[...] Me voici sur la plage armoricaine. Que les villes s'allument dans le soir. Ma journée est faite ; je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l'herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, - comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux. Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l'oeil furieux : sur mon masque, on me jugera d'une race forte. J'aurai de l'or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds. Je serai mêlé aux affaires politiques. Sauvé. Maintenant je suis maudit, j'ai horreur de la patrie. Le meilleur, c'est un sommeil bien ivre, sur la grève.
A, Rimbaud ; Une saison en enfer ; Mauvais sang ; avril-août 1873
[...] Aden est un roc affreux, sans un seul brin d'herbe ni une goutte d'eau bonne. on boit l'eau de mer distillée. La chaleur y est excessive, surtout en juin et septembre qui sont les deux canicules. La température constante, nuit et jour, d'un bureau très frais et très ventilé est de 35 degrés. [...]
Aden, 25 août 1880
La maison Bardey, où travaillait Rimbaud, vers 1880
[...] Vous ne voudriez pour rien au monde vivre de la vie que je mène ici : on vient en croyant gagner quelque chose, mais un franc d'ailleurs en vaudrait 5 ici. On ne reçoit aucuns journaux, il n'y a point de bibliothèques ; en fait d'Européens, il n'y a que quelques employés de commerce idiots, qui mangent leurs appointements sur le billard, et quittent ensuite l'endroit en le maudissant. Le commerce de ces pays était très bon, il n'y a encore que quelques années. Le principal commerce est le café dit moka : tout le moka sort d'ici, depuis que Moka est désert. Il y a ensuite une foule d'articles, cuirs secs, ivoires, plumes, gommes, encens, etc., etc., etc., et l'importation est aussi très variée. [...]
Aden, le 14 avril 1885
L'Hôtel de l'Univers à Aden, vers 1880
[...] Vous ne vous figurez pas du tout l'endroit. Il n'y a aucun arbre ici, même desséché, aucun brin d'herbe, aucune parcelle de terre, pas une goutte d'eau douce. Aden est un cratère de volcan éteint et comblé au fond par le sable de la mer. [...]
Aden, le 28 septembre 1885
"Avant déjeuner à Sheikh-Othman". Debout, à gauche (sans "couvre-chef"), A. Rimbaud
Monsieur,
Je voyage dans les pays Gallas (Afrique orientale] et, m'occupant en ce moment de la formation d'une troupe de chasseurs d'éléphants, je vous serais très réellement reconnaissant de vouloir bien me faire renseigner, aussi prochainement que possible, au sujet suivant : Y a-t-il une arme spéciale pour la chasse à l'éléphant ? Sa description ? Ses recommandations ? Où se trouve-t-elle ? Son prix ? La composition des munitions, empoisonnées, explosibles ?
Il s'agit pour moi de l'achat de deux armes d'essai telles, -et, possiblement, après épreuve, d'une demi-douzaine. [...]
Aden, 22 janvier 1882
[...] Je suis arrivé dans ce pays après vingt jours de cheval à travers le désert Somali. [...] Je suis ici dans les Gallas. [...]
Harar, 13 décembre 1880
[...] Il ne faut pas croire que ce pays-ci soit entièrement sauvage. Nous avons l'armée, artillerie et cavalerie, égyptienne, et leur administration. Le tout est identique à ce qui existe en Europe ; seulement, c'est un tas de chiens et de bandits. Les indigènes sont des Gallas, tous agriculteurs et pasteurs : gens tranquilles, quand on ne les attaque pas. Le pays est excellent, quoique relativement froid et humide ; mais l'agriculture n'y est pas avancée. [...]
Harar, le 15 février 1881
[...] Je reviens de l'intérieur, où j'ai acheté une quantité considérable de cuirs secs.
J'ai un peu la fièvre à présent. Je repars dans quelques jours pour un pays totalement inexploré par les Européens ; et, si je réussis à me mettre décidément en route, ce sera un voyage de six semaines, pénible et dangereux, mais qui pourrait être profitable. -Je suis seul responsable de cette petite expédition. J'espère que tout ira pour le moins mal possible. [...]
Harar, le 2 juillet 1881
Harar ; Le Faras Magala vu depuis l'église orthodoxe. A droite, la factorerie Bardey ou travailla A. Rimbaud. Photographie, Bidault de Glatigné, 1889
[...] Il est arrivé une troupe de missionnaires français ; et il se pourrait que je les suivisse dans les pays jusqu'ici inaccessibles aux blancs, de ce côté. [...]
