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Héloïse (nom de famille inconnu, 1101-1164) fut une savante et religieuse française du Moyen-Age.
Pierre Abélard ou Pierre Abailard ou encore Pierre Abeilard (Le Pallet, près de Nantes, 1079 - † près de Chalon-sur-Saône, 1142, est un théologien, philosophe et compositeur breton. Il a été un penseur majeur sinon l'un des fondateurs de la méthode scolastique avec Alexandre de Hales. Il influença l'évolution du scepticisme et du rationalisme.
Les lettres d'Héloïse et d'Abélard sont parmi les mieux connues et les plus anciennes de l'amour "romantique".
On sait qu'Héloïse a passé son enfance au monastère d'Argenteuil et qu'elle était sous la garde de son oncle le chanoine Fulbert à Paris. Sa beauté, son intelligence et ses connaissances lui valurent une renommée dans Paris alors qu'elle n'avait encore que 16 ans.
Pierre Abélard, considéré comme l'un des plus éminents professeurs de son époque, chercha à devenir son professeur dans le but de la séduire. L'oncle d'Héloïse, sans doute flatté par la réputation d'Abélard, engagea celui-ci comme professeur et le logea chez lui.
Une liaison s'engagea entre le professeur et son élève, liaison qu'ils ne parvinrent guère à tenir secrète. Héloïse tomba enceinte et accoucha d'un fils, Astrolabe, qui fut confié à la garde de la sœur d'Abélard. Pour apaiser la colère de son oncle Fulbert, Héloïse et Abélard se marièrent secrètement et Héloïse entra au couvent d'Argenteuil. La famille d'Héloïse chercha pourtant une dernière vengeance en châtrant de force Abélard ...
Leurs restes reposent ensemble au cimetière du Père-Lachaise à Paris ...
Anonyme. La Magie de l'amour - vers 1480 ; Leipzig
Il y avait dans la ville même de Paris une jeune fille nommée Héloïse, nièce d'un chanoine appelé Fulbert, lequel, dans sa tendresse, n'avait rien négligé pour la pousser dans l'étude de toute science des lettres. Physiquement, elle n'était pas des plus mal ; par l'étendue du savoir, elle était des plus distinguées. Plus cet avantage de l'instruction est rare chez les femmes, plus il ajoutait d'attrait à cette jeune fille : aussi était-elle déjà en grand renom dans tout le royaume. La voyant donc parée de tous les charmes qui attirent les amants, je pensai qu'il serait agréable de nouer avec elle une liaison amoureuse, et je crus que rien ne serait plus facile. J'avais une telle renommée, une telle grâce de jeunesse et de beauté, que je pensais n'avoir aucun refus à craindre, quelle que fût la femme que j'honorasse de mon amour. Je me persuadai d'ailleurs que la jeune fille répondrait à mes désirs d'autant plus volontiers, qu'elle était instruite et avait le goût de l'instruction ; même séparés, nous pourrions nous rendre présents l'un à l'autre par un échange de lettres et écrire des choses plus hardies que dans nos entretiens ; ainsi se perpétueraient des entretiens délicieux.
