char ne doit pas sortir. Tout à l'heure je te conseillais de cacher avec soin tes infidélités ; quitte maintenant cette voie, et, si tu m'en crois, publie tes conquêtes. Garde-toi pourtant de m'accuser d'inconséquence. La nef recourbée n'obéit pas toujours au même vent ; elle court sur les flots, tantôt poussée par l'Aquilon, tantôt par l'Eurus ; le Zéphyr et le Notus enflent tour à tour ses voiles. Vois ce conducteur monté sur son char ; tantôt il laisse flotter les rênes, tantôt il retient d'une main habile ses coursiers trop ardents.
II est des amants que sert mal une timide indulgence : l'amour de leur maîtresse languit si la crainte d'une rivale ne vient le ranimer. Le bonheur souvent nous enivre, et difficilement on le supporte avec constance. Un feu léger s'éteint peu à peu faute d'aliments et disparaît sous la cendre blanchâtre qui couvre sa cime ; mais, à l'aide du soufre, sa flamme assoupie se rallume et jette une clarté nouvelle. Ainsi, lorsque le cœur languit dans une indolente torpeur, il faut, pour le réveiller, employer l'aiguillon de la jalousie. Donne des inquiétudes à ta maîtresse, et réchauffe son cœur refroidi ; qu'elle pâlisse à la preuve de ton inconstance.
Ô quatre, ô mille et mille fois heureux, celui dont la maîtresse gémit de se voir offensée ! À peine la nouvelle de son crime, dont elle voudrait douter encore, a frappé son oreille, elle tombe ; malheureuse ! la couleur et la voix l'abandonnent. Que ne suis-je l'amant dont elle arrache les cheveux dans sa fureur ! que ne suis-je celui dont elle déchire le visage avec ses ongles, dont la vue fait couler ses larmes, qu'elle regarde d'un œil farouche, sans lequel elle voudrait pouvoir, mais ne peut vivre ! Combien de temps, me diras-tu, dois-je la laisser en proie au désespoir ? Hâte-toi d'y mettre un terme, de peur que sa colère ne s'aigrisse en se prolongeant. Hâte-toi d'entourer de tes bras son cou si blanc et de presser sur ton sein son visage baigné de larmes. À ses pleurs donne des baisers ; à ses pleurs mêle les plaisirs de l'amour. Elle s'apaisera ; c'est le seul moyen de fléchir sa colère. Lorsqu'elle se sera bien emportée, lorsque la guerre sera ouvertement déclarée entre vous, demande-lui à signer sur son lit le traité de paix ; elle s'adoucira. C'est là que, sans armes, habite la pacifique Concorde ; c'est là, crois-moi, que naquit le Pardon. Les colombes qui viennent de se battre unissent plus amoureusement leurs becs ; leur roucoulement semble plein de caresses et dit quel est leur amour.
La nature ne fut d'abord qu'une masse confuse et sans ordre, où gisaient pêle-mêle les cieux, la terre et l'onde. Bientôt le ciel s'éleva au-dessus de la terre, la mer l'entoura d'une liquide ceinture ; et de ce chaos informe sortirent les éléments divers. La forêt se peupla de bêtes fauves, l'air d'oiseaux légers ; les poissons se cachèrent sous les eaux. Alors les hommes erraient dans les campagnes solitaires, et la force était l'unique partage de ces corps grossiers et endurcis. Ils avaient les bois pour demeure, l'herbe pour nourriture, les feuilles pour lit ; et pendant longtemps chacun vécut ignoré de son semblable. La douce volupté amollit, dit-on, ces âmes farouches, en réunissant sur la même couche l'homme et la femme. Ils n'eurent besoin d'aucun maître pour apprendre ce qu'ils avaient à faire : Vénus, sans le secours de l'art, remplit son doux office. L'oiseau a une femelle qu'il aime ; le poisson trouve au milieu des ondes une compagne pour partager ses plaisirs. La biche suit le cerf ; le serpent s'unit au serpent ; le chien s'accouple à la chienne ; la brebis et la génisse se livrent avec joie aux caresses du bélier et du taureau ; le bouc, tout immonde qu'il est, ne rebute point la chèvre lascive. La cavale, en proie aux fureurs de l'amour, franchit, pour rejoindre le cheval, et l'espace et les fleuves mêmes.
Courage donc ! emploie ce puissant remède pour calmer le courroux de ta maîtresse ; seul il peut assoupir ses cuisantes douleurs, baume plus efficace que tous les sucs de Machaon. Il saura, si tu as quelques torts, te les faire pardonner.

Ovide ; L'art d'aimer

(À suivre ...)

samedi 28 juin 2008

L'art d'aimer ...


Découvrez [dialogue]!



Lorsque les convives quitteront la table, le mouvement qui en résulte t'offrira un facile accès près de ta belle. Mêlé dans la foule, approche-toi d'elle doucement, de tes doigts serre sa taille, et de ton pied va chercher le sien. Mais voici l'instant de l'entretien. Loin d'ici, rustique pudeur ! la Fortune et Vénus secondent l'audace. Ne compte pas sur moi pour t'enseigner les lois de l'éloquence; songe seulement à commencer, et l'éloquence te viendra sans que tu la cherches. II faut jouer le rôle d'amant ; que tes discours expriment le mal qui te consume, et ne néglige aucun moyen pour persuader ta belle. II n'est pas bien difficile de se faire croire ; toute femme se trouve aimable ; et la plus laide est contente de la beauté qu'elle croit avoir. Que de fois d'ailleurs celui qui d'abord faisait semblant d'aimer finit par aimer sérieusement, et passa de la feinte à la réalité ! Jeunes beautés, montrez-vous plus indulgentes pour ceux qui se donnent les apparences de l'amour ; cet amour, d'abord joué, va devenir sincère. Tu peux encore, par d'adroites flatteries, t'insinuer furtivement dans son cœur, comme le ruisseau couvre insensiblement la rive qui le dominait. N'hésite point à louer son visage, ses cheveux, ses doigts arrondis et son pied mignon. La plus chaste est sensible à l'éloge qu'on fait de sa beauté, et le soin de ses attraits occupe même la vierge encore novice. Pourquoi, sans cela, Junon et Pallas rougiraient-elles encore aujourd'hui de n'avoir point obtenu le prix décerné à la plus belle dans les bois du mont Ida ? Voyez ce paon : si vous louez son plumage, il étale sa queue avec orgueil ; si vous le regardez en silence, il en cache les trésors. Le coursier, dans la lutte des chars, aime les applaudissements donnés à sa crinière bien peignée et à sa fière encolure.



Ne sois point timide dans tes promesses, ce sont les promesses qui entraînent les femmes. Prends tous les dieux à témoin de ta sincérité. Jupiter, du haut des cieux, rit des parjures d'un amant, et les livre, comme un jouet, aux vents d'Éole pour les emporter. Que de fois il jura faussement par le Styx d'être fidèle à Junon ! son exemple nous rassure et nous encourage. Il importe qu'il y ait des dieux, comme il importe d'y croire : prodiguons sur leurs autels antiques et l'encens et le vin. Les dieux ne sont pas plongés dans un repos indolent et semblable au sommeil. Vivez dans l'innocence, car ils ont les yeux sur vous. Rendez le dépôt qui vous est confié ; suivez les lois que la piété vous prescrit ; bannissez la fraude; que vos mains soient pures de sang humain, Si vous êtes sages, ne vous jouez que des jeunes filles; vous pouvez le faire impunément, en observant dans tout le reste la bonne foi. Trompez des trompeuses. Les femmes, pour la plupart, sont une race perfide; qu'elles tombent dans les pièges qu'elles-mêmes ont dressés.
L'Égypte, dit-on, privée des pluies nourricières qui fertilisent ses campagnes, avait éprouvé neuf années de sécheresse continuelle : Thrasius vient trouver Busiris, et lui découvrit un moyen d'apaiser Jupiter : c'est, dit-il, de répandre sur ses autels le sang d'un hôte étranger, "Tu seras, lui répond Busiris, la première victime offerte à ce dieu; tu seras l'hôte étranger à qui l'Égypte sera redevable de l'eau céleste". Phalaris fit aussi brûler le féroce Perillus dans le taureau d'airain qu'il avait fabriqué, et le malheureux inventeur arrosa de son sang l'ouvrage de ses mains ! Ce fut une double justice. Quoi de plus juste, en effet, que de faire périr par leur propre invention ces artisans de supplices ? Parjure pour parjure, c'est la règle de l'équité ; la femme abusée ne doit s'en prendre qu'à elle-même de la trahison dont elle donna l'exemple.



Les larmes sont aussi fort utiles en amour ; elles amolliraient le diamant. Tâche donc que ta maîtresse voie tes joues baignées de larmes. Si cependant tu n'en peux verser (car on ne les a pas toujours à commandement), mouille alors tes yeux avec la main.
Quel amant expérimenté ignore combien les baisers donnent de poids aux douces paroles ? Ta belle s'y refuse; prends-les malgré ses refus. Elle commencera peut-être par résister : "Méchant !" dira-t-elle ; mais, tout en résistant, elle désire succomber. Seulement, ne va pas, par de brutales caresses, blesser ses lèvres délicates, et lui donner sujet de se plaindre de ta rudesse. Après un baiser pris, si tu ne prends pas le reste, tu mérites de perdre les faveurs même qui te furent accordées. Que te manquait-il, dès lors, pour l'accomplissement, de tous tes vœux ? Quelle pitié ! ce n'est pas la pudeur qui t'a retenu ; c'est une stupide maladresse. C'eût été lui faire violence, dis-tu ? Mais cette violence plaît aux belles, ce qu'elles aiment à donner, elles veulent encore qu'on le leur ravisse. Toute femme, prise de force dans l'emportement de la passion, se réjouit de ce larcin : nul présent n'est plus doux à son cœur. Mais lorsqu'elle sort intacte d'un combat où on pouvait la prendre d'assaut, en vain la joie est peinte sur son visage, la tristesse est dans son cœur. Phoebé fut violée; Ilaïre, sa sœur, le fut aussi ; cependant l'une et l'autre n'en aimèrent pas moins leurs ravisseurs.
Une histoire bien connue, mais qui mérite d'être racontée, c'est la liaison de la fille du roi de Scyros avec le fils de Thétis. Déjà Vénus avait récompensé Pâris de l'hommage rendu à sa beauté, lorsque, sur le mont Ida, elle triompha de ses deux rivales ; déjà, une nouvelle bru était venue d'une contrée lointaine dans la famille de Priam, et les murs d'Ilion renfermaient l'épouse du roi de Sparte. Tous les princes grecs juraient de venger l'époux outragé : car l'injure d'un seul était devenue la cause de tous. Achille cependant (quelle honte, s'il n'eût en cela cédé aux prières de sa mère !), Achille avait déguisé son sexe sous les longs vêtements d'une fille. Que fais-tu, petit-fils d'Éacus ? tu t'occupes à filer la laine ! Est-ce là l'ouvrage d'un homme ? C'est par un autre art de Pallas que tu dois trouver la gloire. À quoi bon ces corbeilles ? ton bras est fait pour porter le bouclier. Pourquoi cette quenouille dans la main qui doit terrasser Hector ? jette loin de toi ces fuseaux, et que cette main rigoureuse brandisse la lance Pélias. Un jour, le même lit avait réuni, par hasard, Achille et la princesse de Scyros, quand la violence qu'elle subit lui dévoila tout à coup le sexe de sa compagne. Elle ne céda sans doute qu'à la force : je me plais à le croire; mais enfin elle ne fut pas fâchée que la force triomphât. "Reste," lui disait-elle souvent, lorsque Achille impatient de partir avait déjà déposé la quenouille pour saisir ses armes redoutables. Où donc est cette prétendue violence ? Pourquoi, Déidamie, retenir d'une voix caressante l'auteur de ta honte ?
Oui, si la pudeur ne permet pas à la femme de faire les avances, en revanche c'est un plaisir pour elle de céder aux attaques de son amant. Certes, il a une confiance trop présomptueuse dans sa beauté, le jeune homme qui se flatte qu'une femme fera la première demande. C'est à lui de commencer, à lui d'employer les prières ; et ses tendres supplications seront bien accueillies par elle. Demandez pour obtenir : elle veut seulement qu'on la prie. Explique-lui la cause et l'origine de ton amour. Jupiter abordait en suppliant les anciennes héroïnes ; et, malgré sa grandeur, aucune ne vint à lui la première, tout Jupiter qu'il était. Si cependant on ne répond à tes prières que par un orgueilleux dédain, n'insiste pas davantage, et reviens sur tes pas. Bien des femmes désirent ce qui leur échappe, et détestent ce qu'on leur offre avec instance. Sois moins pressant, et tu cesseras d'être importun. Il ne faut pas manifester l'espoir d'un prochain triomphe ; que l'Amour s'introduise auprès d'elle sous le voile de l'amitié. J'ai vu plus d'une beauté farouche être dupe de ce manège et son ami devenir bientôt son amant.

