mardi 21 octobre 2008

... J'ensevelis les morts dans mon ventre ...


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Cliché Édouard Joseph Bidault de Glatigné (1850-1925), vers 1888

Chapître 8


"Prêtres, professeurs, maîtres, vous trompez en me livrant à la justice. Je n'ai jamais été de ce peuple-ci ; je n'ai jamais été chrétien ; je suis de la race qui chantait dans le supplice ; je ne comprends pas les lois ; je n'ai pas le sens moral, je suis une brute : vous vous trompez...
"Oui, j'ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres, vous maniaques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre ; magistrat, tu es nègre ; général, tu es nègre ; empereur, vieille démangeaison, tu es nègre : tu as bu d'une liqueur non taxée, de la fabrique de Satan. - Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer. Infirmes et vieillards sont tellement respectables qu'ils demandent à être bouillis. - Le plus malin est de quitter ce continent, où la folie rôde pour pourvoir d'otages ces misérables. J'entre au vrai royaume des enfants de Cham.
Connais-je encore la nature ? me connais-je ? - Plus de mots. J'ensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! Je ne vois même pas l'heure où, les blancs débarquant, je tomberai au néant.
Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse !

Arthur Rimbaud (1854-1891) ; Une saison en enfer ; Mauvais sang, avril-août 1873


Cliché Édouard Joseph Bidault de Glatigné (1850-1925), vers 1888


César Tian à Vitalie Rimbaud


Aden, le 8 janvier 1890

Madame
J'ai bien reçu votre lettre du 25 décembre. Je vous ai fait suivre le 4 courant une lettre provenant de Mr votre fils. Les dernières nouvelles que j'ai reçues du Harar sont datées du 20 décembre et M. Rimbaud allait très bien.
Vous aurez peut-être vu sur les journaux qu'une caravane allant de Zeylah au Harrar a été attaquée et que quelques Européens ont été tués. Veuillez ne pas vous effrayer de cette nouvelle. Ces incidents sont fort heureusement très rares et les Anglais préparent une expédition pour châtier la tribu qui s'est rendue coupable de cet attentat. Aucun objet n'a été volé. J'avais dans cette caravane une somme importante que j'adressais à M. Rimbaud au Harrar. Ces espèces ont été retournées à Zeylah absolument intactes.
Vous pouvez être persuadée qu'une fois la tribu coupable châtiée, la route sera aussi sure qu'elle l'était auparavant. D'ailleurs si la caravane a été attaquée (le 23 Xbre à 10 h du soir à 2 ou 3 journées de Zeylah) c'est que personne ne veillait, les indigènes n'attaquant pas les caravanes tant soit peu gardées surtout quand il y a des Européens.
Cette malheureuse affaire a coûté la vie à 2 pères capucins français et à quelques gardes et chameliers indigènes. Il y avait aussi 2 Grecs qui ont été très grièvement blessés et dont l'un a succombé il y a quelques jours.
Je vous répète de n'avoir pas à vous inquiéter à propos de cette affaire. Je serais le premier à me retirer du Harrar si ces faits n'étaient pas une exception.Agréez, Madame, mes salutations respectueuses.

Tian


Cliché Édouard Joseph Bidault de Glatigné (1850-1925), vers 1888

Harar 25 février 1890

Chère mère et sœur,
Je reçois votre lettre du 21 janvier 1890. Ne vous étonnez pas que je n'écrive guère : le principal motif serait que je ne trouve jamais rien d'intéressant à dire, car dans des pays comme ceux-ci, on a plus à demander qu'à dire ! Des déserts peuplés de nègres stupides, sans routes, sans courriers, sans voyageurs : que voulez-vous qu'on vous écrive de là ? Qu'on s'ennuie, qu'on s'embête, qu'on s'abrutit ; qu'on en a assez mais qu'on ne peut pas en finir, etc., etc., voilà tout ce qu'on a en tête et tout ce qu'on peut dire. Comme ça n'amuse pas non plus les autres, il faut se taire.
En effet on massacre et on pille pas mal dans ces parages-ci : heureusement que je ne me suis pas encore trouvé à ces moments-là, et je compte ne pas laisser ma peau par ici, - ce serait bête. - Je jouis d'ailleurs, dans le pays et sur la route, d'une certaine considération due à mes procédés humains, je n'ai jamais fait de mal à personne, au contraire, je fais un peu de bien quand j'en trouve l'occasion et c'est mon seul plaisir.
Je fais ici des affaires avec ce monsieur Tian qui vous a écrit pour vous rassurer sur mon compte. Ces affaires au fond ne seraient pas mauvaises, si, comme vous le lisez, les routes n'étaient pas à chaque instant fermées par des guerres, des révoltes, qui mettent nos caravanes en péril. Ce Mr Tian est un grand négociant de la ville d'Aden, et lui ne voyage jamais dans ces pays-ci.
Les gens d'ici ne sont ni plus bêtes ni plus canailles que les nègres blancs des pays dits civilisés ; ce n'est pas la même chose, voilà tout ; au fond, ils sont même moins méchants et peuvent dans certains cas manifester de la reconnaissance et de la fidélité. Il s'agit d'être juste et humain avec eux.
Le ras Makonnen dont vous avez dû lire le nom dans les journaux, qui a conduit en Italie une ambassade abyssine, qui a fait tant de bruit, l'an passé, - est le gouverneur de la ville de Harar.
À l'occasion de vous revoir. Bien à vous,