Tout enflammé de passion pour cette jeune fille, je cherchai l'occasion de nouer des rapports intimes et journaliers qui la familiariseraient avec moi et l'amèneraient plus aisément à céder. Pour y arriver, j'entrai en relation avec son oncle par l'intermédiaire de quelques uns de ses amis ; ils l'engagèrent à me prendre dans sa maison, qui était très voisine de mon école, moyennant une pension dont il fixerait le prix. J'alléguai pour motif que les soins d'un ménage nuisaient à mes études et m'étaient trop onéreux. Fulbert aimait l'argent et il était très soucieux de faire toujours progresser sa nièce dans la connaissance des lettres. En flattant ces deux passions, j'obtins sans peine son consentement, et j'arrivai à ce que je souhaitais : il se jeta sur l'argent et crut que sa nièce profiterait de mon savoir. Répondant même à mes voeux sur ce point au delà de toute espérance, et servant lui même mon amour, il confia Héloïse à ma direction pleine et entière, m'invita à consacrer à son éducation tous les instants de loisir que me laisserait l'école, la nuit comme le jour, et quand je la trouverais en faute, à ne pas craindre de la châtier. Sur ce point je fus absolument stupéfait de sa naïveté : confier ainsi une tendre brebis à un loup affamé ! Me la donner non seulement à instruire, mais à châtier sévèrement, était-ce autre chose que d'offrir toute licence à mes désirs et me fournir, fût ce contre mon gré, l'occasion de triompher par les menaces et par les coups, si les caresses étaient impuissantes ? Mais deux choses écartaient de l'esprit de Fulbert tout soupçon d'infamie : la tendresse filiale de sa nièce et ma réputation de continence.
Que dire de plus ? Nous fûmes d'abord réunis par le même toit, puis par le coeur. Sous prétexte d'étudier, nous étions donc tout entiers à l'amour ; ces mystérieux entretiens, que l'amour appelait de ses voeux, les leçons nous en ménageaient l'occasion. Les livres étaient ouverts, mais il se mêlait plus de paroles d'amour que de philosophie, plus de baisers que d'explications ; mes mains revenaient plus souvent à ses seins qu'à nos livres ; nos yeux se cherchaient, réfléchissant l'amour, plus souvent qu'ils ne se portaient sur les textes. Pour mieux éloigner les soupçons, j'allais parfois jusqu'à la frapper, coups donnés par l'amour, non par l'exaspération, par la tendresse, non par la haine, et ces coups dépassaient en douceur tous les baumes. Que vous dirais je ? dans notre ardeur, nous avons traversé toutes les phases de l'amour ; tout ce que la passion peut imaginer de raffinement insolite, nous l'avons ajouté. Plus ces joies étaient nouvelles pour nous, plus nous les prolongions avec ardeur : nous ne pouvions nous en lasser.
Cependant, à mesure que la passion du plaisir m'envahissait, je pouvais de moins en moins vaquer à la philosophie et prendre soin de mon enseignement. C'était pour moi un violent ennui d'y aller ou d'y rester ; c'était aussi une fatigue, mes nuits étant données à l'amour, mes journées au travail. je ne faisais plus mes leçons qu'avec indifférence et tiédeur ; je ne parlais plus d'inspiration, je produisais tout de mémoire : je ne faisais guère que répéter mes anciennes leçons, et si j'avais assez de liberté d'esprit pour composer quelques pièces de vers, c'était l'amour, non la philosophie qui me les dictait. De ces vers, vous le savez, la plupart, devenus populaires en maint pays, sont encore chantés fréquemment par ceux qui connaissent le bonheur d'une vie semblable.
Quelles furent la tristesse, la douleur, les plaintes de mes élèves, quand ils s'aperçurent de la préoccupation, que dis je ? du trouble de mon esprit, on peut à peine s'en faire une idée.