Ovide ; L'art d'aimer

(À suivre ...)

dimanche 22 juin 2008

Lady Day ... (fin...)


Découvrez Billie Holiday!



Les années suivantes voient Billie Holiday multiplier les enregistrements, les engagements, les succès, avec des musiciens de la stature de Roy Eldridge, Art Tatum, Benny Carter, Dizzy Gillespie… Mais elle entame également une liaison avec Jimmy Monroe, pour qui elle quitte le domicile de sa mère, avant qu'ils ne se marient précipitamment. Son nouveau compagnon est un escroc, doublé d'un drogué. Il l'habitue à l'opium, puis à la cocaïne, avant de se retrouver en prison.
Billie divorce de Monroe et enchaîne de nouveau les aventures, jusqu'à sa rencontre avec Joe Guy, un trompettiste be-bop qui la fournit en héroïne. À l'époque même où elle est la première artiste noire à chanter au "Met", où elle signe un contrat en or chez Decca, elle se retrouve sous la coupe de Joe Guy, dépendante à l'héroïne… Billie en parle sans concession :
« Je suis rapidement devenue une des esclaves les mieux payées de la région, je gagnais mille dollars par semaine, mais je n'avais pas plus de liberté que si j'avais cueilli le coton en Virginie.»
Dans les clubs, il se murmure qu'elle ne respecte pas ses engagements, qu'elle est souvent en retard, qu'elle se trompe dans les paroles. En 1945, Joe Guy monte une grande tournée pour Billie : "Billie Holiday and Her Orchestra". La tournée est déjà bien entamée lorsque Billie apprend la mort de sa mère Sadie, Duchess, comme l'avait surnommée Lester. Billie est effondrée, elle sombre dans la dépression, elle se réfugie un peu plus dans l'alcool, la drogue, et écourte sa tournée.

Au lendemain de la guerre, Billie Holiday est au plus haut, elle entame sa collaboration avec le pianiste Bobby Tucker, ses disques se vendent bien (elle a signé en 1944 chez Decca, elle triomphe au Town Hall de New York en février 1946, et son répertoire s'élargit à quelques chansons indissociables de son personnage : Lover Man, Good morning Heartache (écrite pour elle par Irene Wilson), et ses propres compositions : Fine and Mellow, Billie's Blues, Don't Explain et God Bless the Child. Elle tourne aussi dans le film New Orleans d'Arthur Lubin, un long-métrage assez médiocre, mais qui réunit de grands jazzmen, dont Louis Armstrong et Woody Herman.
À la même époque elle renoue avec Joe Guy et adopte le LSD. Son imprésario Joe Glaser lui impose une cure de désintoxication dans une clinique privée, début 1947. En vain : quelques semaines plus tard elle est arrêtée en possession de stupéfiants et condamnée à un an de prison. Billie fait scandale, et se trouve de plus dans une situation financière difficile : ses royalties ont disparu dans la drogue et les poches des hommes qui l'entourent… Elle sort de prison le 16 mars 1948, pour bonne conduite, mais ruinée. Le 27, elle chante à Carnegie Hall, plus belle que jamais, la voix épanouie, ses éternels gardénias dans les cheveux. Elle chante jusqu'à l'épuisement : vingt et une chansons, plus six pour les rappels. Un triomphe.
Depuis sa sortie de prison, Billie s'est vue retirer sa carte de travail pour avoir enfreint les critères de « bonne moralité ». Elle ne peut plus chanter dans les clubs de New York (ou tout endroit vendant de l'alcool). Seule alternative, les grandes salles de concert : difficile d'en remplir les travées plus d'un ou deux soirs de suite. Par ailleurs elle est impliquée dans une bataille d'agents, entre Joe Glaser et Ed Fishman, qui s'occupe désormais d'elle.
Malgré tout, Billie se produit avec Lionel Hampton à la radio, et avec Count Basie au Strand Theatre. Elle sort désormais avec John Levy, gangster de seconde zone que l'on surnomme par dérision « Al Capone ». A l'époque, elle entretient également une relation lesbienne avec Tallula Bankhead, comédienne de bonne famille, et a une courte relation sexuelle avec Marlene Dietrich. Cependant, Billie est toujours plongée dans l'héroïne, et le retrait de sa carte la force à chanter hors de New York, des engagements moins intéressants et moins bien rétribués. En outre, John Levy amasse désormais tout ce qu'elle gagne et la terrorise. Elle se fait prendre en possession de stupéfiants à San Francisco. En réplique, Tallulah Bankhead fait jouer ses relations, dont J. Edgar Hoover, alors directeur du FBI, grâce à quoi Billie est acquittée. Malgré cela les ennuis persistent : elle subit toujours les violences de John Levy, son accompagnateur et ami Bobby Tucker l'abandonne, la police la suit de près et elle manque plusieurs fois de se faire prendre en possession d'héroïne… La presse ne manque pas une occasion de titrer sur elle, comme Down Beat en septembre 1950 : « Billie, de nouveau dans les ennuis ».
Lors d'un enregistrement en 1949 pour Decca, avec notamment Horace Henderson, Lester Young et Louis Armstrong, Billie a bien du mal à tenir le rythme, elle se fait remarquer par ses retards, ses excès, et une diction de plus en plus empâtée par l'alcool. Decca ne renouvelle donc pas son contrat en 1950, Billie est plongée dans les dettes jusqu'au cou : John Levy, qui encaisse ses cachets, n'a payé aucune facture. Lorsqu'elle le quitte, elle perd beaucoup d'argent, mais retrouve une certaine liberté. Billie reste toutefois contrainte à faire de longues tournées puisqu'elle ne peut toujours pas chanter à New York. Fin 1950, elle renoue avec le succès à Chicago, en partageant l'affiche du Hi-Note avec le jeune Miles Davis.

En 1951, Billie Holiday trouve une petite maison de production, Aladdin, pour laquelle elle enregistre quelques disques, mal reçus par les critiques. Elle rencontre également à Detroit un de ses anciens amants, Louis McKay, qu'elle avait connu à Harlem quand elle avait 16 ans. Marié et père de deux enfants, Louis McKay devient néanmoins son nouveau protecteur et contribue à relancer sa carrière. Elle s'installe sur la côte ouest, et signe un contrat pour le label Verve de Norman Granz. Elle retrouve alors des partenaires dignes d'elle : Charlie Shavers à la trompette, Barney Kessel à la guitare, Oscar Peterson au piano, Ray Brown à la contrebasse, Alvin Stoller à la batterie et Flip Philips au saxophone. Résultat : le disque Billie Holiday sings obtient un franc succès et est suivi de plusieurs autres sessions. Billie se voit néanmoins de nouveau refuser son permis de travail et alterne les tournées fatigantes et les grands concerts (à l'Apollo, à Carnegie Hall).


1954 voit Billie réaliser un vieux rêve : sa première tournée en Europe. Accompagnée de Louis McKay et de son pianiste Carl Drinkard, elle se rend en Suède, au Danemark, en Belgique, en Allemagne, aux Pays-Bas, à Paris, en Suisse. Elle repasse par Paris en touriste, avant de rejoindre l'Angleterre où ses concerts sont couronnés de succès. Une tournée fructueuse et l'un des meilleurs souvenirs de Billie. De retour au pays, malgré la drogue, malgré l'alcool, elle se surpasse. Elle se produit à Carnegie Hall, au festival de jazz de Newport, à San Francisco, à Los Angeles, et continue d'enregistrer pour Verve. Down Beat lui décerne un prix spécialement créé pour elle. Elle embauche aussi une nouvelle accompagnatrice, la jeune Memry Midgett. Leur relation est plus qu'amicale, et Memry aide Billie dans ses tentatives pour décrocher de la drogue. En vain. Son influence ne plaît d'ailleurs pas à McKay qui la fait déguerpir.
Le 2 avril 1955, Billie Holiday retrouve Carnegie Hall où elle participe au grand concert en hommage à Charlie Parker, mort le 12 mars. Aux côtés de Sarah Vaughan, Dinah Washington, Lester Young, Billy Eckstine, Sammy Davis Jr., Stan Getz, Thelonious Monk… Billie clôt le concert, aux alentours de quatre heures du matin. En août 1955, elle enregistre un nouvel album pour Verve : Music for Torching, un chef d'œuvre qu'elle réalise en compagnie de Jimmy Rowles au piano, Sweets Edison à la trompette, Barney Kessel à la guitare, Benny Carter à l'alto, John Simmons à la basse et Larry Bunker à la batterie. Puis, elle retrouve les clubs de la côte ouest.

