dimanche 28 décembre 2014

Le pays des Adels...

Jeune femme Afar mettant son voile - Cliché de Éric Lafforgue

Ambabo, le point de la côte de l'océan Indien où j'avais trouvé l'hospitalité que les habitants de Toujourra m'avaient refusée, ne mérite pas même le nom de hameau : c'est une réunion de cinq à six chaumières. Il est possible que d'autres huttes viennent grossir cet embryon de village ; car il n'y a pas longtemps que l'ancienne station de caravane qui porte le nom d'Ambabo est devenue la résidence fixe de quelques familles. Comme station, d'ailleurs, Ambabo offre plus d'avantages que Toujourra : Toujourra est, il est vrai, plus près de l'entrée du golfe ; les barques qui viennent aborder dans cette partie du pays des Adels ont à faire 3 lieues de plus lorsque, laissant Toujourra sur leur droite, elles vont mouiller à Ambabo ; mais Toujourra n'a que cette supériorité. Le site d'Ambabo est un lieu de délices lorsque l'on compare au paysage désolé de Toujourra. On y trouve au moins un peu de végétation, un peu de verdure ; la chaîne de montagnes qui se dresse à 1 lieue de la mer porte en cet endroit, sur plusieurs de ses mamelons, quelques bosquets touffus de mimosa ; les eaux que versent ces montagnes dans la saison des pluies laissent des mares sur la plage, et un gazon assez vigoureux s'étend autour de ces flaques d'eau.


Jeune Afar - Cliché de Éric Lafforgue


Mon hôte, Ibrahim-Chème, est le fondateur de la ville future d'Ambabo. Si les annales des Adels obtiennent jamais la poétique transformation de la légende, on retrouvera, dans les commencements d'Ambabo, des circonstances analogues à celles que l'on rencontre à l'origine des villes de la Grèce primitive. Ibrahim-Chème appartient à un clan différent de celui qui fournit à Toujourra la majorité de ses habitants. La plupart des habitants de Toujourra sont de la tribu des Adâlis : Ibrahim-Chème est de celle des Asouba. Il y a plusieurs années, il y eut du sang versé entre ces deux tribus. Or entre Danakiles le sang versé ne se pardonne pas. Un meurtre est le commencement d'une interminable série de vendette : les parents du mort doivent le venger ; puis la solidarité de la vengeance s'étend de la famille à la tribu tout entière. Cette chaîne de vendette peut se terminer cependant, soit par le sacrifice du premier coupable, soit par un marché analogue à celui que toléraient les mœurs des anciens germains. Les deux familles s'entendent sur le prix du sang, et une valeur en toile, en bétail ou en argent efface le crime et éteint la vengeance. Il paraît pourtant qu'entre Ibrahim-Chème et les Toujourris on ne put arriver à un accord de cette nature : Ibrahim quitta Toujourra avec son fils et une quinzaine d'hommes de son clan, et vint se construire une chaumière à Ambabo.



Dromadaires chargés du sel du lac Assal - Cliché de Sauro Pucci



Les lettres du roi et de la reine de Choa n'avait pas mis fin à mes embarras ; le service que j'avais rendu à son fils ne m'avait pas non plus bien solidement conquis le cœur d'Ibrahim-Chème : je m'en aperçus lorsque je commençai à débattre avec cet avare sauvage et ses compatriotes le prix des chameaux dont j'avais besoin pour transporter tous mes bagages au Choa. Il n'y avait pas au Kaire d'usurier cophte plus difficile à saisir derrière ses balances et à travers ses hypocrites lunettes, pas de revendeur juif plus habile à supputer les exactions auxquelles il peut soumettre notre impatience, qu'un Bédouin du pays des Adels à qui vous voulez louer des chameaux.