Une chose aussi visible ne pouvait guère échapper qu'à celui à la honte duquel elle tournait, je veux dire surtout à l'oncle de la jeune fille. On avait essayé de lui donner des inquiétudes, il n'avait pu le croire, d'abord, ainsi que je l'ai dit, à cause de l'affection sans bornes qu'il avait pour sa nièce, ensuite à cause de ma réputation de continence. On ne croit pas aisément à l'infamie de ceux qu'on aime, et, dans un coeur rempli d'une tendresse profonde, il n'y a point place pour les souillures du soupçon. De là vient que le bienheureux Jérôme écrit dans sa lettre à Castricien : " Nous sommes toujours les derniers à connaître les plaies de notre maison, et nous ignorons encore les vices de nos enfants et de nos épouses, quand déjà les voisins en ricanent." Mais ce qu'on apprend après les autres, on finit toujours par l'apprendre, et ce qui est connu de tous ne peut rester caché à un seul. Ce fut ce qui, après quelques mois, nous arriva. Quel déchirement pour l'oncle à cette découverte ! Quelle douleur pour les amants contraints de se séparer ! Quelle honte, quelle confusion pour moi ! De quel coeur brisé fus-je affligé de l'affliction de la jeune fille ! et quels flots de désespoir souleva dans son âme la pensée de mon propre déshonneur ! Nous gémissions chacun, non sur notre propre sort, mais sur le sort de l'autre ; chacun de nous déplorait l'infortune de l'autre, non la sienne. Mais la séparation des corps ne faisait que resserrer nos coeurs ; privé de toute satisfaction, notre amour s'en enflammait davantage ; une fois la honte passée, la passion nous ôta toute pudeur, le sentiment de la honte nous devenait d'autant plus indifférent que la jouissance de la possession était plus douce. Il nous arriva donc ce que les poètes racontent de Mars et de Vénus, quand ils furent surpris. Peu après, la jeune fille sentit qu'elle était mère, et elle me l'écrivit aussitôt avec des transports d'allégresse, me consultant sur ce qu'elle devait faire, Une nuit, pendant l'absence de son oncle, je l'enlevai, ainsi que nous en étions convenus, et je la fis immédiatement passer en Bretagne, où elle resta chez ma soeur jusqu'au jour où elle donna naissance à un fils qu'elle nomma Astrolabe.
Cette fuite rendit Fulbert comme fou ; il faut avoir été témoin de la violence de sa douleur, des abattements de sa honte, pour en concevoir une idée. Que faire contre moi ? Quelles embûches me tendre ? Il ne le savait. Me tuer, me mutiler ? Avant tout, il craignait d'appeler les représailles des miens, en Bretagne, sur sa nièce chérie. Se saisir de moi pour me mettre en prison était chose impossible : je me tenais en garde, convaincu qu'il était homme à oser tout ce qu'il pourrait, tout ce qu'il croirait pouvoir faire.
Enfin, touché de compassion pour l'excès de sa douleur et m'accusant moi même de la tromperie que lui avait faite mon amour, comme de la dernière des trahisons, j'allai le trouver ; je le suppliai, je lui promis toutes les réparations qu'il lui plairait d'exiger ; je protestai que ce que j'avais fait ne surprendrait aucun de ceux qui avaient éprouvé la violence de l'amour et qui savaient dans quels abîmes, depuis la naissance du monde, les femmes avaient précipité les plus grands hommes. Pour mieux l'apaiser encore, je lui offris une satisfaction qui dépassait tout ce qu'il avait pu espérer : je lui proposai d'épouser celle que j'avais séduite, à la seule condition que le mariage fût tenu secret, afin de ne pas nuire à ma réputation. Il accepta, il m'engagea sa foi et celle des siens, et scella de ses baisers la réconciliation que je sollicitais. C'était pour me mieux trahir.
J'allai aussitôt en Bretagne, afin d'en ramener mon amie et d'en faire ma femme, Mais elle n'approuva pas le parti que j'avais pris; bien plus, elle me détourna de le suivre pour deux raisons : le danger d'abord, puis le déshonneur auquel j'allais m'exposer. Elle jurait qu'aucune satisfaction n'apaiserait son oncle ; et la suite le prouva. Elle demandait quelle gloire on pouvait tirer d'un mariage qui ruinerait ma gloire et l'humilierait, elle comme moi. Et puis quelle expiation le monde ne serait il pas en droit d'exiger d'elle, si elle lui enlevait une si grande lumière ! Quelles malédictions elle appellerait sur sa tête ! Quel préjudice ce mariage porterait à l'Église ! Quelles larmes il coûterait à la philosophie ! Quel acte indécent et lamentable, moi que la nature avait créé pour tous, de m'asservir à une seule femme et de me soumettre à une si grande honte ! Elle repoussait donc énergiquement cette union comme un déshonneur et comme une charge pour moi, Elle me représentait à la fois l'infamie et les difficultés du mariage.