En 1956, Billie est arrêtée avec Louis McKay en possession de drogue : un nouveau procès est prévu. Elle effectue une nouvelle cure de désintoxication, à l'époque où sort son autobiographie Lady Sings the Blues, pour l'essentiel une compilation de toutes ses anciennes interviews réunies par le journaliste William Dufty, admirateur de la diva. La santé de Billie se dégrade de plus en plus. Sa nouvelle pianiste, Corky Hale, témoignera plus tard du calvaire de Billie : son épuisement, les ravages de la drogue et de l'alcool, les longues manches pour cacher les traces de piqûres qui lui couvrent même les mains, la fatigue, la perte de poids, l'ivresse avant les concerts. La perspective de son procès avec McKay la terrorise. Enfin, ce dernier se consacre moins à elle…
Elle apparaît au festival de Newport, ainsi qu'à la télévision, dans l'émission The Sound of Jazz, sur CBS, en compagnie, entre autres, de Lester Young, Coleman Hawkins, Ben Webster, Gerry Mulligan et Roy Eldridge, mais aussi du jeune Mal Waldron, son nouvel accompagnateur.
Louis McKay et Billie se marient le 28 mars 1957 au Mexique, pour ne pas avoir à témoigner l'un contre l'autre lors de leur procès. Mais leur histoire est bel et bien terminée. Une fois le jugement prononcé (une mise à l'épreuve de douze mois), McKay quitte définitivement Billie et celle-ci engage une procédure de divorce. Elle enregistre Lady in Satin en février 1958, avec des chansons entièrement nouvelles et un orchestre dirigé par Ray Ellis, auteur des arrangements. Un album poignant, de même que son tout dernier, simplement intitulé Billie Holiday, enregistré début 1959. Elle fait également une apparition au festival de jazz de Monterey en octobre 1958, et effectue une nouvelle tournée européenne au mois de novembre. Elle est sifflée en Italie, où sa prestation est abrégée. À Paris, elle assure à grand-peine un concert à l'Olympia, exténuée. Sa tournée prend l'eau. Elle accepte de jouer au Mars Club avec Mal Waldron et Michel Gaudry à la contrebasse : le public est tout acquis à Billie qui y retrouve le succès. On se bouscule dans le Mars Club, on y retrouve les célébrités de l'époque : Juliette Gréco, Serge Gainsbourg, ou encore Françoise Sagan qui écrira :
« C'était Billie Holiday et ce n'était pas elle, elle avait maigri, elle avait vieilli, sur ses bras se rapprochaient les traces de piqûres. […] Elle chantait les yeux baissés, elle sautait un couplet. Elle se tenait au piano comme à un bastingage par une mer démontée. Les gens qui étaient là […] l'applaudirent fréquemment, ce qui lui fit jeter vers eux un regard à la fois ironique et apitoyé, un regard féroce en fait à son propre égard. » — Françoise Sagan, Avec mon meilleur souvenir, Gallimard, 1984

Depuis plusieurs années déjà, Billie est malade. Elle a des œdèmes aux jambes, mais aussi et surtout une cirrhose avancée. Pourtant elle ne modère pas ses excès. Elle boit du matin au soir. Épuisée par sa deuxième tournée européenne, elle repart quelques mois plus tard à Londres pour participer à une émission de télévision, "Chelsea at Nine". Le retour est difficile. Billie apprend le 15 mars 1959, le décès de son ami, Lester Young. Billie est effondrée. Le 7 avril suivant, elle fête ses 44 ans. Elle assure des engagements dans le Massachusetts, puis le 25 mai, elle chante au Phoenix Theatre de New York, pour un concert de bienfaisance. Dans les coulisses, ses amis ne la reconnaissent même pas. Certains, dont Joe Glaser, veulent la faire hospitaliser : elle refuse. Le 30 mai, elle s'effondre chez elle et est admise au Metropolitan Hospital de Harlem.

Outre sa cirrhose, on diagnostique une insuffisance rénale. Elle est traitée sous méthadone et se remet peu à peu. On lui interdit l'alcool et la cigarette, mais Billie trouve toujours un moyen de fumer en cachette. Voire pire : le 11 juin, on découvre un peu de poudre blanche cachée dans une boîte de mouchoirs. Billie Holiday est arrêtée et sa chambre mise sous surveillance policière pendant plusieurs jours. On prévoit de la juger après sa convalescence. Celle-ci semble se passer au mieux, mais le 10 juillet, son état s'aggrave. On décèle une infection rénale et une congestion pulmonaire. Louis McKay et William Dufty sont à son chevet. Elle reçoit les derniers sacrements le 15 juillet. Le 17 juillet, à trois heures dix du matin, Billie Holiday meurt à l'hopital.
La cérémonie funèbre se déroule le 21 juillet 1959 en l'église St. Paul. Trois mille personnes sont présentes et se bousculent jusque dans Columbus Avenue. Elle est enterrée au cimetière St. Raymond, dans le Bronx, dans la même tombe que sa mère. Louis McKay fait déplacer son cercueil dans une tombe séparée en 1960. À sa mort, Billie laisse à son ex-mari et seul héritier, mille trois cent quarante cinq dollars. Et ses droits : à la fin de 1959, en seulement six mois, les royalties sur ses ventes de disques s'élèvent à cent mille dollars. De quoi avoir une bonne idée de ce que Billie a pu dépenser aussi bien que de tout ce dont elle a pu être spoliée.*







Don't Know if I'm Coming Or Going

Les journaux ont titré : « Les États-Unis d'Amérique contre Billie Holiday », et c'était ça.
On m'a conduite dans une salle d'audience du tribunal de district, au croisement de la 9e Rue et de Market Street, à deux pâtés de maisons de l'Earle Theatre où tout avait commencé onze jours auparavant. Ces deux pâtés de maisons étaient pour moi comme l'océan Atlantique. C'était le mardi 17 mai 1947.
On m'a lu l'acte d'accusation : « Le, ou aux environs du 16 mai 1947, et à diverses autres dates avant cela, dans le district Est de l'État de Pennsylvanie, Billie Holiday a reçu, recelé, transporté et facilité le transport et le recel de ... stupéfiants ... illégalement introduits aux États-Unis en violation de la Constitution, article 174, alinéa 21. »
Un substitut du procureur a pris la parole :
-Eh bien ! Billie Holiday, vous êtes accusée d'avoir violé la loi sur les stupéfiants, copie de l'acte d'accusation vous a été montrée et vous avez manifesté le désir de renoncer à comparaître devant le Grand Jury. Vous avez cependant droit à un avocat.
J'ai répondu :
- Je n'en ai pas.
Le procureur m'a demandé :
- Miss Holiday, désirez-vous un avocat ?
- Non.
J'étais persuadée que personne ne voudrait m'aider, et pire, que personne ne le pouvait.
- Bien. Voici une renonciation à votre droit d'être défendue. Veuillez signer sur cette ligne.
On m'a passé un papier rose, et j'ai signé. J'aurais signé n'importe quoi, n'importe comment, je
ne mangeais rien depuis une semaine et ne pouvais même pas avaler de l'eau ; chaque fois que je m'assoupissais, une espèce de mastodonte venait me chercher pour que je signe un papier, que je m'habille ou que je change de bureau. Le jour de l'audience, je ne tenais plus debout, je n'étais absolument pas en état de me présenter devant le juge. Alors ils ont décidé de me filer quelque chose pour me soutenir : une piqûre de morphine.
Le juge a pris la parole pour demander :
- Cette femme est-elle assistée par un avocat ?
Le procureur a répondu :
- J'ai reçu aujourd'hui un appel téléphonique d'un avocat qui l'a déjà défendue, je lui ai expliqué l'affaire : celle-ci ne l'intéresse pas et il souhaite qu'elle suive son cours sans son intervention.
En clair, ça voulait dire que personne au monde ne se souciait de moi à ce stade.
Lorsqu'une femme noie son enfant, ce qui est le pire des crimes, elle a tout de même droit à un avocat, et moi-même j'aiderais une telle femme, si je le pouvais.
Je ne pouvais guère compter sur le secours de l'assistance juridique gratuite, étant donné que je gagnais plus de deux mille dollars par semaine. J'étais totalement seule, puisque Glaser m'avait dit :
- Ma fille, la taule c'est ce qui peut t'arriver de mieux.
J'avais besoin de me faire soigner, et lui m'envoyait à l'abattoir.
Ils m'ont tendu de nouveau un formulaire blanc à signer :
- Voici votre renonciation à votre droit de passer devant le Grand Jury, Miss Holiday.
Rien n'a jamais été si simple pour eux. J'ai signé, ils s'occupaient du reste ; je n'étais que le dindon de la farce.
- Que plaidez-vous ? A demandé l'assesseur.
- Je désire plaider coupable et être envoyée dans une clinique.
Le procureur a prononcé son réquisitoire en ces termes :
- Si votre Honneur le permet, nous sommes ici en présence d'une affaire de drogue, beaucoup plus grave cependant que dans la plupart des cas. Miss Holiday est une chanteuse professionnelle, de premier plan si l'on en juge d'après ses revenus. Elle s'est produite à Philadelphie sur la scène de l'Earle Theatre, où elle avait un engagement d'une semaine, nos agents de la Brigade des stupéfiants ont été avisés par notre service de Chicago qu'elle s'adonnait à l'héroïne et en avait sur elle sans aucun doute.
- Chicago vous en a avisés ? a demandé le juge.
- Exactement, a répondu le procureur. L'inculpée y avait préalablement séjourné. Après vérification, il a été établi qu'en quittant l'Earle Theatre ou s'apprêtant à le quitter, elle avait en sa possession des sachets ... qu'elle a confiés à un homme que l'on suppose être son manager, du nom de James Asundio. Subséquemment, au moment où James Asundio et Boby Tucker faisaient leurs bagages, nos agents se sont présentés à l'hôtel, ont indiqué la raison de leur présence et Asundio a affirmé que cette chambre était la sienne. Avec son accord il a été procédé à une perquisition qui a permis de découvrir un paquet dissimulé dans une doublure de soie et contenant des sachets d'héroïne ...
Il a continué :
- ... Subséquemment, Miss Holiday a été appréhendée à New York. Elle a passé des aveux complets et lors de son arrivée la semaine dernière en compagnie de son imprésario Glaser, a exprimé le désir de subir une cure de désintoxication. Malheureusement pour elle, elle a toujours été entourée de la pire espèce de parasites et d'escrocs. L'enquête a établi que durant ces trois dernières années elle a gagné près de deux cents cinquante mille dollars, cinquante-six à cinquante-sept mille pour la seule année passée, et il ne lui en reste pas un centime. Ses compagnons de voyage, a continué le jeune procureur avec emphase, étaient ses pourvoyeurs : ils achetaient la drogue entre cinq et six dollars pour la lui revendre entre cent et deux cents, à quantité égale. À notre avis, la meilleure chose que l'on puisse faire pour elle est de la faire hospitaliser afin d'être correctement soignée et, peut-être, désintoxiquée définitivement.
Puis le juge a pris la parole. Il m'a demandé mon âge, si j'étais mariée, depuis combien de temps j'étais séparée de mon mari, si j'avais des enfants, où je travaillais, bref de lui raconter ma vie privée et professionnelle. Il m'a demandé encore si je savais qu'il était interdit de prendre des stupéfiants. Qu'est-ce qu'il voulait que je lui dise ? Je lui ai répondu que je ne pouvais plus m'en passer. Puis il a voulu savoir quelle dose je prenais ; l'agent fédéral Roder le lui a précisé, et il lui a demandé si c'était une forte dose. L'autre a répliqué qu'elle aurait suffi à le tuer. Il n'en serait pas mort, en fait : il aurait plané, c'est tout.
Ensuite, il a voulu savoir aussi avec quelle quantité j'avais commencé : putain, je n'étais pas plus pharmacienne que lui ! J'en avais marre de ces vieux birbes qui prenaient leur pied avec ça. On m'avait dit que si je plaidais coupable, on m'enverrait à l'hosto ; je n'en pouvais plus et c'était tout ce que je voulais. Toute leur parlotte me gonflait. Je l'ai arrêtée net et me suis adressée au juge :
- Je veux aller en clinique, Votre Honneur.
- Je sais, a-t-il répondu distraitement.
- Je veux me soigner.
- Vous êtes ici sous l'inculpation d'usage de stupéfiants, a-t-il prononcé en me regardant droit dans les yeux.