Jeune Afar - Cliché de Sauro Pucci



Dans mon premier voyage, j'avais payé 9 talari par chameau pour le trajet de Toujourra à Efate ; j'en offrais dix cette fois. Ibrahim-Chème me répondit que les bêtes étaient très fatiguées, et qu'il n'oserait pas les exposer, dans ce moment, à un nouveau voyage. J'offris 12 talari. « Nous ne trouverons jamais, disait Ibrahim, tous les chameaux dont tu as besoin pour tes effets : il nous faudra bien du temps avant de les réunir. » J'élevais encore on offre : « par le tombeau du prophète ! Répliquait le Bédouin promenant son long cure-dent de racine dans sa bouche immense, je t'assure que nos chameaux sont dans l'intérieur ; c'est l'époque de l'année où nous les faisons reposer ; ils sont très-maigres ; ils paissent près d'Aoussa et de Moullou. » Or moi-même, en allant chasser dans les environs d'Ambabo, j'avais rencontré des Bédouins qui gardaient des dromadaires à 1 lieue du rivage, dans les petit bois de mimosas des montagnes. Je dis à Ibrahim que je n'étais pas dupe de ses mensonges ; je le sommai de me déclarer tout nettement son prix ; « je verrai au moins ce que j'aurai à faire, si je puis te l'accorder, ou si je dois décidément renoncer au voyage. » Après de longs pourparlers, Ibrahim mis en demeure, me demanda 20 talari ; il me fallait quarante-deux chameaux : c'était donc une somme de 840 talari (plus de 4,500 fr.). Il fut convenu que je payerais 600 salariés (3,000 fr.) comptant, et le reste à mon arrivée dans le Choa.



Cliché satellite du Ghoubbet-el-Kharab (le Gouffre des Démons) et du lac Assal



Pendant la durée de la négociation et les préparatifs du départ, Ibrahim-Chème profita de son séjour à Ambabo pour célébrer une cérémonie funéraire en commémoration de la mort de sa fille. C'est un usage imposé par les mœurs des Danakiles, auquel le Bédouin eût bien voulu se soustraire. Le plus net de la cérémonie était, en effet, un repas homérique qu'il était obligé de donner, chaque jour, à tout les Bédouins rassemblés à Ambabo. Il en coûtait à Ibrahim un bœuf par jour ; il n'eût pas été plus malheureux si on lui eût tiré le plus pur de son sang. Je ne sais si l'infortuné regrettait sa fille autant que cette partie de son troupeau dont il lui faisait une hécatombe. Pour moi, j'eus à m'applaudir de cette rencontre ; elle engagea le vieil avare à presser notre départ. « Si nous restons quelque temps encore, me disait-il, je suis un homme ruiné, je suis un homme mort : tout mes bœufs y passeront ; mais Dieu est grand ! Et je dois cela ma fille. » J'avais assurément peu de sympathie pour la douleur de l'usurier, qui m'avait lui-même si fort pressuré. La fête funéraire donnait d'ailleurs à Ambabo une animation qui m'aidait un peu à supporter l'ennui de ma halte forcée. Dès huit heures du matin, les hommes se mettaient en prière dans une cabane qui sert de mosquée ; ils restaient jusqu'à dix heures à marmonner des versets du Koran. À dix heure, on faisait un premier repas, puis on se remettait en prière jusqu'à trois, et on mangeait encore avant le soleil couché. Pendant que les Bédouins se livraient à leur insipide psalmodie, tantôt je recueillais mes observations scientifiques, tantôt je m'amusais à regarder les femmes danakiles occupées à broyer le dourah entre deux pierres pour faire le pain, ou lavant sur le rivage les vases de bois qui composent la vaisselle des Bédouins, ou préparant le repas dans d'horribles chaudrons. Je passais aussi la plus grande partie de mon temps à battre la campagne en chassant autour d'Ambabo. Je revenais toujours après avoir tué plusieurs lièvres et des francolins, qui ne formaient pas la plus méprisable portion des festins. Aussi, aux heures des repas, Ibrahim-Chème ne manquait jamais de m'envoyer ma part dans un grand vase de bois, où les viandes bouillies et rôties étaient entassées pêle-mêle avec le biscuit de dourah, au milieu d'une sauce aigre et épicée, au parfum de laquelle ces Lucullus peu raffinés se lèchent amoureusement les lèvres.



