dimanche 14 avril 2013

Du jeu de l'amour et du hasard...




Cliché de Axel Bueckert




LIVRE VI




   Pendant ce temps, Psyché, errant à l’aventure, poursuivait sans repos sa quête nuit et jour, d’autant plus désireuse en son cœur, sinon de calmer la colère de son mari par les caresse d’une épouse, au moins de la désarmer par les prières d’une esclave. Apercevant au loin un temple sur le sommet d’un mont escarpé : « Qui sait », dit-elle, « si ce n’est pas là qu’habite mon seigneur ? » Et elle s’y porte d’un pas rapide, ranimée dans sa marche, elle qui défaillait de fatigues ininterrompues, par son espérance et ses vœux. La haute crête vaillamment gravie, elle s’introduit auprès du siège de la divinité. Elle voit des épis de blé, disposés en tas ou tressés en couronnes, ainsi que des épis d’orge. Il y avait aussi des faux et tout un attirail de moissonneurs, mais tous ces outils gisaient là pêle-mêle, négligemment jetés, et tels que les laissent abandonnés, comme il arrive, aux heures chaudes de l’été, les mains des travailleurs. Psyché les sépare avec soin, met chaque chose à sa place et la range avec ordre, estimant sans doute que loin de négliger les sanctuaires ou le culte d’aucun dieu, c’est de tous qu’elle doit implorer la miséricorde bienveillante.

   Comme elle s’acquittait de cette tâche avec un zèle attentif, Cérès nourricière la surprend, et s’exclamant longuement : « Eh quoi ! », s’écrie-t-elle, « pitoyable Psyché ? Dans le monde entier, Vénus, en fureur, cherche anxieusement ta trace, te réclame pour le dernier supplice et exige sa vengeance de toute sa puissance divine : toi, cependant, tu veilles sur mes intérêts et penses à autre chose qu’à ton salut ? »
 
 
 

 Cliché de Axel Bueckert

 


   Alors Psyché se jetant à ses genoux, arrosant d’un torrent de larmes les pieds de la déesse, et balayant le sol avec ses cheveux implorait sa grâce par d’abondantes prières. « Je t’en conjure, par cette main qui dispense les fruits de la terre, par les rites fécondants des moissons, par le secret inviolable des cistes, par le chariot ailé des dragons qui te servent, par les sillons des campagnes siciliennes et le char ravisseur et la terre, gardienne avare, par la descente de Proserpine vers un ténébreux hymen, par le retour de ta fille, retrouvé dans la lumière, par tout ce que couvre d’un voile de silence le sanctuaire de l’attique Éleusis, viens en aide à l’âme pitoyable de Psyché ta suppliante. Souffre que je me cache parmi ces tas d’épis, ne fût-ce que quelques jours, juste assez pour laisser au courroux démonté de la puissante déesse le temps de s’adoucir, ou du moins à mes forces épuisées par un long labeur le répit nécessaire à un repos apaisant. »

   Cérès reprit : « Tes larmes, tes prières m’émeuvent, et je voudrais te secourir. Mais Vénus est ma parente, et je cultive avec elle de vieilles relations d’amitié ; c’est de plus une femme excellente ; je ne puis affronter son ressentiment. Sors donc bien vite de cette demeure et estime-toi heureuse que je ne te retienne prisonnière. »
 
 
 

 Cliché de Rina H

 
 

   Rebutée contre son espoir, et sous le coup d’une double peine, Psyché revenait sur ses pas, quand, à travers le demi-jour d’un bois sacré, dans un vallon, elle aperçoit au-dessus d’elle un temple construit avec un art savant. Ne voulant négliger aucune chance, même incertaine, de plus heureuse réussite, mais solliciter la faveur de n’importe quelle divinité, elle s’approche de la sainte entrée. Elle voit des offrandes précieuses et, suspendues aux branches des arbres et aux montants des portes, des étoffes sur lesquelles était inscrit en lettres d’or, avec la reconnaissance d’un bienfait, le nom de la déesse objet de ces présents. Psyché, ployant d’abord le genou, entoure de ses mains l’autel encore tiède et, après avoir essuyé ses larmes, elle fait cette prière :

   « Épouse et sœur du grand Jupiter, - que tu habites le temple antique de Samos, qui seule se glorifie de t’avoir donné le jour, d’avoir entendu tes vagissements, d’avoir nourri ton enfance ; que tu fréquentes les demeures heureuses de la haute Carthage, qui t’honore sous l’aspect d’une vierge qui parcourt le ciel, portée par un lion ; ou encore que près des rives de l’Inachus, qui reconnaît en toi l’épouse du maître du tonnerre et la reine des dieux, tu protèges les remparts illustres d’Argos ; - toi que tout l’Orient vénère sous le nom de Zygie et tout l’Occident sous celui de Lucine, dans mon infortune extrême, sois pour moi Junon Secourable. Tu me vois épuisée par toutes les fatigues que j’ai subies ; délivre-moi de la crainte d’un péril menaçant. N’est-ce pas toi qui de toi-même viens en aide dans leurs alarmes à celles qui vont enfanter ? »

 
 
 

 Shay Laren, cliché de Hataiiia Hataiiia
 
 
 

   Dans le temps même qu’elle priait ainsi, Junon en personne lui apparaît dans toute la majesté de son auguste puissance. « Que je voudrais », dit-elle, « crois-en ma parole, accueillir favorablement tes supplications. Mais l’honneur ne me permet pas d’aller contre la volonté de Vénus ma bru, que j’ai toujours chérie contre à l’égal d’une fille. Du reste, je suis tenue par la loi, qui interdit de recueillir contre le gré de son maître un esclave fugitif. »