Puis, lui et les fédéraux sont entrés dans une série de palabres dont je n'avais rien à foutre ; le commissaire de Philadelphie est venu à la barre brosser un tableau merveilleux de leur façon de travailler, et a terminé ainsi :
- Je n'ajouterai qu'un mot : il ne nous serait d'aucune utilité de condamner l'accusée si ce n'est dans son intérêt propre, à moins de pouvoir par là remonter toute la filière.
Le juge avait l'air de dire qu'on me faisait une faveur, et a continué à parler de culpabilité et de condamnation sans que personne songe à le contredire. Il a recommencé à me poser des questions sur mes tournées, les gens qui m'accompagnaient, l'argent que je gagnais, les lieux où ça se passait. Ça aurait pu continuer longtemps si quelqu'un n'était pas venu tenir un conciliabule avec lui. Ça devait être un délégué à la liberté surveillée, ou un type de l'Assistance sociale ou du même genre.
Enfin, le juge a réclamé le silence.
- Je veux que vous compreniez bien, ainsi que je vous l'ai signifié au cours du procès, que vous êtes ici en tant qu'accusée et, bien que vous soyez actuellement dans un état lamentable, nous ne doutons pas, étant donné les neuf ans que vous avez passés dans le monde des artistes, de votre capacité à démêler le bien du mal : vos expériences ont été nombreuses, comme j'ai pu m'en apercevoir. Il faut que vous sachiez que vous êtes coupable d'un acte criminel ; vous ne serez pas en principe envoyée dans une clinique de désintoxication. On vous soignera, mais je veux que vous preniez conscience que vous êtes condamnée pour un grave délit ; pour le moment, nous ne poursuivrons pas les autres malfaiteurs coupables de complicité avec vous. Durant votre détention vous vous rendrez compte par vous-même de la qualité du traitement qui vous sera administré : c'est la contribution financière que le gouvernement veut bien vous accorder dans ce cas précis. Je ne crois pas que vous ayez dit toute la vérité au sujet de votre accoutumance aux stupéfiants... Vos conditions de détention dépendent avant tout de vous-même, de l'administration pénitentiaire et du gouvernement, et nous espérons qu'au terme de votre incarcération, vous vous serez réhabilitée et retournerez à la société comme un individu utile pour reprendre votre place dans le métier que vous avez choisi et dans lequel vous avez réussi. La Cour vous condamne à une peine d'emprisonnement d'un an et un jour. Monsieur le Procureur général désignera la prison où vous devrez accomplir cette peine.
Tout a été expédié en quelques minutes ; on m'a fait une autre piqûre pour m'éviter d'être malade dans le train, et à vingt et une heure, je gisais sur la couchette supérieure d'un train filant vers la Maison Fédérale de Redressement pour Femmes à Alserson, en Virginie avec deux grosses matrones pour me surveiller.
Elles se comportaient comme si elles avaient peur de moi. Quand j'ai demandé à l'une d'elle de m'apporter une bouteille de bière, elle en a eu le souffle coupé et m'a dit que c'était contraire au règlement. Et la dose de came qu'on m'avait injectée pour me faire tenir le coup, bordel, ce n'était pas contraire au règlement ?
Personne n'avait envie de courir le risque de me voir à l'article de la mort dans le train : une gardienne a fini par céder et m'a ramené une petite canette de bière.
Mais le roman de Philadelphie n'était pas terminé.
Ils m'ont fait faire l'aller-retour Alderson-Philly pour m'interroger ; j'avais la haine : ils me trimbalaient si souvent que les autres filles commençaient à me prendre pour une moucharde. Et il n'y a rien de pire que la prison de Philadelphie où il me gardaient. C'est pire que Welfare Island, constamment humide, plein de rats aussi gros que mon chihuahua. Il y avait là des femmes tuberculeuses ou plus gravement atteintes encore, qui purgeaient des peines à vie pour meurtre ou n'importe quoi, et moi, je devais manger et dormir avec elles.
Quand ils estimaient qu'ils ne m'avaient pas assez cuisinée, ils me faisaient venir à Philadelphie le vendredi soir et je restais dans cet enfer jusqu'au lundi avant d'être interrogée. On parle des lavages de cerveau, je sais ce que c'est.
Le plus terrible, c'est qu'ils m'ont confrontée à Jimmy Asundio, et quelques temps après à Joe Guy. Ils avaient tous les deux de bons systèmes de défense, de bons avocats, et ils s'en sont tirés. L'arrêt rendu contre Jimmy a été annulé en cour de cassation parce que les fédéraux avaient pénétré dans sa chambre sans mandat. Quant à Joe Guy, le jury l'a acquitté en quelques minutes. Il n'y avait pas de motif d'inculpation, c'était l'avis du juge et le jury a suivi.
Comme toujours, moi, j'étais la pauvre conne.
Les gens qui se droguent sont des malades. Et à l'heure actuelle on en arrive à un résultat aberrant, c'est que le gouvernement poursuit les malades comme si c'étaient des criminels, interdit aux médecins de les soigner, les traduit en justice pour détention illégale de drogue et les fiche en taule.
Imaginez que le gouvernement fasse la même chose aux diabétiques, décide d'un impôt sur l'insuline, se rendant ainsi responsable du développement d'un marché noir de ce médicament, interdise aux médecins de soigner le diabète, poursuive les malades qui se sont procuré le produit et les mette en prison. Tout le monde crierait au fou. C'est pourtant ce qui se passe tous les jours avec les gens accrochés à la drogue. Les prisons en sont pleines et le problème se complique de jour en jour.

Billie Holiday - Lady sings the blues, 1956

* Les textes introductifs sont tirés de l'article de Wikipedia


vendredi 20 juin 2008

Lady Day ... (suite...)


Découvrez Billie Holiday!



Un peu grâce à son père, mais surtout grâce à son talent, Billie croise bien des musiciens, notamment Bobby Henderson avec qui elle tourne dans plusieurs clubs de Harlem, et dont elle devient bientôt la compagne. La vie n'est pas rose dans l'Amérique de la crise : Billie se contente des pourboires, qui s'accumulent lorsqu'elle entonne Trav'lin' All Alone ou Them There Eyes.
En 1933, John H. Hammond, producteur pour Columbia, découvre Billie dans un club où elle chante par hasard, à l'occasion d'un remplacement. Immédiatement convaincu de son talent, il lui ouvre les studios de Columbia pour une session avec un autre jeune musicien sous contrat avec la firme, le clarinettiste Benny Goodman : ce jour-là, elle enregistre
Your Mother's Son-in-Law et Riffin' the Scotch, et y gagne trente-cinq dollars. L'année suivante, elle chante avec Bobby Henderson à l'Apollo, la salle à la mode où l'on vient applaudir les jeunes talents. Leur liaison cesse peu de temps après, Bobby étant déjà marié. Billie rencontre d'autres musiciens prometteurs : parmi eux, Lester Young, engagé par Fletcher Henderson. La chanteuse et le saxophoniste se lient immédiatement d'amitié. Lester la surnomme Lady Day, Billie le surnomme President, ou plus brièvement Prez. Elle et lui sillonnent les clubs après leurs engagements respectifs, du soir au matin.

Billie chante également avec Duke Ellington qui la choisit pour son court-métrage
Symphony in Black, dans lequel elle interprète Saddest Tale. À la même époque, elle entame une liaison avec le jeune saxophoniste Ben Webster. John Hammond programme le 2 juillet 1935 un enregistrement pour la firme Brunswick, avec Billie, Ben Webster, ainsi que Benny Goodman, le pianiste Teddy Wilson, le trompettiste John Truehart, le contrebassiste John Kirby et le batteur Cosy Cole. What a Little Moonlight Can Do et Miss Brown to You en ressortent, gravés à la perfection, et figurent dans les meilleures ventes de l'année. Tout va bien pour Billie, qui enchaîne les aventures sentimentales et installe sa mère à la tête d'un petit restaurant où, souvent, on se retrouve après la nuit pour le petit déjeuner.
Elle devient dès lors l'une des vedettes du jazz new-yorkais, à travers de nombreux engagements qu'elle partage régulièrement avec Teddy Wilson. Le style de Billie, intimiste, s'adapte mal aux plus grands shows, réservés à Bessie Smith et à ses imitatrices. Peu importe : ses disques avec Lester Young se vendent bien et Billie chante bientôt avec le grand orchestre de Count Basie, puis avec celui d'Artie Shaw. Une chanteuse noire dans un orchestre blanc ! La tournée avec ce dernier est pourtant écourtée, à cause du racisme des États du sud, où elle ne peut pas chanter, ni même réserver une chambre d'hôtel ou entrer dans un restaurant avec les musiciens de l'orchestre.

Les arbres du Sud portent un « étrange fruit » ...
Rentrée à New York, Billie continue de chanter dans les clubs grâce aux engagements que lui trouve John Hammond, en particulier au Café Society. C'est à cette époque qu'on la voit boire de plus en plus, et fumer de la marijuana entre les sets. C'est à cette époque aussi qu'elle enchaîne des liaisons féminines et qu'on la surnomme Mister Holiday.
En mars 1939, un jeune professeur de lycée, Lewis Allan, écrit un poème et le met lui-même en musique. Il proposa ensuite à Billie Holiday d'interpréter
Strange Fruit. Cette métaphore du lynchage des noirs dans la brise du sud devient la chanson-phare du Café Society et de Billie. La chanson déchaîne la controverse, et l'enregistrement qui en est bientôt tiré rencontre un immense succès.