Jeunes filles Afar devant leur logement - Cliché de Anthony Pappone



Notre départ avait été fixé au 15 septembre. Je fus obligé de diviser mes bagages en ballots plus petits, et d'en proportionner le poids et le volume à la force des chameaux. Or les chameaux du pays des Adels sont faibles, d'une race bien inférieure à celle des chameaux d'Égypte ; on ne leur fait pas porter plus de 200 à 250 livres ; on ne les charge pas non plus de la même manière que dans ce dernier pays. En Égypte, on place sur leur échine montueuse une sorte de coussin pour adoucir le fardeau. Dans le pays des Adels, le coussin est représenté par une simple natte de palmier. L'arrangement des marchandises sur les flancs du chameau est, du reste, fort ingénieux, et complète d'une façon très pittoresque sa physionomie étrange. Deux pieux, long d'un mètre et demi, de l'épaisseur du bras, fortement attachés en croix par des cordes, de manière à figurer un compas ouvert dont les branches se prolongeraient un peu au-delà du sommet de l'angle, sont assis sur des bourrelets de palmier à chacune des deux extrémités de la bosse du dromadaire. Le long de ces quatre leviers qui chevauchent unis deux à deux, on lie avec de fortes cordes les sacs, les caisses, les ballots, de manière à équilibrer les poids ; et la charge, ainsi fixé et, pour ainsi dire, accrochée à la bosse, retombe comme deux lourdes ailes sur les flancs de l'animal.



Caravane en marche - Cliché de Pascal Boegli



Dans la journée du 15, dès le matin, les Bédouins commencèrent à partir les uns après les autres. Le rendez-vous de la caravane avait été fixé à Douloulle, station située à trois lieues au sud d'Ambabo et où l'on trouve trois puits d'eau saumâtre. Ibrahim-Chème, qui avait organisé la caravane et devait en être le chef, le ras el kafilet, comme disent les Arabes, Ibrahim-Chème fut retenu jusqu'au soir à Ambabo : j'y restais avec lui. Nous nous mîmes en marche les derniers, au moment où le soleil se couchait. Les habitants du hameau vinrent nous conduire à une petite distance ; avant de se séparer d'Ibrahim, il prièrent une dernière fois avec lui. Le vieux Bédouin, la face tournée dans la direction de la Mecque, prononça les versets sacrés au milieu de ses parents et de ses amis assis sur leurs jambes croisées. La prière terminée il se releva, fit ses adieux à la petite troupe avec toute la gravité musulmane, et nous nous acheminâmes vers Douloulle, où nous passâmes la nuit.



Caravane en marche - Cliché de Pascal Boegli



Le lendemain fut vraiment le jour du départ de la caravane. Plusieurs Bédouins s'y étaient réunis et avaient élevé à soixante le nombre de nos hommes, et à cent quarante celui de nos chameaux. De ceux-ci, il n'y avait guère que les miens qui fussent chargés ; les autres devaient aller prendre sur les bords d'un grand lac salé, situé à une douzaine de lieues, du sel qu'ils comptaient transporter au Choa.