[...] Enfin, parlant en son nom, elle me représentait combien il serait dangereux pour moi de la ramener à Paris, combien le titre d'amie, plus honorable pour moi, lui serait, à elle, plus cher que celui d'épouse, à elle qui voulait me conserver par le charme de la tendresse, non m'enchaîner par les liens du mariage ; et elle ajoutait que nos séparations momentanées rendraient les instants de réunion d'autant plus doux qu'ils seraient plus rares. Puis, voyant que ces efforts pour me convaincre et me dissuader venaient échouer contre ma folie, et n'osant me heurter de front, elle termina ainsi à travers les sanglots et les larmes : "C'est la seule chose qui nous reste à faire, si nous voulons nous perdre tous deux, et nous préparer un chagrin égal à notre amour." Et en cela, le monde entier l'a reconnu, elle eut les lumières de l'esprit de prophétie.
Nous confions donc à ma soeur notre jeune enfant, et nous revenons secrètement à Paris, Quelques jours plus tard, après avoir passé une nuit à célébrer vigiles dans une église, à l'aube du matin, en présence de l'oncle d'Héloïse et de plusieurs de nos amis et des siens, nous fûmes unis par la bénédiction nuptiale. Puis nous nous retirâmes secrètement chacun de notre côté, et dès lors nous ne nous vîmes plus qu'à de rares intervalles et furtivement, afin de tenir le plus possible notre union cachée.
Mais son oncle et sa famille, pour se venger de l'affront qu'ils avaient reçu, se mirent à divulguer le mariage et à violer envers moi la foi jurée, Héloïse protestait hautement du contraire, et jurait que rien n'était plus faux. Fulbert, exaspéré, l'accablait de mauvais traitements.
Informé de cette situation, je l'envoyai à une abbaye de moniales voisine de Paris et appelée Argenteuil, où elle avait été élevée et instruite dans sa première jeunesse, et je lui fis faire et prendre, à l'exception du voile, les habits de religion en harmonie avec la vie monastique. À cette nouvelle, son oncle et ses parents ou alliés pensèrent que je m'étais joué d'eux et que j'avais mis Héloïse au couvent pour m'en débarrasser. Outrés d'indignation, ils s'entendirent, et une nuit, pendant que je reposais chez moi, dans une chambre retirée, un de mes serviteurs, corrompu par eux, les ayant introduits, ils me firent subir la plus barbare et la plus honteuse des vengeances, vengeance que le monde entier apprit avec stupéfaction : ils me tranchèrent les parties du corps avec lesquelles j'avais commis ce dont ils se plaignaient, puis ils prirent la fuite. Deux d'entre eux qu'on put arrêter furent énucléés et châtrés. L'un d'eux était le serviteur particulièrement attaché à ma personne, que la cupidité avait poussé à la trahison.
Extrait de la lettre d'Abélard à un ami, ou « Histoire de mes malheurs »
Mon bien aimé, le hasard vient de faire passer entre mes mains la lettre de consolation que tu écrivis à un ami. Je reconnus aussitôt, à la suscription, qu'elle était de toi. Je me jetai sur elle et la dévorai avec toute l'ardeur de ma tendresse : puisque j’avais perdu la présence corporelle de celui qui l'avait écrite, du moins les mots ranimeraient un peu pour moi son image.
Je doute que personne puisse lire ou entendre sans larmes une telle histoire ! Elle a renouvelé mes douleurs, et l'exactitude de chacun des détails que tu rapportais leur rendait toute leur violence passée. Bien plus, ma souffrance s'accrut, quand je vis tes épreuves aller toujours en augmentant. Nous voici donc toutes réduites à désespérer de ta vie même, et à attendre, le coeur tremblant, la poitrine haletante, l’ultime nouvelle de ton assassinat.