Trav’lin’ Light


Qu’on ne vienne pas me parler de ces enfants de pionniers qui se mettaient en route dans des chariots bâchés, avec plein de peaux-rouges dans les collines ! Moi je suis la fille de l’Ouest façon 1937, avec seize musiciens blancs, Artie Shaw et sa Rolls, et des collines remplies de casse-nègres.
Tout a commencé un soir, à l’Uptown House, chez Clarke Monroe, avec l’arrivée d’Artie qui s’est mis à rêver tout haut de son nouvel orchestre : il lui fallait une attraction sensationnelle pour le lancer. Je lui ai dit :
Une attraction sensationnelle ? C’est facile : tu n’as qu’à engager une bonne chanteuse noire.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Il m’a attendue toute la nuit au club et m’a emmenée directement dans sa voiture pour faire l’ouverture à Boston. Il y avait aussi Georgie Auld, Tony Pastor et Max Kaminsky.
Avant de partir, nous sommes passés chez maman qui a préparé pour toute la bande du poulet frit, sur le coup de six heures et demie du matin, en guise de petit déjeuner. Elle a fait la conquête d’Artie avec son poulet : il n’avait jamais rien mangé d’aussi bon. On a tout liquidé, on s’est entassés dans la voiture, et fouette cocher !
Boston était alors dans une activité débordante. Nous jouions au Roseland, Glenn Miller passait juste au coin de la rue et un peu plus loin, c’était Chick Webb avec Ella Fitzgerald. L’orchestre de Chick était le plus célèbre, mais nous, on était plus connus que Miller. On n’avait jamais vu une sur scène seize hommes avec une chanteuse noire, ni à Boston ni ailleurs ; comment le public allait-il prendre la chose ? On le saurait dès la soirée d’ouverture au Roseland. Évidemment, Sy Schribman, le propriétaire et par ailleurs un gars qui avait lancé des orchestres comme ceux de Tommy Dorsey, Glenn Miller, etc., n’était pas à la fête.
Or, Artie était quelqu’un qui ignorait radicalement la distinction entre Noirs et Blancs. Sa réponse a été :
Je le prends sur moi. Et je sais que Lady sera parfaitement à la hauteur.
Je suis intervenue :
C’est une affaire qui me concerne, et je me fous de ne pas rester sur scène. Quand ça sera mon tour, tu me présentes, je chante, et je me barre.
Il n’y a rien eu à faire, et Artie s’est entêté :
Non ! Je te veux sur scène comme Helen Forrest, Tony Pastor et tous les autres.
Et on a fait comme ça. Tout s’est bien passé à Boston, mais la véritable épreuve allait avoir lieu dans le Kentucky, où nous étions programmés ensuite.
Le Kentucky, c’est comme Baltimore, à la lisière du Sud, c’est-à-dire un endroit où les gens prennent les questions raciales beaucoup plus au sérieux que les racistes d’opérette qui vivent plus bas.D’entrée, on a pas pu trouver un endroit qui accepte de me louer une chambre. Alors Artie s’est mis en rogne et a choisi le plus grand hôtel de la ville, avec la ferme intention de triompher, ou d’intenter un procès. J’ai voulu l’en empêcher :
Hé ! Mon vieux, tu veux me faire tuer ?



Il avait organisé cette tournée pour une raison précise : jouer devant le plus de gens possible avant de tenter une ouverture à New York. On avait assez à faire comme ça sans se coller des procès sur le dos à tire-larigot et faire le boulot de la NAACP [National Advancing Association for Coloured People]. Mais Artie était inébranlable. Il était impulsif et parfois bizarre, mais, dans le fond, il est épatant : un type extra. Jamais il ne reviendra sur sa parole ; s’il vous dit quelque chose, vous pouvez y compter. Et quand il avait pris une décision, il s’y tenait. S’il s’apercevait qu’il avait tort, plutôt que de se renier, il préférait souffrir. C’est pour ça que je l’aimais bien, et pour ça aussi qu’il ne m’a pas écoutée dans le Kentucky. Il m’a escortée avec huit gars de l’orchestre jusqu’à la réception du plus grand hôtel de la ville.
Je ne crois pas qu’un Noir ait jamais pu louer une chambre auparavant dans cet endroit ; mais les copains ont fait comme si c’était aussi naturel que de respirer. Le portier n’a certainement pas dû en croire ses yeux, et en a déduit que je ne pouvais pas être Noire, puisque personne n’aurait eu une telle audace. Il m’a peut-être prise pour une Espagnole ou quelque chose d’approchant ; toujours est-il qu’il m’a donné une jolie chambre sans piper mot. Les gars ont savouré cette première victoire, et évidemment décidé d’en rajouter : ils ont fait tous les huit le tour de la salle à manger en dansant, me précédant comme si j’étais le Queen Mary et eux une flotille de remorqueurs. Nous nous sommes installés, et avons commandé un repas au champagne, essayant le plus possible de faire sensation. Et on y a réussi. Après cette scène j’ai l’impression que la direction de l’hôtel s’est dit qu’elle avait limité les dégâts en acceptant de me louer une chambre.
Dans cette ville il y avait un homme à poigne : c’était le shérif ; il régentait tout. Le soir où nous avons débuté, dans une caverne naturelle sous le rocher, il était là, assez envahissant. Il laissait les gosses entrer à demi-tarif et fermait les yeux quand on leur vendait du whisky presque sous son nez : il avait d’autres chats à fouetter …
Au moment d’entrer sur scène, j’ai redit à Artie que je voulais éviter un incident et que je ne m’assiérais pas sur l’estrade.
Je sais que c’est aberrant, mais nous sommes dans ce Sud de merde !
Artie ne désarmait pas. Nous étions soucieux l’un et l’autre ; finalement on a coupé la poire en deux et convenu que je ne resterais sur l’estrade qu’un court moment avant mon tour de chant.
Ce shérif, je le sentais venir à cent kilomètres. J’ai dit aux autres qu’il cherchait la bagarre.
Il a tellement envie de m’appeler « négresse » qu’il trouvera bien le moyen de le faire.
Et j’ai pris le pari avec Tony Pastor, Georgie Auld et Max Kaminsky, deux dollars chacun, qu’il le ferait. Il l’a fait. Quand je suis entrée, il s’est avancé jusqu’au bord de l’estrade ; Artie tournait le dos à la piste de danse ; le shérif l’a tiré par la jambe du pantalon en disant :
Hé vous !
Artie s’est retourné et a hurlé par-dessus la musique :
Ne me touchez pas !
Mais le shérif n’allait pas abandonner si vite. J’attendais la suite, car j’avais du fric en jeu, qui dépendait de ce qu’il allait faire. Les copains attendaient aussi et l’avaient à l’œil. Il a tiré une deuxième fois Artie par le pantalon :
Hé vous !
Artie s’est retourné de nouveau :
Vous voulez un coup de pied ?
Pour la troisième fois ce sale con a remis ça :
Hé vous !
Puis il s’est tourné vers moi et a crié bien fort pour que tout le monde entende :
Qu’est-ce qu’elle nous chante, cette bamboula ?
Artie a pris une tête de fin du monde – et de tournée. Il a dû croire que j’allais craquer et fondre en larmes, ou qui sait quoi ? En fait je riais comme une baleine ; je me suis tournée vers Georgie, Tony et Max, leur ai tendu la main en disant :
Allez-y, aboulez le fric ! […]

Billie HolidayLady sings the blues, 1956




Strange Fruit


Southern trees bear strange fruit
Blood on the leaves
Blood at the root
Black bodies swinging in the southern breeze
Strange fruit hanging from the poplar trees
Pastoral scene of the gallant south
The bulging eyes and the twisted mouth
The scent of magnolia sweet and fresh
Then the sudden smell of burning flesh
Here is a fruit for the crows to pluck
for the rain to gather
for the wind to suck
for the sun to rot
for the tree to drop
Here is a strange and bitter crop


Les arbres du Sud portent un étrange fruit,
Du sang sur les feuilles, du sang aux racines,
Un corps noir se balançant dans la brise du Sud,
Etrange fruit pendant aux peupliers.
Scène pastorale du "vaillant Sud",
Les yeux exorbités et la bouche tordue,
Parfum du magnolia doux et frais,
Puis la soudaine odeur de chair brûlée.
Fruit à déchiqueter pour les corbeaux,
Pour la pluie à récolter,
pour le vent à assécher,
Pour le soleil à mûrir,
pour les arbres à perdre,
Etrange et amère récolte

Composée par Abel Meeropol (aka Lewis Allan), 1937
Chantée Pour la première fois au Café Society à New York par Billie Holiday, 1939




Thomas Shipp et Abram Smith, lynchés à Marion, Indiana, le 7 août 1930.

Détail d'une photographie de Lawrence H. Beitler

mercredi 18 juin 2008

Lady Day ...

free music




Eleanora Fagan naît à Baltimore en 1915. Sa mère, Sadie Fagan, a 19 ans et son père, Clarence Holiday, en a 17. Dans Lady Sings the Blues, Billie Holiday, réécrivant son histoire, enlève quelques années à son père, plus encore à sa mère, et en fait un couple marié. C'est l'une des nombreuses déformations de la réalité que Billie elle-même entretenait et dont son autobiographie a prolongé les effets. La réalité est un peu moins idyllique. Clarence et Sadie ne se sont jamais mariés. Clarence Holiday ne reconnaît pas l'enfant, il est guitariste de jazz, et passe sa vie dans les clubs la nuit, sur les routes le jour. Sadie, sa mère, n'a pas le temps de s'occuper d'Eleanora et la confie à sa famille : la fillette va d'un foyer à l'autre tandis que sa mère enchaîne les petits boulots à Baltimore, tout en voyageant souvent à New York où elle multiplie les rencontres masculines, en général rétribuées.
La petite Eleanora n'a pas la vie aussi facile : elle endure les violences de sa tante Ida, et subit un premier traumatisme : un jour, alors qu'elle fait la sieste dans les bras de son arrière grand-mère, celle-ci meurt dans son sommeil. Eleanora se réveille étranglée par les bras de la morte et panique. Elle restera plongée dans un mutisme coupable pendant des semaines.
Sadie reprend Eleanora à sa charge après quelques années. Elle a dix ans lorsque, pendant l'une des nombreuses nuits que sa mère passe dehors, elle est violée par un voisin. Elle est par la suite confiée au couvent du Bon Pasteur, où les maltraitances et les humiliations sont monnaie courante. Sadie parvient à en faire sortir sa fille et la reprend avec elle, à New York où elles vivent désormais. En 1928, Sadie se prostitue et installe Eleanora dans un bordel. La vie de la jeune fille est faite d'hommes, de violences, d'un détour en prison. En plein Harlem, sous la prohibition, Eleanora découvre les boîtes clandestines, où l'alcool coule à flots et où le jazz résonne du soir au matin. Presque par hasard, Eleanora rencontre un jeune saxophoniste, Kenneth Hollon, et décroche avec lui ses premiers engagements, dans le Queens et à Brooklyn. Elle a quinze ans et se choisit un nom de scène. Pas n'importe lequel. Lorsque, petite fille, son père passait la voir, il riait de ce garçon manqué et la surnommait Bill. Elle reprend ce sobriquet qu'elle adosse au nom de son père, qu'elle parvient d'ailleurs à retrouver à l'époque, alors qu'il joue dans l'orchestre de Fletcher Henderson. Billie Holiday est née.