Jeunes filles Afar - Cliché de Éric Lafforgue



J'ai indiqué, dans la relation de mon premier voyage, toutes les étapes de la route parcourue par les caravanes qui vont de l'océan Indien au royaume de Choa. Je ne m'astreindrai pas à suivre point par point une nomenclature qu'un intérêt géographique me prescrivait de donner complètement une première fois, et qui ne serait plus ici qu'une répétition fastidieuse. On ne s'étonnera pas d'ailleurs que j'éprouve, en retraçant les circonstances de ma traversée dans le pays d'Adel, comme un arrière-goût des ennuis que j'ai subis en accomplissant ce voyage. Je crois pouvoir le dire sans qu'on m'accuse de vouloir exagérer les difficultés de mes travaux, pour en rehausser le mérite, il y a peu de voyages plus fatigants pour l'esprit et pour le corps, plus périlleux à la fois et plus monotones que de parcourir les déserts des Adels. Le Major Harris, un des hommes les plus expérimentés dans les voyages africains, en a gardé une impression semblable, et l'a rendue dans sa relation avec les couleurs les mieux senties et les plus justes. Lui-même, lorsque je le rencontrai plus tard dans le Choa, ne pouvait revenir de son étonnement lorsque je lui racontai que j'avais tenté tout seul, et pour la seconde fois, une expédition si peu attrayante. Au moins, dans d'autres pays, les magnificences de la nature sont une compensation aux périls que vous bravez, un délassement aux fatigues que vous vous imposez : c'est la nature qui fait du désert des Adels le plus affreux des séjours. Le pays des Adels, que l'on traverse en allant de l'océan Indien au Choa, et en descendant du nord-est au sud-ouest, sur une ligne de 130 lieux, que l'on met un mois à parcourir, le pays des Adels est une région montueuse, tourmentée par le travail volcanique à un point qu'on ne saurait rendre. Il n'y a nulle part dans le monde autant de cratères éteints, autant de laves répandues sur le sol. Si les anciens eussent connu cette contrée, ce n'est point en Sicile qu'ils eussent placé la guerre des Titans contre les dieux, ou les ardents fourneaux des cyclopes. Aucune eau fécondante ne parcourt les brûlants replis de cette terre ravagée en tous sens par les feux souterrains et embrasée par le soleil des tropiques. On n'y trouve même pas, sauf de très-rares exceptions, dans la structure et le groupement des masses rocheuses, ces aspects tour à tour bizarres ou majestueux, effrayants ou sublimes, mais empreints d'un caractère d'imposante grandeur ou d'originalité pittoresque, qu'offrent ordinairement les pays de montagnes. Il n'y a ici qu'une médiocrité uniforme : presque toujours des collines aux pentes peu abruptes, aux longues croupes parsemées de petits cônes, bouches éteintes de volcans d'où ont coulé d'immenses et épaisses couches de lave. Ajoutez la teinte rougeâtre et sombre qu'elles doivent à leur constitution géologique ; versez sur elle la lumière tropicale qui découpe les contours avec une si âpre rigueur, et vous concevrez la tristesse de ce paysage, qui ne fait grâce au regard d'aucun détail de son aridité importune.



Vue sur les monts Mabla depuis les environs de Tadjourah - Photographe non identifié



En quittant Douloulle, on côtoie encore pendant quelque temps le fond du golfe ; puis, abandonnant la mer, on s'engage dans une gorge qui s'ouvre entre deux coteaux taillés verticalement comme des murailles. Au débouché de la gorge, que l'on monte par une pente assez douce, le sentier viable se resserre, se replie en zigzags et se hérisse de rochers. Des mimosas tordent sur la lisière de la route leurs branches maigres que les chameaux effeuillent et emportent en passant d'un coup de tête gourmand. Après avoir traversé un petit plateau, on entre dans une gorge plus aride et plus difficile encore ; des blocs de trachyte et de basalte y heurtent à chaque instant les pieds des chameaux et leur arrachent des rugissements sourds. Bientôt les animaux ne purent plus passer qu'un à un : la pente devenait si rapide, les chameaux escaladaient ce roc avec de si pénibles efforts, que je craignais de voir au moindre faux pas dégringoler au bas de la côte celui derrière lequel je me trouvais. Je pris les devants. Nous perdîmes, en effet, en ce lieu un chameau qui se cassa la jambe. La fatalité voulut que ce fut celui sur lequel mon daguerréotype avait été placé. Les Danakiles se furent bientôt consolés de la perte du chameau en le dépeçant et en le mangeant ; moi je regrettais longtemps mon daguerréotype brisé.



Vue sur les monts Mabla depuis les environs de Tadjourah - Photographe non identifié



Nous arrivâmes sur les bords du lac Salé, que les Danakiles appellent Mel el Assâl, et qui est leur plus grande richesse naturelle. Ce lac, phénomène géologique extraordinaire, présente un des paysages les plus désolés que l'on rencontre dans le pays des Adels. Du haut des versants qui plongent vers lui, on voit ses eaux dormantes s'étendre en un bassin circulaire de plusieurs lieues de diamètre, autour duquel une ligne non interrompue de montagnes volcanisées forme une ceinture lugubre. C'est sur les parois de cette cuve que la chaleur solaire, pompant les eaux depuis des siècles, amène la cristallisation naturelle du sel. Le sel entoure la surface verdâtre du lac d'une frange blanche, large de près d'un kilomètre, assez solide pour porter les chameaux d'une caravane. Sur le bord de ce nouveau rivage flotte de grands dodécaèdres qui élargissent la croûte cristallisée, à laquelle ils finiront par adhérer. Une bande blanchâtre, haute de 50 pieds, qui couvre les montagnes autour du lac, indique sans doute le niveau primitif des eaux, et mesure les progrès de l'évaporation. C'est une vue affreuse au milieu du jour, sous un ciel incandescent, que le spectacle de cette véritable mer morte, qui s'engourdit, qui s'épaissit, qui se solidifie lentement ; de cette mer déserte de navires, emprisonné par une révolution volcanique, et qui se laisse impunément insulter par le sabot du dromadaire.