Harar, dimanche 16 avril 1881
Harar, 4 mai 1881
[...] Enfin, puissions-nous jouir de quelques années de vrai repos dans cette vie ; et heureusement que cette vie est la seule, et que cela est évident, puisqu'on ne peut s'imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci ! [...]
Harar, 25 mai 1881
[...] L'important et le plus pressé pour moi, c'est d'être indépendant n'importe où. [...]
Aden, 16 novembre 1882
[...] Mais, à présent, je suis condamné à errer, attaché à une entreprise lointaine, et tous les jours je perds le goût pour le climat et les manières de vivre et même la langue de l'Europe. [...] Je puis disparaître, au milieu de ces peuplades, sans que la nouvelle en ressorte jamais.
Harar, 6 mai 1883
[...] Ma vie ici est donc un réel cauchemar. Ne vous figurez pas que je la passe belle. Loin de là : J'ai même toujours vu qu'il est impossible de vivre plus péniblement que moi. [...]
Aden, 5 mai 1884
[...] Je suis d'ailleurs toujours mal habillé ; on ne peut se vêtir ici que de cotonnades très légères ; Les gens qui ont passé quelques années ici ne peuvent plus passer l'hiver en Europe, ils crèveraient de suite par quelque fluxion de poitrine.[...]
En tous cas, ne compter pas que mon humeur deviendrait moins vagabonde, au contraire, si j'avais le moyen de voyager sans être forcé de séjourner pour travailler et gagner l'existence, on ne me verrait pas deux mois à la même place. Le monde est très grand et plein de contrées magnifiques que l'existence de mille hommes ne suffirait pas à visiter. [...] Enfin, le plus probable, c'est qu'on va plutôt où l'on ne veut pas, et que l'on fait plutôt ce qu'on ne voudrait pas faire, et qu'on vit et décède tout autrement qu'on ne le voudrait jamais, sans espoir d'aucune espèce de compensation. [...]
Aden, le 15 janvier 1885
Arthur Rimbaud, par lui-même ; Harar, 1883
[...] Ces photographies me représentent, l'une, debout sur une terrasse de la maison, l'autre, debout dans un jardin de café ; une autre, les bras croisés dans un jardin de bananes. Tout cela est devenu blanc, à cause des mauvaises eaux qui me servent à laver. [...]
Harar, le 6 mai 1883
9 commentaires:
Du voyage... et de ses désenchantements...
Enfin une évocation du grand Arthur ... on a failli attendre !!
C'est étonnant de constater à quel point sa vie "post poésie" est méconnue. La plupart des gens connaissent le nom du poète et ne l'imaginent pas autrement que comme un poète.
Ses voyages en Afrique sont riches en rencontres et en aventures, et il m'a toujours semblé étrange qu'il s'ennuie à ce point. Ce pauvre homme était drôlement tourmenté ...
J'ai lu - il y a un bon moment maintenant - Les jours fragiles de Philippe Besson. Je ne sais pas si vous l'avez lu. C'est une relation épistolaire entre Isabelle et Arthur, durant les dernières années de sa courte vie. Je me suis toujours demandé quelle était la part de vérité dans ce bouquin. Bien que fictive, cette histoire m'a marquée, elle m'a donné envie d'étudier d'un peu plus près la vie de ce personnage ...
...Isabelle "la bigote"... à raconté tellement de choses et falsifié tellement la correspondance et les paroles de son pauvre frère, qu'il a fallu tout le talent et l'acharnement de nombreux historiens et biographes pour déméler le vrai du faux...
Je n'ai pas l'heur de connaître ce Besson, mais si la Rimbaldie vous intéresse et particulièrement le Rimbaud "africain", je ne saurai que vous recommander la lecture des ouvrages d'Alain Borer, avec qui j'ai collaboré à l'occasion du centenaire de la mort du poète, en 1991, pour une édition commémorative.
En outre, il faut noter les très interréssants travaux de Jean-Jacques Lefrère qui paraissent depuis une dizaine d'années chez fayard. Le dernier opus étant la correspondance commentée du poète, paru en novembre dernier (1000 pages, très documenté mais un peu cher : 59 euro...). Je viens de l'acquérir, mais je m'en tiens encore à ma "bible vert chou" de la collection de la Pleïade, édition 1972, pour travailler.