Billie Holiday vers 1917


Some Other Spring


Papa et maman étaient mômes à leur mariage : lui dix-huit ans, elle seize ; moi, j’en avais trois.
Maman travaillait comme bonne chez les Blancs. Quand ils se sont aperçus qu’elle était enceinte, ils l’ont foutue à la porte. Les parents de papa, eux, ont failli avoir une attaque en l’apprenant. C’était des gens comme il faut qui n’avaient entendu parler de choses pareilles dans leur quartier à Baltimore.
Mais les deux mômes étaient pauvres, et quand on est pauvre, on pousse vite.
C’est un miracle que Sadie Fagan, ma mère, ne se soit pas retrouvée en maison de redressement et moi à l’Assistance publique. Elle m’a aimée dès l’instant où elle a senti dans son ventre un léger coup de pied, alors qu’elle frottait par terre. Elle est allée à l’hôpital et a proposé un marché à la directrice : pour payer son séjour et le mien, elle ferait le ménage et servirait les autres femelles qui attendaient de faire leurs gosses. Marché conclu : maman avait treize ans ce mercredi 7 avril 1915 quand je suis née à Baltimore.
Le temps de tout rembourser pour sortir de l’hôpital et m’emmener chez ses parents, j’étais assez costaud et éveillée pour me tenir assise dans ma poussette.
Papa avait les activités des garçons de son âge : vendre des journaux, faire des commissions, aller à l’école. Un jour, il s’approcha de ma poussette, me tira de là et se mit à jouer avec moi. Voyant cela, sa mère poussa les hauts cris en le retenant :
Clarence, cesse de jouer avec ce bébé. Tout le monde va croire que c’est le tien.
Et lui de répliquer :
Mais, maman, c’est le mien !
Quand il lui répondait comme ça, elle était au bord de l’apoplexie. Il n’avait que quinze ans, était encore en culottes courtes, voulait devenir musicien et prenait des leçons de trompette. Trois ans après, il a eu droit aux pantalons longs pour le mariage. Après ça, nous sommes allés habiter dans une vieille maisonnette de Durham Steet à Baltimore. Maman avait été bonne dans le Nord, à New York et Philadelphie. Tous les gens riches qu’elle avait vus avaient le gaz et l’électricité ; elle a décidé de les avoir aussi. Alors, elle a économisé ses gages de la journée, et quand nous avons emménagé, nous étions la première famille du quartier à avoir le gaz et l’électricité.

Ça rendait les voisins fous, que maman fasse installer le gaz : d’après eux, si on creusait pour les canalisations, ça ferait sortir les rats. Ils n’avaient pas tort. Baltimore est célèbre pour ses rats.

Papa a toujours voulu jouer de la trompette, mais il n’a jamais eu cette chance. Avant qu’il ait pu s’en procurer une, l’Armée l’a enrôlé et envoyé de l’autre côté de l’océan. Manque de bol, il faisait partie de ceux qui ont été gazés là-bas : les poumons démolis. Il faut croire que s’il avait joué du piano, il aurait reçu une balle dans la main.

Ce fut la fin de ses espérances, mais le début d’une brillante carrière de guitariste. IL a commencé à apprendre à Paris. Une bonne chose pour lui, parce que ça lui a évité la déprime de retour à Baltimore. Il fallait absolument qu’il soit musicien. Il a travaillé d’arrache-pied et obtenu un engagement chez les McKinney’s Cotton Pickers. Mais quand il a commencé à tourner avec cet orchestre, ç’a été le début de la fin de notre vie de famille. Baltimore n’était plus qu’une étape pour lui.

Pendant toute la durée de la guerre, maman avait travaillé dans un atelier de confection d’uniformes et de treillis pour l’Armée. Maintenant, c’était fini et elle a pensé qu’elle gagnerait plus en allant se placer dans le Nord. Alors elle m’a laissée chez mes grands-parents qui habitaient une vieille baraque avec ma cousine Ida, ses deux enfants Henry et Elsie, et mon arrière-grand-mère. […]



Une famille d'esclave dans le Sud des États-Unis ; seconde moitié du XIXe siècle.



Vivien Leigh et Hattie McDaniel dans "Autant en emporte le vent" (1939)


[…]
Un jour, en rentrant de l’école (maman était chez le coiffeur], je n’ai trouvé personne à la maison sauf M. Dick, un de nos voisins. Il m’a raconté que ma mère lui avait demandé de m’attendre et de m’emmener à quelques pas de là chez quelqu’un où elle viendrait nous rejoindre. J’étais sans méfiance, il m’a prise par la main et je l’ai suivi jusqu’à une maison ; là, une femme nous a fait entrer. J’ai réclamé ma mère et ils m’ont répondu qu’elle n’allait pas tarder.

Je crois même qu’ils ont ajouté qu’elle avait téléphoné pour dire qu’elle serait en retard. Il se faisait de plus en plus tard et je commençais à avoir sommeil. M. Dick, voyant que je dormais, m’a emmenée me coucher dans une des chambres du fond. J’étais presque endormie quand il m’a grimpé dessus en essayant de me faire comme mon cousin Henry. Je me suis mise à gigoter et à gueuler comme une perdue. Pendant ce temps, la femme est entrée et a voulu me maintenir la tête et les bras pour qu’il puisse me baiser. Je leur ai fait passer un mauvais quart d’heure, à gigoter, griffer et gueuler. Comme je reprenais mon souffle, j’ai entendu des cris de plus en plus fort. Tout de suite après, ma mère et un policier ont enfoncé la porte.

Je n’oublierai jamais cette nuit-là.

Même si vous êtes une traînée, vous ne voulez pas qu’on vous viole. Même une pute qui ferait vingt-cinq mille passes par jour ne voudrait pas se laisser violer. C’est la pire chose qui puisse arriver à une femme. Et ça m’est arrivé quand j’avais dix ans.
[…]
Ce n’était pas tout. Les flics ont emmené Dick au commissariat, mais ils nous ont emmenées nous aussi, alors que je pleurais dans les bras de ma mère et que je saignais. Au poste, au lieu de nous traiter comme des gens qui ont fait appel à la police, ils ont fait comme si j’étais une criminelle. Ils ont empêché ma mère de me ramener à la maison. M. Dick avait dans les quarante ans, moi dix. Peut-être que l’officier de police avait déduit mon âge de mes seins et de mes jambes, je ne sais pas. En tous cas, ils se sont figurés que c’était moi qui avais attiré ce vieux bouc dans le bordel, ou quelque chose comme ça. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils m’ont foutue en taule. Ma mère a eu beau pleurer, supplier, ils l’ont mise à la porte, et m’ont confiée à une grosse matrone blanche. Quand elle a vu que je saignais toujours, elle a eu pitié de moi et m’a donné deux verres de lait. Mais personne d’autre n’a fait quoi que ce soit pour moi, sinon me jeter des coups d’œil graveleux et rire sournoisement.

Au bout de deux jours de cellule, on m’a fait comparaître : M. Dick en a pris pour cinq ans. Pour moi ça été l’institution religieuse. Je n’oublierai jamais cet endroit : il est tenu par des sœurs catholiques, de celles qui restent enfermées entre quatre murs. Quand vous entrez, on vous donne un uniforme bleu et blanc et un nom de sainte. J’ai tiré sainte Thérèse. […]

Billie HolidayLady Sings the Blues, 1956


(À suivre ...)


samedi 14 juin 2008

...Égalité ...


Découvrez Miles Davis!



Drapeau Tremblez Tyrans, 1793


... Égalité ...