Aussi te conjurons nous, par le Christ qui, en vue de sa propre gloire, te protège encore d'une certaine manière, nous, ses petites servantes et les tiennes, de daigner nous écrire fréquemment pour nous tenir au courant des orages où tu es aujourd'hui ballotté. Nous sommes les seules qui te restent ; nous du moins participerons ainsi à tes souffrances et à tes joies. Les sympathies, d’ordinaire, procurent à celui qui souffre une certaine consolation ; un fardeau qui pèse sur plusieurs est plus léger à soutenir, plus facile à porter. Si la tempête actuelle se calme un peu, hâte-toi de nous écrire ; la nouvelle nous causera tant de joie ! Mais, quel que soit l'objet de tes lettres, elles nous seront toujours douces, ne fût ce qu'en nous témoignant que tu ne nous oublies pas.
Sénèque, dans un passage des Lettres à Lucilius, analyse la joie que l'on éprouve en recevant une lettre d'un ami absent. " je vous remercie, dit il, de m'écrire aussi souvent. Vous vous montrez ainsi à moi de la seule façon qui vous soit possible. Jamais je ne reçois l'une de vos lettres, qu'aussitôt nous ne soyons réunis. Si les portraits de nos amis absents nous sont chers, s'ils renouvellent leur souvenir et calment, par une, vaine et trompeuse consolation, le regret de l'absence, que les lettres sont donc plus douces, qui nous apportent une image vivante ! » Grâce à Dieu, aucun de tes ennemis ne pourra t'empêcher de nous, rendre par ce moyen ta présence, aucun obstacle matériel ne s’y oppose. Je t'en supplie, ne va point y manquer par négligence.
Tu as écrit à ton ami une très longue lettre où, à propos de ses malheurs, tu lui parles des tiens. En les rappelant ainsi en détail, tu avais en vue de consoler ton correspondant ; mais tu n'as pas peu ajouté à notre propre désolation. En cherchant à panser ses blessures, tu as ravivé les nôtres et nous en as infligé de nouvelles. Guéris, je t’en conjure, le mal que tu nous as fait toi même, toi qui t'attaches à soigner celui que d'autres ont causé ! Tu as donné satisfaction à un ami, à un compagnon, tu as acquitté la dette de l'amitié et de la fraternité. Mais tu es engagé envers nous par une dette bien plus pressante : qu'on ne nous appelle pas, en effet, tes « amies », tes « compagnes ". ces noms ne nous conviennent pas; nous sommes celles qui seules t'aiment vraiment, tes « filles »; qu'on emploie, s'il s'en trouve, un terme plus tendre et plus sacré !
Si tu doutais de la grandeur de la dette qui t'oblige envers nous, nous ne manquerions ni de preuves ni de témoignages pour t'en convaincre. Tout le monde se tairait il, que les faits parleraient d’eux mêmes. Le fondateur de notre établissement, c'est toi seul après Dieu, toi seul le constructeur de notre chapelle, le bâtisseur de notre congrégation. Tu n'as rien édifié sur les fondements d'autrui : tout ici est ton oeuvre. Ce désert, abandonné aux bêtes sauvages et aux brigands, n'avait jamais connu d'habitation humaine, jamais possédé de maisons. Parmi les repaires des fauves et les cavernes des bandits, où jamais le nom de Dieu n'avait été invoqué, tu as édifié le tabernacle divin et dédié un temple au Saint Esprit. Tu as refusé, pour cet ouvrage, l'aide des trésors royaux ou princiers, dont pourtant tu aurais pu tirer de puissants secours ; mais tu voulais que rien n'y vînt que de toi seul. Les clercs et les étudiants, accourant à l'envi pour entendre tes leçons, pourvoyaient à tout le nécessaire. Ceux mêmes qui vivaient de bénéfices ecclésiastiques et, loin de distribuer des largesses, ne savaient guère qu'en recevoir, ceux dont les mains n'avaient appris qu'à prendre et à ne rien donner, tous devenaient auprès de toi prodigues et t'accablaient de leurs offrandes.