Pour autant, si je me lance dans ce type de "postage", je crains de ne pouvoir m'arrêter... Je suis un peu addict du thème et en général, je le tiens éloigné de ma vue... Mais vous aurez quand même droit à quelques nouveaux chapitres... D'ailleurs, nous voilà arrivé fin 1885, et Rimb. va devenir un assez piètre commerçant d'armes (commerce lucratif auquel se prettent tous les Européens du lieu jusqu'à aujourd'hui...).
Mais hélas, je me noie un peu dans la documentation qui est très abondante dans mon repaire et les choix s'avèrent difficiles... Il me faut rationaliser l'information et ça n'est pas mon fort, surtout s'agissant d'une "passion"...
Bien à vous PetitChap.
La mouette rieuse >> Ces désenchantements m'enchantent, vous n'êtes pas sans le savoir...
Incroyable comme vous pouvez être bavard dès qu'on prononce le mot magique : Rimbaud !
Je dois avouer que j'aime bien votre prose sur ce sujet ...
... Et puis c'est un sujet un peu plus consensuel que de précher l'athéisme, l'antimilitarisme et autre anticolonialisme... Là, je donne dans le propoètisme... Mais attention tout de même aux petits vins de messe, aux sabres et aux goupillons et autres "peuplades" sauvages, cachés dans le décor...
Je suis pour la paix des ménages.
Voici un petit sonnet de nos campagnes:
Le sonnet du trou du cul
Obscur et froncé comme un oeillet violet
Il respire, humblement tapi parmi la mousse
Humide encor d'amour qui suit la pente douce
Des fesses blanches jusqu'au bord de son ourlet.
Des filaments pareils à des larmes de lait
Ont pleuré, sous l'autan cruel qui les repousse,
À travers de petits caillots de marne rousse,
Pour s'en aller où la pente les appelait.
Ma bouche s'accoupla souvent à sa ventouse ;
Mon âme, du coït matériel jalouse,
En fit son larmier fauve et son nid de sanglots.
C'est l'olive pâmée, et la flûte caline ;
C'est le tube où descend la céleste praline :
Chanaan féminin dans les moiteurs éclos !
...Les stupra... Ben voyons !!! J'ai déjà publié ce poème sur... Non !!! C'était sur un blog ami... Ne cherchez donc pas à la date du 4 décembre...
Mais je vous répondrai bien naturellement :
Nos fesses ne sont pas les leurs. Souvent j'ai vu
Des gens déboutonnés derrière quelque haie,
Et, dans ces bains sans gêne où l'enfance s'égaie,
J'observais le plan et l'effet de notre cul.
Plus ferme, blême en bien des cas, il est pouvu
De méplats évidents que tapisse la claie
Des poils ; pour elles, c'est seulement dans la raie
Charmante que fleurit le long satin touffu.
Une ingéniosité touchante et merveilleuse
Comme l'on ne voit qu'aux anges des saints tableaux
Imite la joue où le sourire se creuse.
Oh ! de même être nus, chercher joie et repos,
Le front tourné vers sa portion glorieuse,
Et libres tous les deux murmurer des sanglots ?
Bien à vous.
PS. Votre pseudo m'intrigue...
...ah, et puis tiens... donnons aussi le dernier, tant qu'à faire... Ensuite, il faudra trouver autre chose (Mais Rimb. ne manque pas de ressources !!!).
Les anciens animaux saillissaient, même en course,
Avec des glands bardés de sang et d'excrément.
Nos pères étalaient leur membre fièrement
Par le pli de la gaine et le grain de la bourse.
Au moyen âge pour la femelle, ange ou pource,
Il fallait un gaillard de solide gréement ;
Même un Kléber, d'après la culotte qui ment
Peut-être un peu, n'a pas dû manquer de ressource.
D'ailleurs l'homme au plus fier mammifère est égal ;
L'énormité de leur membre à tort nous étonne ;
Mais une heure stérile a sonné : le cheval
Et le boeuf ont bridé leurs ardeurs, et personne
N'osera plus dresser son orgueil génital
Dans les bosquets où grouille une enfance bouffonne.
... Je viens de remarquer une petite erreur sur le dernier vers que vous donnez du "sonnet du trou du cul"... Mille excuses !!! C'est, il me semble :
"Chanaan féminin dans les moiteurs enclos"...
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