La revendication de l'égalité prenait sa source dans la volonté de la bourgeoisie de partager le pouvoir politique et social avec la noblesse : aiguisée au cours du XVIIIe siècle par l'exclusivisme nobiliaire qui lui avait peu à peu fermé toute possibilité d'ascension sociale, elle avait trouvé sa légitimation théorique dans les philosophies du droit naturel qui affirmèrent l'égalité naturelle entre les hommes. L'aspiration égalitaire était également populaire : elle avait ses racines dans certaines traditions collectives, les luttes paysannes ou la condition du petit producteur indépendant de l'échoppe et de la boutique. Dans leur apparente naïveté, les couplets de La Carmagnole, « il faut raccourcir les géants et rendre les petits plus grands, tous à la même hauteur, voilà le vrai bonheur » ou du ça ira - « celui qui s'élève on l'abaissera » - résument cette aspiration.
Dès la convocation des États généraux, cette exigence prit de plus en plus de force et permit l'union de toutes les couches du Tiers contre les privilégiés. La première victoire de la bourgeoisie se traduisit par la proclamation du principe d'égalité. En affirmant dans son article premier que « tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit », la Déclaration des droits de l'homme du 24 août 1789 marquait l'arrêt de mort de la société d'Ancien Régime dont l'essence était l'inégalité naturelle entre les hommes. Cela entraîna l'abolition des privilèges, qu'ils aient distingué les individus ou les provinces, la possibilité pour tous d' « accéder à toutes les dignités, places et emplois public selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». L'égalité de tous permit d'intégrer dans la communauté nationale ceux que leur religion en avait exclus : protestants d'abord, israélites ensuite.
Mais en énumérant parmi les droits naturels et donc imprescriptibles la propriété, la Déclaration des droits de l'homme substituait à l'inégalité de naissance l'inégalité de richesse comme principe de structuration de la société. Cette contradiction entre l'affirmation de l'égalité de tous et l'intangibilité du droit de propriété fut, dans le discours comme dans la pratique, un des éléments moteurs du combat révolutionnaire. Si tous avaient les mêmes droits, seuls les plus riches avaient la possibilité et les moyens de les exercer dans l'ordre politique et social. La contradiction éclata dès la fin de l'année 1789 à l'occasion du débat sur le système électoral : les moins riches furent privés du droit de vote et seul les plus aisés des citoyens actifs pouvaient être éligibles. La gauche constituante et la presse démocratique protestèrent en vain contre ce refus de la démocratie politique. Certains, comme les animateurs du Cercle social, lièrent dès cette époque égalité politique et égalité sociale. La même contradiction entraîna le refus, au printemps 1791 d'abolir l'esclavage.
La question de l'égalité politique se posa de nouveau au moment de la fuite du roi. Elle fut surtout au cœur de la poussée démocratique du printemps 1792 qui vit aussi s'amplifier la revendication de l'égalité sociale, attisée par la crise des subsistances et précisée à l'occasion des mouvements contre la vie chère dans les villes et les campagnes : la taxation des subsistances n'était rien d'autre qu'une manière de réaliser une certaine forme d'égalité sociale. N'oublions pas la dimension politique de cette exigence : très souvent l'assimilation se fait entre le riche et l'aristocrate : lutter contre les riches était le plus sûr moyen pour certains de s'opposer à la Contre-Révolution. La chute de la monarchie entraîna l'établissement de la démocratie politique : on instaura le suffrage universel masculin car il n'était évidemment pas question d'accorder le droit de vote aux femmes. Surtout demeurait la question de l'égalité sociale qui continuait de se poser dans les mêmes termes qu'auparavant et opposa la Gironde à la Montagne. Le débat est à la fois simple et complexe, l'idéal de beaucoup de Girondins était aussi la petite propriété, donc une certaine forme d'égalité sociale : mais soucieux de maintenir la liberté économique, ils n'envisageaient comme Fauchet, fondateur du Cercle social, qu'une fiscalité redistributive pour assurer le minimum vital aux plus défavorisés. Ce fut leur crainte devant le mouvement populaire qui explique leur refus d'aller au-delà de la démocratie politique. Plus nuancée fut la proposition des Montagnards : en affirmant le 2 décembre 1792 que le droit de propriété devait être subordonné au droit à l'existence, Robespierre exprima sans doute une opinion plus radicale que celle de beaucoup d'autres Montagnards.
Cette position fut un des facteurs de l'alliance entre la Montagne et le mouvement populaire qui précisa peu à peu son programme : la dimension politique demeure : l'utilisation systématique du terme d' « aristocratie des riches » le montre ; mais de la réclamation d'une taxation légale du prix des denrées on en vint à demander l'égalité des jouissances qui seule pouvait permettre la réalisation du droit à l'existence.
Mais comme l'a montré définitivement A. Soboul, il n'était pas question, même pour les porte-parole les plus avancés de la sans-culotterie, de remettre en cause la propriété : pour ces petits producteurs indépendants, des mesures législatives devaient empêcher la concentration des fortunes et par conséquent établir l'égalité sociale. Les Jacobins les plus radicaux partageaient dans une certaine mesure ces conceptions. Ils voyaient dans le nouvel ordre social égalitaire à construire le fondement de la démocratie politique : on y a vu avec raison l'influence de Rousseau ; peut-être les analyses de Montesquieu sur le rapport nécessaire entre la démocratie, la vertu et une relative égalité des fortunes avaient elles aussi nourri leurs réflexions. On n'alla guère au-delà des pétitions de principes exposés dans la Déclaration des droits de l'homme de 1793 et les décrets de ventôse. En province les mesures égalitaires furent tout aussi symboliques, quand elles furent prises : ainsi la fabrication d'un pain de l'égalité ordonnée par Fouché dans la Nièvre.
La réaction thermidorienne marqua un retour à la conception qui avait prévalu en 1789. Le raidissement des possédants conduisit même les Thermidoriens à aller en certains points en deçà : ils ne suivirent pas Lanjuinais qui avait souhaité qu'on ne parlât plus d'égalité mais ils supprimèrent l'article 1er de la Déclaration de 1789 : il n'y avait plus de droit(s) naturel(s) mais des « droits de l'homme en société », au rang desquels l'égalité venait en seconde place derrière la liberté et précédait la propriété et la sureté. Cet ordre des mots ne doit pas tromper : la définition du terme en dessinait étroitement les limites : « l'égalité consiste en ce que la loi est la même pour tous » : égalité purement civile donc. S'il en était besoin, les théoriciens de l'ordre strictement bourgeois affirmèrent que tout devait être subordonné à la défense du droit de propriété. Boissy d'Anglas affirma que « l'égalité de fortune , n'est autre chose que la ruine de l'état social et le retour à l'état sauvage ». Tirant les leçons du passé, le même Boissy d'Anglas lia l'égalité des droits politiques et l'égalité sociale mais pour refuser la première par crainte de la seconde : « Si vous donnez à des hommes sans propriété les droits politiques sans réserve et s'ils se trouvent jamais sur les bancs des législateurs, ils exciteront ou laisseront exciter des agitations sans en craindre les effets. » On limita donc de nouveau l'exercice des droits politiques aux citoyens les plus riches. Cela ne suffit pas à faire disparaître l'égalitarisme qui trouva alors dans la pensée de Babeuf son expression la plus achevée.
Ces limites posent une question ; la Révolution française fut-elle réellement une Révolution de la liberté et de l'égalité ? En terme de réalisations, le bilan apparaît mince ; mais ce point de vue strictement comptable masque l'essentiel. On doit mesurer la portée de l'établissement de l'égalité civile à l'aune d'un des enjeux concrets de 1789 : la question du maintien ou de la suppression du privilège. Jamais la monarchie n'avait envisagé d'y porter atteinte : au contraire les multiples réformes qu'elle avait menées à bien n'eurent jamais d'autre but et résultat que son renforcement ; dès lors, c'est le principe d'égalité entre les hommes qui était fondamental. L'instauration de l'égalité théorique fut un puissant facteur de développement économique et social précisément parce qu'elle seule pouvait permettre le libre jeu des aptitudes économiques et des talents. Elle était une condition essentielle de la mobilité sociale puisqu'elle faisait apparaître toutes les barrières juridiques érigées entre les hommes. Plus personne désormais pouvait seulement se donner la peine de naître.

Philippe Goujard in Dictionnaire historique de la Révolution française ; sous la direction d' Albert Soboul




Marie-Antoinette de W. S. Van Dyke (séquences révolutionnaires : Julien Duvivier) ; USA, 1938



Marat, Danton, Robespierre in Napoléon vu par Abel Gance ; France, 1926


Pour jeter de la poudre aux yeux et faire croire que la Constitution française est réellement fondée sur les principes énoncés dans la Déclaration des Droits, les jongleurs des comités de rédaction l'ont fait suivre du décret qui abolit les titres, les privilèges, les dignités et les distinctions héréditaires de noblesse, d'ordres, de corporations ; de même que la vénalité des offices publics et tout privilège qui déroge au droit commun de tous les Français. Mais il est faux que les pères conscrits aient, comme ils s'en targuent, aboli toute institution qui blesse la liberté et l'égalité des droits ; puisqu'ils ont commencé par établir comme base de leur travail les distinctions les plus humiliantes, les plus injurieuses et les plus injustes, en excluant du droit de cité, de l'éligibilité aux emplois publics et de l'honneur de servir la patrie, la classe innombrable des infortunés déclarés inactifs, non habiles aux fonctions d'électeurs, d'administrateurs, de juges et de représentant du peuple.
Qu'ont-ils donc fait par leurs décrets de la contribution directe de trois journées de travail et du marc d'argent que de substituer les distinctions de la fortune à celle de la naissance, l'influence de l'or à celle des dignités, la plus vile et la plus funeste des prérogatives, puisqu'elle met toute l'autorité, tous les emplois, toutes les dignités dans la main des heureux du siècle et qu'elle donne au gueux parvenu, à l'adroit fripon, le prix que l'humble mérite.

Jugez après cela ce qu'il faut penser de ce droit solennel énoncé dans le sixième article de la Déclaration des Droits : « tous les citoyens, étant égaux aux yeux de la loi, sont également admissibles à toutes les dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leur vertu et de leurs talents... »
(...) Les citoyens, disent-ils également, sont libres de s'assembler paisiblement et sans armes, en satisfaisant aux lois de la police : quand on n'aurait pas vu, par le massacre du Champs de Mars, ce qu'il faut penser de cette liberté, on peut concevoir à quoi elle se réduit par la simple considération que la police est toujours maîtresse de défendre tout rassemblement de citoyens en le qualifiant de séditieux. Le droit qu'ont les citoyens de s'assembler où il leur plaît et quand il leur plaît, pour s'occuper de la chose publique, est inhérent à tout peuple libre ; sans ce droit sacré, l'État est dissous et le souverain est anéanti ; car, dès que les citoyens ne peuvent plus se montrer en corps, il ne reste de l'État que des individus isolés ; la nation n'existe plus. On voit avec quelle adresse les pères conscrits ont anéanti la souveraineté du peuple tout en ayant l'air d'assurer la liberté individuelle ...
Quant à la liberté de parler, d'écrire et d'imprimer ses pensées, elle est également anéantie par les peines décernées contre les citoyens qui en useraient de manière à déplaire aux scélérats constitués en puissance. Les pères conscrits n'ont-ils pas déjà décerné la peine des galères contre quiconque médirait de la famille royale ou appellerait par son nom Louis, l'hypocrite, le fourbe, le traître et le parjure ?
N'être responsable qu'au tribunal du public de tout ce qu'on écrit, de tout ce qu'on dit, de tout ce qu'on publie contre les fonctionnaires publics. Voilà la liberté.

Jean-Paul Marat (1743-1793) ; L'Ami du peuple, n° 531, 16 août 1791




L'Enfant-roi de Jean Kemm ; France, 1923



PEUPLE DE FRANCE !

Pendant quinze siècles tu as vécu esclave, et par conséquent malheureux. Depuis six années tu respires à peine, dans l'attente de l'indépendance, du bonheur et de l'égalité.
L'Égalité ! premier vœu de la nature, premier besoin de l'homme, et principal nœud de toute association légitime ! Peuple de France ! tu n'as pas été plus favorisé que les autres nations qui végètent sur ce globe infortuné !... Toujours et partout la pauvre espèce humaine livrée à des anthropophages plus ou moins adroits, servit de jouet à toutes les ambitions de pâture, à toutes les tyrannies. Toujours et partout on berça les hommes de belles paroles : jamais et nulle part ils n'ont obtenu la chose avec le mot. De temps immémorial on nous répète avec hypocrisie, les hommes sont égaux ; et de temps immémorial la plus avilissante comme la plus monstrueuse inégalité pèse insolemment sur le genre humain. Depuis qu'il y a des sociétés civiles, le plus bel apanage de l'homme est sans contradiction reconnu, mais n'a pu encore se réaliser une seule fois : l'égalité ne fut autre chose qu'une belle et stérile fiction de la loi. Aujourd'hui qu'elle est réclamée d'une voix plus forte, on nous répond : Taisez-vous misérables ! l'égalité de fait n'est qu'une chimère ; contentez-vous de l'égalité conditionnelle ; vous êtes tous égaux devant la loi. Canaille que te faut-il de plus ? Ce qu'il nous faut de plus? Législateurs, gouvernants, riches propriétaires, écoutez à votre tour.
Nous sommes tous égaux, n'est-ce pas ? Ce principe demeure incontesté, parce qu'à moins d'être atteint de folie on ne saurait dire sérieusement qu'il fait nuit quand il fait jour.
Eh bien ! nous prétendons désormais vivre et mourir égaux comme nous sommes nés ; nous voulons l'égalité réelle ou la mort ; voilà ce qu'il nous faut.
Et nous l'aurons cette égalité réelle, à n'importe quel prix. Malheur à qui ferait résistance à un vœu aussi prononcé !
La révolution française n'est que l'avant-courrière d'une autre révolution bien plus grande, bien plus solennelle, et qui sera la dernière.
Le peuple a marché sur le corps aux rois et aux prêtres coalisés contre lui : il en fera de même aux nouveaux tyrans, aux nouveaux tartuffes politiques assis à la place des anciens.
Ce qu'il nous faut de plus que l'égalité des droits ?
Il nous faut non pas seulement cette égalité transcrite dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, nous la voulons au milieu de nous, sous le toit de nos maisons. Nous consentons à tout pour elle, à faire table rase pour nous en tenir à elle seule. Périssent, s'il le faut, tous les arts pourvu qu'il nous reste l'égalité réelle !
Législateurs et gouvernants qui n'avez pas plus de génie que de bonne foi, propriétaires riches et sans entrailles, en vain essayez-vous de neutraliser notre sainte entreprise en disant : ils ne font que reproduire cette loi agraire demandée plus d'une fois déjà avant eux.
Calomniateurs, taisez-vous à votre tour, et, dans le silence de la confusion, écoutez nos prétentions dictées par la nature et basées sur la justice.
La loi agraire ou le partage des campagnes fut le vœu instantané de quelques soldats sans principes, de quelques peuplades mues par leur instinct plutôt que par la raison. Nous tendons à quelque chose de plus sublime et de plus équitable, le bien commun ou la communauté des biens ! Plus de propriété individuelle des terres, la terre n'est à personne. Nous réclamons, nous voulons la jouissance communale des fruits de la terre : les fruits sont à tout le monde.
Nous déclarons ne pouvoir souffrir davantage que la très grande majorité des hommes travaille et sue au service et pour le bon plaisir de l'extrême minorité.
Assez et trop longtemps moins d'un million d'individus dispose de ce qui appartient à plus de vingt millions de leurs semblables, de leur égaux.
Qu'il cesse enfin, ce grand scandale que nos neveux ne voudront pas croire ! Disparaissez enfin, révoltantes distinctions de riches et de pauvres, de grands et de petits, de maîtres et de valets, de gouvernants et de gouvernés.
Qu'il ne soit plus d'autre différence parmi les hommes que celles de l'âge et du sexe. Puisque tous ont les mêmes besoins et les mêmes facultés, qu'il n'y ait donc plus pour eux qu'une seule éducation, une seule nourriture. Ils se contentent d'un seul soleil et d'un même air pour tous : pourquoi la même portion et le même qualité d'aliments ne suffiraient-elles pas à chacun d'eux ?
Mais déjà les ennemis d'un ordre des choses le plus naturel qu'on puisse imaginer, déclament contre nous.
Désorganisateurs et factieux, nous disent-ils, vous ne voulez que des massacres et du butin.