Vue du lac Assal - Photographe non identifié



J'ai mesuré, au moyen du baromètre, la dépression du lac salé par rapport au niveau de la mer : elle est de 217 mètres 700 millim. Il n'est pas vraisemblable qu'une dépression aussi considérable soit uniquement le résultat de l'évaporation. Le lac n'est évidemment que le fond d'un ancien golfe qui a été séparé de la mer et s'est trouvé intercepté à la suite du soulèvement des terrains qui s'élèvent maintenant entre ses rives et celle de l'océan. Il n'y a qu'à examiner la croupe qui remplit l'intervalle du lac à la mer pour se convaincre de la réalité de ce soulèvement. Un ancien volcan coupe cet espace du nord au sud, et deux coulages ont répandu une lave diverse et inégale sur ses deux pentes, dont l'une descend vers la mer et l'autre aboutit au lac. Mais la tourmente qui a soulevé ce volcan et les montagnes qui l'entourent comme d'immenses vagues pétrifiées a pu affaisser le lit du golfe dont elle faisait un lac ; et c'est ainsi qu'il est permis d'expliquer la dépression extraordinaire de ses eaux par rapport au niveau de l'océan.



Vue du lac Assal - Photographe non identifié



Les Bédouins de ma caravane restèrent deux journées interminables à charger du sel sur leur chameaux. Nous longeâmes d'assez près le lac pendant 5 ou 6 lieux. Nous étions à l'extrémité sud de la mer de sel, lorsque nous trouvâmes une vallée où s'ouvraient trois petits cratères, et que coupent quatre coteaux dont les couches supérieures sont formées d'une lame d'une lave celluleuse. Ces coteaux s'inclinent de l'est à l'ouest, et se prolongent jusqu'au lac en décrivant des angles de 18°, 16°, 13° et 12°. Je réunis dans tous les endroits de précieux échantillons pour la collection géologique de ma route.



Récolte du sel sur le lac Assal - Cliché de Sauro Pucci



Notre première station, en sortant de cette vallée, fut auprès de la source d'eau saumâtre de Gongonta. C'était à l'entrée d'une gorge resserrée entre deux montagnes renversées de leur plan primitif, où un trachyte vitreux et brunâtre, la diorite schisteuse et un granit-gneiss perforé et fendillé étagent leurs couches obliques. Le voisinage de Gongonta nous avait été signalé par un plan d'ardoise haut de 2 à 3 m qui coupent perpendiculairement la route, et que de loin on prendrait pour une muraille élevé de main d'homme.



Caravane en marche - Cliché de Pascal Boegli



À l'entrée de la gorge les Bédouins me montrèrent deux tombeaux qui renferment les corps de deux soldats de l'expédition anglaise qui ont été assassinée en ce lieu ; un peu plus loin est la sépulture d'une troisième victime qui avait survécu quelques heures à ses blessures. Ce sont de modestes pyramides formée de pierres entassées. Pour montrer aux bédouins la sympathie que m'inspirait le sort de ces malheureux, je ramassais quelques pierres, et j'allais les déposer pieusement sur ces tristes tumuli. On me nomma l'auteur de ces horribles assassinats : il s'appelait Homet-Saboreyto ; il habite la montagne de Joudda, non loin d'Ambabo. Un de ses parents, Mahamet-Saboreyto, avait commis, sur deux Anglais de Toujourra, un crime semblable : ce fut son exemple qui anima Homet ; car je ne sais pas si ce n'est point une circonstance plus odieuse, ces crimes n'ont été inspirés que par une sorte de point d'honneur infernal ; ils n'avaient aucun des motifs qui mettent ordinairement le poignard à la main des meurtriers. Plus tard à mon retour du Choa, j'ai fait moi-même connaissance avec ses deux misérables. On verra, par la suite de ce récit, en quelle occasion et comment je dus me comporter à leur égard.