Elle est donc à toi, bien vraiment à toi, cette plantation nouvelle qui croît dans l'amour sacré. Elle pousse maintenant de tendres rejetons qui, pour profiter, ont besoin d'arrosage. Elle est formée de femmes ; et ce sexe est débile ; sa faiblesse ne tient pas seulement à son jeune âge. Sans cesse, elle exige une culture attentive et des soins fréquents selon la parole de l'apôtre : « J'ai planté, Apollon arrosa, Dieu a donné l'accroissement ». Par sa prédication, l'apôtre avait planté l'Église de Corinthe, il l’avait fortifiée dans la foi par ses enseignements. Puis son disciple Apollon l'avait arrosée de saintes exhortations, et la grâce divine avait alors accordé à ses vertus de croître.
Tu travailles maintenant une vigne que tu n’as pas plantée, dont le fruit n'est pour toi qu'amertume ; tes admonitions y restent stériles, et vains les entretiens sacrés. Songe à ce que tu dois à la tienne, toi qui prends soin ainsi de celle d'autrui ! Tu enseignes, tu sermonnes des rebelles, et tes efforts sont infructueux. Tu répands en vain devant des porcs les perles d'une éloquence divine. Toi qui te prodigues à des obstinés, considère ce que tu nous dois, à nous qui te sommes soumises. Tu fais des largesses à tes ennemis ; médite ce que tu dois à tes filles. Sans même penser aux autres, pèse la dette qui te lie à moi : peut être t'acquitteras tu avec plus de zèle envers moi personnellement, qui seule me suis donnée à toi, de ce que tu dois à la communauté de ces femmes pieuses.
Tu possèdes une science éminente, je n'ai que l'humilité de mon ignorance : mieux que moi, tu sais combien de traités les Pères de l'Église écrivirent pour l'instruction, la direction et la consolation des saintes femmes, et quel soin ils mirent à les composer. Aussi m'étonnai-je grandement de voir depuis si longtemps que tu mets en oubli l'oeuvre à peine commencée de notre conversion. Ni le respect de Dieu, ni notre amour, ni les exemples des Saints Pères n'ont pu te décider à soutenir, de vive voix ou par lettre, mon âme chancelante et sans cesse affligée de chagrin ! Et pourtant, tu sais quel lien nous attache et t'oblige, et que le sacrement nuptial t'unit à moi, d'une manière d'autant plus étroite que je t'ai toujours, à la face du monde, aimé d'un amour sans mesure.
Tu sais, mon bien aimé, et tous le savent, combien j'ai perdu en toi ; tu sais dans quelles terribles circonstances l'indignité d'une trahison publique m'arracha au siècle en même temps que toi ; et je souffre incomparablement plus de la manière dont je t'ai perdu que de ta perte même. Plus grand est l'objet de la douleur, plus grands doivent être les remèdes de la consolation. Toi seul, et non un autre, toi seul, qui seul es la cause de ma douleur, m'apporteras la grâce de la consolation. Toi seul, qui m’as contristée, pourras me rendre la joie, ou du moins soulager ma peine. Toi seul me le dois, car aveuglément j'ai accompli toutes tes volontés, au point que j'eus, ne pouvant me décider à t'opposer la moindre résistance, le courage de me perdre moi-même, sur ton ordre. Bien plus, mon amour, par un effet incroyable, s'est tourné en tel délire qu'il s'enleva, sans espoir de le recouvrer jamais, à lui même l’unique objet de son désir, le jour où pour t'obéir je pris l'habit et acceptai de changer de coeur. Je te prouvai ainsi que tu règnes en seul maître sur mon âme comme sur mon corps. Dieu le sait, jamais je n'ai cherché en toi que toi même. C'est toi seul que je désirais, non ce qui t'appartenait ou ce que tu représentes. Je n'attendais ni mariage, ni avantages matériels, ne songeais ni à mon plaisir ni à mes volontés, mais je n'ai cherché, tu le sais bien, qu'à satisfaire les tiennes. Le nom d'épouse paraît plus sacré et plus fort ; pourtant celui d'amie m'a toujours été plus doux. J'aurais aimé, permets-moi de le dire, celui de concubine et de fille de joie, tant il me semblait qu'en m'humiliant davantage j’augmentais mes titres à ta reconnaissance et nuisais moins à la gloire de ton génie.