Rimbaud

Cliché Édouard Joseph Bidault de Glatigné (1850-1925), vers 1888


Harar, le 21 avril 1890

Ma chère mère.
Je reçois ta lettre du 26 février.
[...]
Pour moi, hélas ! Je n'ai ni le temps de me marier, ni de regarder se marier. Il m 'est tout à fait impossible de quitter mes affaires ici avant un délai indéfini. Quand on est engagé dans les affaires de ces satanés pays, on n'en sort plus.
Je me porte bien mais il me blanchit un cheveu par minute, et depuis le temps que ça dure, je crains d'avoir bientôt une tête comme une houppe poudrée, c'est désolant, cette trahison du cuir chevelu, mais qu'y faire !
Tout à vous.

Rimbaud


Cliché Édouard Joseph Bidault de Glatigné (1850-1925), vers 1888


Harar 10 août 1890

Il y a longtemps que je n'ai reçu de vos nouvelles. J'aime à vous croire en bonne santé comme je le suis moi-même.
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Pourrais-je venir me marier chez vous au printemps prochain ? Mais je ne pourrais consentir à me fixer chez vous, ni à abandonner mes affaires ici. Croyez-vous que je puisse trouver quelqu'un qui consente à me suivre en voyage ?
Je voudrais bien avoir une réponse à cette question, aussitôt que possible.
Tous mes souhaits.

Rimbaud


Cliché Édouard Joseph Bidault de Glatigné (1850-1925), vers 1888


Harar le 10 novembre 1890

Ma chère maman,
j'ai bien reçu ta lettre du 29 septembre 1890. En parlant de mariage, j'ai toujours voulu dire que j'entendais rester libre de voyager, de vivre à l'étranger et même de continuer à vivre en Afrique. Je suis tellement déshabitué du climat de l'Europe, que je m'y remettrais difficilement. Il me faudrait même probablement passer deux hivers dehors, en admettant que je rentre un jour en France. Et puis comment me referais-je des connaissances, quels emplois trouverais-je, c'est encore une question. D'ailleurs il y a une chose qui m'est impossible, c'est la vie sédentaire. Il faudrait que je trouve quelqu'un qui me suive dans mes pérégrinations.
Quant à mon capital, je l'ai en main, il est libre quand je voudrai.
Mr Tian est un négociant très honorable établi depuis 30 ans à Aden et je suis son associé dans cette partie de l'Afrique. Mon association avec lui date de 2 ½ années. Je travaille aussi à mon compte seul et suis libre d'ailleurs de liquider mes affaires dès qu'il me conviendra.
J'envoie à la côte des caravanes des produits de ces pays, or, musc, ivoire, café, etc, etc, pour ce que je fais avec Mr Tian la moitié des bénéfices est à moi.
D'ailleurs pour les renseignements, on n'a qu'à s'adresser à : Monsieur de Gaspary, consul de France à Aden, (ou à son successeur.) Personne à Aden ne peut dire du mal de moi, au contraire. Je suis connu en bien de tous depuis dix années dans ce pays. Avis aux amateurs.
Quant au Harar, il n'y a aucun consul, aucune poste, aucune route, on y va à chameau, et on y vit avec des nègres exclusivement. Mais enfin on y est libre et le climat y est bon.
Au revoir

A. Rimbaud


Cliché Édouard Joseph Bidault de Glatigné (1850-1925), vers 1888

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