Désert Danakil - Cliché de Andrea Schieber



M. Harris a raconté ce déplorable épisode de son expédition. Il avait campé dans la gorge de Gongonta avec sa caravane. La nature du terrain ne lui avait pas permis de prendre les précautions de défense les plus régulières contre une tentative nocturne. Il avait placé ses chevaux au centre du ravin ; du côté du versant du nord dormait les soldats de son escorte européenne ; les officiers bivouaquaient au bas du versant méridional ; un fort piquet de Danakiles étaient en avant, et une sentinelle européenne se promenait devant le front du camp. On passa une première nuit dans ces dispositions : la chaleur que le sol avait conservée, et que ne tempérait pas la moindre brise, la rendit lourde ; mais elle fut assez tranquille. On s'arrangea le lendemain soir de la même manière ; la journée avait été aussi brûlante. Une heure avant minuit, une longue bouffée de sirocco s'engouffra dans la gorge avec des sifflements lamentables et en soulevant des nuages de poussière ; quelques lourdes gouttes de pluie tombèrent ; puis tout redevint calme, et la lune se leva au milieu d'un silence de mort. Tout à coup, vers deux heures, un sauvage hurlement irlandais se fait entendre : tous les hommes s'éveillent et se mettent instinctivement sur leurs jambes ; chacun prend son fusil et l'arme dans l'attente de l'ennemi invisible. Le major Harris rallie avec peine ses soldats, qui se pressaient en désordre autour des lits de l'état-major ; il les ramène à l'endroit d'où le cri de détresse est parti : on y trouve un sergent et un caporal baignés dans leur sang, et en proie aux dernières convulsions de l'agonie : l'un avait l'artère carotide coupée ; un coup de poignard avait frappé l'autre au cœur. À côté des deux cadavres se tordait un portugais de la suite de l'ambassade, le ventre fendu et les entrailles pendantes.



Désert Danakil - Cliché de Pascal Boegli



Au moment où avait été poussé le cri d'alarme, on avait vu deux ombres se glisser au fond du ravin et disparaître dans les anfractuosités de la montagne. Les Danakiles, qui avaient tous pris leur bouclier et leurs lance, voulurent les poursuivre ; mais, quoique la lune brillât au ciel, il fut impossible de les découvrir dans les fentes des rochers où il s'étaient ensevelis.

On fut bientôt convaincu que ces crimes n'avaient eu pour prétexte aucune tentative de vol : ils avaient été accomplis pour la gloire seule qui entoure l'homicide dans le pays des Adels. L'homme qui tue un homme conquiert parmi ces tribus sauvages le renom de guerrier ; il a le droit d'attacher à sa chevelure enduite de suif une blanche plume d'autruche, de passer un bracelet de cuivre autour de son bras, d'ajouter quelques ornements d'argent à ses armes : d'ailleurs, qu'il ait plongé son poignard au cœur d'un voyageur ou qu'il ait percé son ennemi de sa lance en combattant, la gloire et la même ; et les assassins qui sont venus traîtreusement donner la mort à trois soldats anglais, au milieu de leurs camarades, doivent s'estimer et sont regardés sans doute par leurs compatriotes comme de rares et intrépides guerriers.



Volcanisme près de Erta, en pays Afar - Cliché de Sauro Pucci



La vue des tombeaux des soldats anglais, les récits des Bédouins sur leur mort passée déjà à l'état de légende, me firent faire un douloureux retour sur moi-même. Les Anglais, qui étaient au nombre de trente, dont la petite troupe formidablement armée eut pu braver plusieurs kabyles d'Adels, n'avaient pas effrayé les assassins. Je me demandais avec une pénible anxiété si, jeté au milieu de ce désert et de ces sauvages, obligé de puiser en moi seul toute ma force morale et toute ma force matérielle, je pourrais pour mon salut ce que trente hommes n'avaient pas pu pour trois de leurs compagnons.