Tu ne l’as pas complètement oublié. Dans cette lettre de consolation à ton ami, tu as bien voulu exposer toi même quelques unes des raisons que j'invoquais pour te détourner de cette malheureuse union. Pourtant, tu as passé sous silence la plupart de celles qui me faisaient préférer l'amour au mariage, et la liberté au lien. J'en prends Dieu à témoin : Auguste même, le maître du monde, eût il daigné demander ma main et m'assurer à jamais l'empire de l'univers, j'aurais trouvé plus doux et plus noble de conserver le nom de courtisane auprès de toi que de prendre celui d'impératrice avec lui ! La vraie grandeur humaine ne provient ni de la richesse ni de la gloire : celle là est l'effet du hasard ; celle ci, de la vertu. La femme qui préfère épouser un riche plutôt qu’un pauvre se vend à lui et aime en son mari plus ses biens que lui même. Celle qu'une telle convoitise pousse au mariage mérite un paiement plus que de rameur. Elle s'attache moins, en effet, à un être humain qu'à des choses ; si l'occasion s'en présentait, elle se prostituerait certainement à un plus riche encore. Telle est, selon toute évidence, la pensée de la sage Aspasie, dans la conversation que rapporte Eschine, disciple de Socrate : ayant tenté de réconcilier Xénophon et sa femme, elle achève son discours en ces termes : « Si vous parvenez à devenir l'un et l'autre l'homme le plus vertueux la femme la plus aimable du monde, vous aurez désormais pour seule ambition, ne connaîtrez d'autre vertueux désir, que d'être le mari de la meilleure des femmes, la femme du meilleur des maris. » Pieuse opinion et mieux que philosophique, dictée par une haute sagesse plus que par des théories ! Pieuse erreur, bienheureux mensonge, entre époux, que celui où une affection parfaite croit garder le bien conjugal par la pudeur de l'âme plus que par la continence des corps !
Mais ce qu'une semblable erreur enseigne à d'autres femmes, c'est une vérité manifeste qui me l’apprit. Ce qu’en effet elles pensaient personnellement de leurs maris, je le pensais de toi, certes, mais le monde entier le pensait aussi, le savait de science sûre. Mon amour pour toi était ainsi d'autant plus vrai que mieux préservé d'une erreur de jugement. Quel roi, quel philosophe, pouvait égaler ta gloire ? Quel pays, quelle ville, quel village n'aspirait à te voir ? Qui donc, je le demande, lorsque tu paraissais en public, n'accourait pour te regarder et, quand tu t'éloignais, ne te suivait du regard, le cou tendu ? Quelle femme mariée, quelle jeune fille, ne te désirait en ton absence, ne brûlait quand tu étais là ? Quelle reine, quelle grande dame, n'a pas envié mes joies et mon lit ?
Tu possédais deux talents, entre tous, capables de séduire aussitôt le coeur d'une femme : celui de faire des vers, et celui de chanter. Nous savons qu'ils sont bien rares chez les philosophes. Ils te permettaient de te reposer, comme en jouant, des exercices philosophiques. Tu leur dois d'avoir composé, sur des mélodies et des rythmes amoureux tant de chansons dont la beauté poétique et musicale connut un succès public et répandit universellement ton nom. Les ignorants mêmes, incapables d'en comprendre le texte, les retenaient, retenaient ton nom, grâce à la douceur de leur mélodie. Telle était la raison principale de l'ardeur amoureuse que les femmes nourrissaient pour toi. Et, comme la plupart de ces chansons célébraient nos amours, bientôt mon nom se répandit en maintes contrées, excitant contre moi les jalousies féminines. Quels charmes en effet de l'esprit et du corps n'embellissaient point ta jeunesse ? Quelle femme, alors mon envieuse, ne compatirait aujourd'hui au malheur qui me prive de telles délices ? Quel homme, quelle femme, fût-ce mon pire ennemi, ne s'attendrirait pas envers moi d'une juste pitié ?
