mardi 14 octobre 2008

La souille ...


Bach


Edvard Munch (1863-1944) ; Le cri, 1893

La vase liquide sur laquelle dansaient des nuages de moustiques était parcourue de remous visqueux lorsqu'un marcassin dont seul émergeait le groin moucheté venait se coller au flanc maternel. Plusieurs hardes de pécaris avaient établi leur souille dans les marécages de la côte orientale de l'île et y demeuraient enfouies pendant les heures les plus chaudes de la journée. Mais tandis que la laie assoupie se confondait tout à fait avec la boue dans son immobilité végétale, sa portée s'agitait et se disputait sans cesse avec des grognements aigus. Comme les rayons du soleil commençaient à devenir obliques, la laie secoua sou­dain sa torpeur et, d'un effort puissant, elle hissa sa masse ruisselante sur une langue de terre sèche, tandis que les petits tricotaient furieusement des pattes avec des cris stridents pour échapper à la succion de la bourbe. Puis toute la harde s'en fut en file indienne dans un grand bruit de broussailles foulées et de bois cassé.

C'est alors qu'une statue de limon s'anima à son tour et glissa au milieu des joncs. Robinson ne savait plus depuis combien de temps il avait abandonné son dernier haillon aux épines d'un buisson. D'ailleurs il ne craignait plus l'ardeur du soleil, car une croûte d'excréments séchés couvrait son dos, ses flancs et ses cuisses. Sa barbe et ses cheveux se mêlaient, et son visage disparaissait dans cette masse hirsute. Ses mains devenues des moignons crochus ne lui servaient plus qu'à marcher, car il était pris de vertige dès qu'il tentait de se mettre debout. Sa faiblesse, la douceur des sables et des vases de l'île, mais surtout la rupture de quelque petit ressort de son âme faisaient qu'il ne se déplaçait plus qu'en se traînant sur le ventre. Il savait maintenant que l'homme est semblable à ces blessés au cours d'un tumulte ou d'une émeute qui demeurent debout aussi longtemps que la foule les soutient en les pressant, mais qui glissent à terre dès qu'elle se disperse. La foule de ses frères, qui l'avait entretenu dans l'humain sans qu'il s'en rendît compte, s'était brusquement écartée de lui, et il éprouvait qu'il n'avait pas la force de tenir seul sur ses jambes. Il mangeait, le nez au sol, des choses innommables. Il faisait sous lui et manquait rarement de se rouler dans la molle tiédeur de ses propres déjections. Il se déplaçait de moins en moins, et ses brèves évolutions le ramenaient toujours à la souille. Là il perdait son corps et se délivrait de sa pesanteur dans l'enveloppement humide et chaud de la vase, tandis que les émanations délétères des eaux croupissantes lui obscurcissaient l'esprit. Seuls ses yeux, son nez et sa bouche affleuraient dans le tapis flottant des lentilles d'eau et des oeufs de crapaud. Libéré de toutes ses attaches terrestres, il suivait dans une rêverie hébétée des bribes de souvenirs qui, remontant de son passé, dansaient au ciel dans l'entrelacs des feuilles immobiles. Il retrouvait les heures feutrées qu'il avait passées, enfant, tapi au fond du sombre magasin de laines et cotonnades en gros de son père. Les rouleaux de tissu entassés formaient autour de lui comme une forteresse molle qui buvait indistinctement les bruits, les lumières, les chocs et les courants d'air. Dans cette atmosphère confinée flottait une odeur immuable de suint, de poussière et de vernis à laquelle s'ajoutait celle du benjoin dont usait en toute saison le père Crusoé pour combattre un rhume inextinguible. A ce petit homme timide et frileux, toujours perché sur son très haut pupitre ou inclinant ses lorgnons sur un livre de comptes, Robinson pensait ne devoir que ses cheveux rouges, et tenir pour le reste de sa mère, qui était une maîtresse femme. La souille, en lui révélant ses propres facultés de repliement sur lui‑même et de démission en face du monde extérieur, lui apprit qu'il était, davantage qu'il n'avait cru, le fils du petit drapier d'York.

Dans ses longues heures de méditations brumeuses, il développait une philosophie qui aurait pu être celle de cet homme effacé. Seul le passé avait une existence et une valeur notables. Le présent ne valait que comme source de souvenirs, fabrique de passé. II n'importait de vivre que pour augmenter ce précieux capital de passé. Venait enfin la mort : elle n'était elle‑même que le moment attendu de jouir de cette mine d'or accumulée. L'éternité nous était donnée afin de reprendre notre vie en profondeur, plus attentivement ; plus intelligemment, plus sensuellement qu'il n'était possible de le faire dans la bousculade du présent.

Michel Tournier ; Vendredi ou les limbes du Pacifique, 1967

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