De Gongonta nous allâmes camper à Allouli, et nous y attendîmes des Bédouins retardataires qui étaient restés au lac Salé après nous. La triste catastrophe dont je venais de voir les lugubres monuments était pour moi une leçon terrible ; elle m'apprenait que c'était surtout pendant la halte, aux heures de repos, que le plus grand danger me menaçait, et que mes inquiétudes devaient devenir plus vives. En marche, je l'avoue, je n'avais aucune crainte ; je sentais ma ceinture garnie de rassurants pistolets ; je portais sur mon épaule un formidable fusil à quatre coups, que j'avais acheté à Paris, chez un marchand de bric-à-brac. Les Bédouins en avaient une peur horrible ; il l'appelait l'afrit, le diable. Les armes à feu ont sur eux une puissance presque magique, et j'avais su en profiter. Ils croient que l'on peut tirer avec un fusil autant de coups que l'on veut : je me suis bien gardé de leur ôter cette erreur, et j'ai bien eu soin de ne jamais charger mes armes à feu devant eux. Ils croyaient encore, lorsqu'ils me voyaient prendre mon fusil ou un pistolet, qu'en faisant tourner le canon autour de moi je pouvais imprimer à la balle une impulsion circulaire et frapper les hommes qui m'entouraient. À peine leur disais-je que j'allais faire feu, qu'ils se couchaient à terre en criant : Allah, el chietan ! Dieu ! Voilà le démon ! Ils restaient étendus à mes pieds et ne se relevaient que lorsque je leur disais que je ne voulais tuer personne. Mon large chapeau, mon sombrero de feutre gris, était pour eux le sujet d'une erreur non moins plaisante. Don Quichotte prit un plat à barbe pour l'armet de Mambrin ; les Bédouins se figuraient que mon chapeau était un bouclier. « Oui, leur disais-je, je le passe à mon bras lorsque je suis attaqué ; mais, quand je n'ai rien à craindre, je m'en sers pour défendre ma tête contre les feux du soleil. »



Volcanisme près de Erta, en pays Afar - Photographe non identifié



On le voit, le jour, les moyens de me faire respecter ne me manquaient pas ; mais, la nuit, la magique puissance de mes armes s'endormait avec moi ; et, comme je n'étais protégé par aucune sentinelle, l'audace des Bédouins pouvait fort bien profiter de ce moment pour se réveiller. Je pris donc le parti de me servir à moi-même de sentinelle pendant la nuit, c'est-à-dire de ne pas dormir. Voici, en conséquence, la manière dont j'arrangeais mon temps. D'ordinaire, les caravanes se mettent en marche de fort grand matin, et s'arrêtent pour camper vers midi ou deux heures. Alors, si la nature du terrain le permet, on forme avec les marchandises déchargées un cercle dont les chameaux occupent le centre ; les Bédouins préparent leur repas, arrangent leurs ballots, donnent à manger aux animaux, se reposent, ou, assis en cercle, entament de longues conversations. Moi, je reconnaissais d'abord le terrain, j'allais recueillir des échantillons géologiques, je faisais mes observations thermométriques, barométriques, magnétiques. Revenu au camp, j'étendais un tapis sur l'endroit que j'avais choisi pour me coucher ; je plaçais au-dessus une natte en palmier que je relevais avec des pieux ou en m'aidant des inégalités du terrain, de manière à m'en former une sorte de tente, et je m'endormais avec sécurité à côté de mon fusil et de mes pistolets ; car, le jour, au milieu de toutes les caravanes affairées, je n'avais rien à craindre. Le Bédouin qui me servait de cuisinier, qui préparait mon riz et faisait rôtir les gazelles et les francolins que je tuais en route, avait ordre de m'éveiller au coucher du soleil. Je dînais, et je passais la nuit, au milieu des Bédouins étendus auprès de leurs marchandises, à boire du café, à fumer, et surtout à faire bonne garde.

Charles-Xavier Rochet d'Héricourt (1801-1854) -
Second voyage sur les deux rives de la mer Rouge dans le pays des Adels et le royaume de Choa. Pages [59]-80. Paris, Arthus Bertrand, 1846



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