J'ai gravement péché, tu le sais ; pourtant, bien innocente. Le crime est dans l'intention plus que dans l'acte. La justice pèse le sentiment, non le geste. Mais quelles furent mes intentions à ton égard, toi seul, qui les éprouves, en peux juger. Je remets tout à ton examen, j'abandonne tout à ton témoignage. Dis moi seulement, si tu le peux, pourquoi, depuis notre conversion monastique, que tu as seul décidée, tu m'as laissée avec tant de négligence tomber en oubli ; pourquoi tu m'as refusé la joie de tes entrevues, la consolation de tes lettres. Dis-le, si tu le peux, ou bien je dirai, moi, ce que je crois savoir, ce que tous soupçonnent ! C'est la concupiscence, plus qu'une affection véritable, qui t'a lié à moi, le goût du plaisir plutôt que l'amour. Du jour où ces voluptés te furent ravies, toutes les tendresses qu'elles t'avaient inspirées s'évanouirent
Considère, je t'en supplie, l'objet de ma demande. Il te paraîtra si minime, si aisé pour toi à satisfaire ! Puisque je suis frustrée de ta présence, que du moins l'affectueux langage d'une lettre (les mots te coûtent si peu !) me rende ta douce image ! Il est vain pour moi d'attendre de ta part un acte généreux, quand en paroles tu montres une telle avarice. Je croyais jusqu'ici avoir acquis bien des mérites à tes yeux, ayant tout fait pour toi, et ne persévérant aujourd'hui que pour t'obéir. Seul un ordre de toi, et non des sentiments de pitié, m'a livrée dès la première jeunesse aux rigueurs de la vie monastique. Si par là je n'ai pas acquis un mérite nouveau envers toi, juge de la vanité de mon sacrifice ! Je n'ai pas à en attendre de récompense divine, puisque ce n'est pas l'amour de Dieu qui m'a poussée.
Tant que je goûtai avec toi les voluptés de la chair, on a pu hésiter sur mon compte : agissais-je par amour, ou par simple concupiscence ? Mais aujourd'hui le dénouement de cette aventure démontre quels furent à son début mes sentiments. Je me suis interdit tout plaisir afin d'obéir à ta volonté. Je ne me suis rien réservé, sinon de me faire toute à toi. Vois quelle iniquité tu commets en accordant le moins à qui mérite le plus ; en lui refusant tout, alors même qu’il te serait facile de lui donner complètement le peu qu'il te demande.
Au nom de Dieu même à qui tu t'es consacré, je te conjure de me rendre ta présence, dans la mesure où cela t'est possible, en m'envoyant quelques mots de consolation. Fais-le du moins pour que, nantie de ce réconfort, je puisse vaquer avec plus de zèle au service divin ! Quand jadis tu m'appelais à des plaisirs temporels, tu m’accablais de lettres, tes chansons mettaient sans cesse sur toutes les lèvres le nom d’Héloïse. Les places publiques, les demeures privées, en retentissaient. Ne serait il pas plus juste de m'exciter aujourd'hui à l'amour de Dieu, que de l’avoir fait jadis à l'amour du plaisir ! Considère, je t'en supplie, la dette que tu as envers moi ; prête l'oreille à ma demande.
Je termine d'un mot cette longue lettre : adieu, mon unique.
Première lettre d'Héloïse à Abélard
Deuil et Tristesse mettent les coeurs instables en cage ; Le Coeur d'amour épris
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