PEUPLE DE FRANCE !

Nous ne perdrons pas notre temps à leur répondre, mais nous te dirons : la sainte entreprise que nous organisons n'a d'autre but que de mettre un terme aux dissensions civiles et à la misère publique.
Jamais plus vaste dessein n'a été conçu et mis à exécution. De loin en loin quelques hommes de génie, quelques sages, en ont parlé d'une voix basse et tremblante. Aucun d'eux n'a eu le courage de dire la vérité tout entière.
Le moment des grandes mesures est arrivé. Le mal est à son comble ; il couvre la face de la terre. Le chaos, sous le nom de politique, y règne depuis trop de siècles. Que tout rentre dans l'ordre et reprenne sa place.
A la voix de l'égalité, que les éléments de la justice et du bonheur s'organisent.
L'instant est venu de fonder la République des Égaux, ce grand hospice ouvert à tous les hommes. Les jours de la restitution générale sont arrivés. Familles gémissantes, venez vous asseoir à la table commune dressée par la nature pour tous ses enfants.

PEUPLE DE FRANCE !

La plus pure de toutes les gloires t'était donc réservée ! Oui, c'est toi qui le premier dois offrir au monde ce touchant spectacle.
D'anciennes habitudes, d'antiques préventions voudront de nouveau faire obstacle à l'établissement de la République des Égaux. L'organisation de l'égalité réelle, la seule qui réponde à tous les besoins, sans faire de victimes, sans coûter de sacrifices, ne plaira peut-être point d'abord à tout le monde.
L'égoïste, l'ambitieux frémira de rage. Ceux qui possèdent injustement crieront à l'injustice. Les jouissances exclusives, les plaisirs solitaires, les aisances personnelles causeront de vifs regrets à quelques individus blasés sur les peines d'autrui. Les amants du pouvoir absolu, les vils suppôts de l'autorité arbitraire ploieront avec peine leurs chefs superbes sous le niveau de l'égalité réelle. Leur vue courte pénétrera difficilement dans le prochain avenir du bonheur commun ; mais que peuvent quelques milliers de mécontents contre une masse d'hommes tous heureux et surpris d'avoir cherché si longtemps une félicité qu'ils avaient sous la main ?
Dès le lendemain de cette véritable révolution, ils se diront tout étonnés : En quoi ! le bonheur commun tenait à si peu ? Nous n'avions qu'à le vouloir. Ah ! pourquoi ne l'avons-nous pas voulu plus tôt. Oui sans doute, un seul homme sur la terre plus riche, plus puissant que ses semblables, que ses égaux, l'équilibre est rompu ; le crime et le malheur sont sur la terre.

PEUPLE DE FRANCE !

A quel signe dois-tu donc reconnaître désormais l'excellence d'une constitution ? ...Celle qui tout entière repose sur l'égalité de fait est la seule qui puisse te convenir et satisfaire à tous tes vœux.
Les chartes aristocratiques de 1791 et de 1795 rivaient tes fers au lieu de les briser. Celle de 1793 était un grand pas de fait vers l'égalité réelle ; on n'en avait pas encore approché de si près ; mais elle ne touchaient pas encore le but et n'abordait point le bonheur commun, dont pourtant elle consacrait solennellement le grand principe.

PEUPLE DE FRANCE !

Ouvre les yeux et le cœur à la plénitude de la félicité : reconnais et proclame avec nous le République des Égaux.

Sylvain Maréchal (1750-1803) ; Manifeste des Égaux (1796)




Scaramouche de Rex Ingram ; USA, 1923


L'égalité, dont l'idée est la base de la sociabilité et la consolation des malheureux, n'est qu'une chimère qu'aux yeux des hommes dépravés par l'amour de la richesse et de la puissance.
Tout système et toute passion à part, quel est l'homme qui, au fond de son cœur, ne reconnaisse un égal dans un individu de son espèce quel qu'il soit ? Quel est l'homme qui, placé dans la même situation, n'éprouve un égal frémissement de pitié, à l'aspect des souffrances de chacun de ses semblables ?
Ce sentiment, effet de nos premières expériences, est justifié par la raison qui nous enseigne que la nature a fait les hommes égaux : mais comment et en quoi ? C'est ce qu'il importe de bien connaître.
Ceux qui approuvent les inégalités sociales, prétendent qu'elles sont inévitables, parce que, selon eux, elles tirent leur origine de celles que la nature a mises entre les individus de l'espèce humaine.
Les hommes, disent-ils, différant naturellement par le sexe, par la taille, par la couleur, par les traits, par l'âge et par la vigueur des membres, ne peuvent être égaux ni en puissance, ni en richesse ; l'égalité, soit naturelle, soit sociale, est donc un véritable être de raison.
Cependant, de ce que les différences dont nous venons de parler existent réellement, s'ensuit-il que les inégalités d'institution en sont les conséquences nécessaires ? A ce compte, l'opulence et l'autorité iraient toujours de pair avec la force, avec la grandeur, avec la beauté ; ce qui n'est pas vrai à beaucoup près.
Il est, entre les hommes, disent les partisans de l'inégalité, une autre différence naturelle qui en met nécessairement une dans leurs lumières et dans leur position sociale ; c'est celle de l'esprit. On est allé jusqu'à prétendre reconnaître dans les éminences plus ou moins saillantes du cerveau, les signes infaillibles de nos penchants et de nos passions.
Cependant, un sentiment secret paraît nous avertir que les choses n'ont pas été ordonnées ainsi par l'auteur de la nature, et que, si les hommes communément bien organisés, n'ont pas tous la même aptitude à l'esprit, la différence qui existe entre eux sous ce rapport, est bien moins l'effet de la diversité de leur conformation, que de celle des circonstances dans lesquelles ils se sont trouvés placés. Qui peut douter que beaucoup d'hommes ignorants ne l'eussent pas été, s'ils avaient eu l'occasion de s'instruire ? Le pâtre le plus grossier ne met-il pas dans la direction de ses travaux et dans la discussion de ses intérêts, autant de finesse d'esprit, qu'il en fallu à Newton pour découvrir les lois de l'attraction ? Tout dépend de l'objet vers lequel notre attention se dirige.
D'ailleurs, l'inégalité d'intelligence fût-elle aussi naturelle qu'on le prétend, il serait indispensable d'y voir la source des différences de richesse et de puissance qui existent dans la société ; car il n'est point vrai que les biens et l'autorité y soient communément le partage du savoir et de la sagesse.
Mais est-ce bien des qualités dont nous venons de parler qu'il s'agit ? Aucunement. L'égalité naturelle qu'on a en vue, est cette uniformité de besoins et de sentiments qui naissent avec nous, ou se développent par le premier usage que nous faisons de nos sens et de nos organes.
Le besoin de se nourrir et celui de se reproduire ; l'amour de soi ; la pitié ; l'aptitude à sentir, à penser, à vouloir, à communiquer ses idées et comprendre celles de ses semblables, et à conformer ses action à la règle ; la haine de la contrainte et l'amour de la liberté existent, à peu près au même degré, chez tous les hommes sains et bien constitués. Telle est la loi de la nature d'où émanent, pour tous les hommes, les mêmes droits naturels.
Aux yeux de quiconque se reconnaît composé de deux substances de nature différente, une nouvelle raison en faveur de l'égalité naturelle se tire de la spiritualité du principe pensant ; ce principe, qui constitue à lui seul tout le moi humain, étant indivisible et pur, et dérivant toujours de la même source, est nécessairement égal dans tous les individus de notre espèce.
Il n'est pas douteux que l'inégalité des forces physiques ne puissent troubler, au moins momentanément, la jouissance de l'égalité naturelle ; ce fut probablement pour obvier à ce mal qu'on eut recours aux conventions, et que la société civile fut instituée.
Faute de prévoyance, on s'est précipité dans un malheur plus grand que celui qu'on avait voulu prévenir. L'égalité établie par la nature et avouée par la raison, a été violée dans la société par une suite de ces mêmes conventions, qui furent destinées à la maintenir. Aux inconvénients passagers, produits par l'inégalité des forces physiques, ont été substitués d'autres inconvénients plus funestes, plus permanents et plus inévitables, par l'inégalité conventionnelle de richesse et de puissance. Ainsi par une étrange métamorphose, les plus sots, les plus vicieux, les plus faibles et les moins nombreux sont parvenus à surcharger de pénibles devoirs et à priver de la liberté naturelle, la masse des plus forts, des plus vertueux et des plus instruits.
De l'inégale répartition des biens et du pouvoir naissent tous les désordres dont se plaignent avec raison les neuf dixièmes des pays civilisés. De là viennent pour eux les privations, les souffrances, les humiliations et l'esclavage. De là vient aussi cette inégalité de lumière, que, par des motifs intéressés, on attribue faussement à l'inégalité exagérée des esprits.
C'est donc à resserrer dans de justes bornes la richesse et la puissance des individus, que doivent tendre les institutions d'une véritable société ; la puissance, en soumettant également tous les citoyens à la loi émanée de tous ; la richesse, en ordonnant les choses de manière que chacun ait assez, et que personne n'ait rien de trop. Voilà en quoi consiste l'égalité dont on parle dans cet ouvrage.
A la vérité, au point où en sont les choses, cette égalité se réduit à peu près à celle des richesses, qui forment, presque à elles seules aujourd'hui, le prix de la puissance, aussi bien aux yeux de ceux qui commandent, qu'aux yeux de ceux qui obéissent.

Philippe Buonarroti (1761-1837) – La conspiration pour l'égalité – 1828.


Scarlet Pimpernel de Richard Stanton ; USA, 1917 et 1934



Jean Chouan de Luitz-Morat ; France, 1925