   Accablée par ce nouveau naufrage où sombre sa fortune, ne pouvant plus désormais atteindre son époux ailé et renonçant à toute espérance de salut, Psyché tient ainsi conseil avec elle-même : « Que tenter maintenant dans ma détresse ? A quelle autre aide avoir recours, quand les déesses même, malgré leur bonne volonté, n’ont pu m’être d’aucun appui ? De tous côtés prise au filet, où porter encore mes pas ? Dans quel abri, quelles ténèbres même me cacher pour échapper à l’œil inévitable de la grande Vénus ? Qu’attends-tu donc ? Arme-toi d’une mâle énergie, renonce courageusement à tes pauvres espoirs ruinés, rends-toi volontairement à ta souveraine et cherche à désarmer par une soumission, si tardive soit-elle, l’emportement de sa fureur. Sais-tu même si celui que tu cherches depuis longtemps, tu ne le trouveras pas là-bas dans la maison de sa mère ? » Ayant ainsi pris son parti d’une obéissance risquée, pour ne pas dire d’une perte certaine, elle méditait en elle-même par où elle commencerait ses supplications.
 
 
 

 Swirls, Curves and Things Like That, cliché de Gerhardt Thompson
 
 


   Cependant, Vénus, renonçant à poursuivre ses recherches par des moyens terrestres, se dispose à monter au ciel. Elle fait équiper le char que Vulcain, subtil orfèvre, avait mis tout son art à façonner pour elle et qu’il lui avait offert en cadeau de noces avant les prémices de l’hymen : ouvrage embelli de tout ce dont l’avait diminué, en l’affinant, le travail de la lime, et auquel la perte même de l’or avait ajouté du prix. Des nombreuses colombes qui nichent aux abords de l’appartement de leur maîtresse, quatre s’avancent, toutes blanches, qui, d’une allure joyeuse et tournant leurs cous nuancés, se placent sous le joug orné de pierreries, reçoivent leur maîtresse et prennent gaiement leur vol. Des moineaux accompagnent le char de la déesse de leurs ébats et de leurs pépiements bruyants, tandis que les autres oiseaux au chant harmonieux font retentir doucement leurs suaves mélodies et annoncent l’arrivée de la déesse. Les nuages s’écartent, le ciel s’ouvre pour sa fille, l’éther, tout là-haut, accueille avec joie immortelle ; ni la rencontre des aigles ni les éperviers rapaces ne viennent causer d’effroi à la suite chantante de la grande Vénus.

   Celle-ci se rend droit à la forteresse royale, demeure de Jupiter. Hautaine, elle présente sa requête et demande qu’on lui prête les services de Mercure, le dieu à la voix sonore, pour une affaire urgente. Jupiter, de son noir sourcil, signifie son acquiescement. Aussitôt Vénus, triomphante, descend du ciel, accompagnée de Mercure, et l’entreprend d’un air affairé : « Tu sais, n’est-il pas vrai, Arcadien, mon frère, que ta sœur Vénus n’a jamais rien fait qu’avec l’assistance de Mercure. Et tu n’es pas sans avoir appris depuis combien de temps je cherche vainement une servante à moi qui se cache. Aussi ne me reste-t-il qu’à publier par ton ministère l’annonce d’une récompense à qui l’aura découverte. Hâte-toi donc de t’acquitter de la mission que je te confie ; donne un signalement auquel on la reconnaisse sans faute, afin que si quelqu’un, contre la loi, se rend coupable de recel, il ne puisse pas invoquer l’excuse de l’ignorance. » En même temps, elle lui tend un papier portant le nom de Psyché et les autres indications ; après quoi elle rentre droit chez elle.
 
 
 
 Cliché de Georg Suturin
 
 
 


   Mercure ne manque pas d’obéir. Faisant partout dans le monde courir son message de bouche en bouche, il s’acquittait en ces termes de la proclamation dont il est chargé : « Une esclave, fille de roi, servante de Vénus, et du nom de Psyché, est en fuite. Si quelqu’un peut arrêter la fugitive ou révéler en quel lieu elle se cache, qu’il aille trouver derrière les bornes Murciennes Mercure, crieur public ; il recevra pour prix de sa dénonciation, de Vénus elle-même, sept doux baisers, plus un du fin bout de la langue, un pur miel, celui-là. »

   L’annonce de Mercure et le désir d’une telle récompense suscitèrent bientôt parmi tous les mortels une émulation de zèle. Cette circonstance, plus qu’aucune autre cause, mit fin à toutes les hésitations de Psyché. Et déjà elle approchait des portes de sa souveraine, quand elle vit venir à sa rencontre l’une des suivantes de Vénus, qui se nommait Habitude. Celle-ci aussitôt s’écrie de toutes ses forces : « Tu as donc fini par comprendre, vaurienne de servante, que tu avais une maîtresse ? Ou feindras-tu aussi, avec ton effronterie ordinaire, d’ignorer combien de fatigues nous avons supportées à courir à ta recherche ? Par bonheur, te voilà tombée précisément entre mes mains ; c’est Orcus même qui te tient dans ses griffes, et tu n’attendras pas longtemps de lui le châtiment de ta rébellion. » Et l’empoignant brutalement par les cheveux, elle la traînait après elle, sans que Psyché fit la moindre résistance. Sitôt qu’elle se la vit amenée et livrée, Vénus pousse un large éclat de rire, comme font les gens furieusement en colère. Puis, secouant la tête et se grattant l’oreille droite : « Enfin », dit-elle, « tu as daigné venir saluer ta belle-mère ? Ou voulais-tu plutôt rendre visite à ton mari, à qui tu as fait une blessure qui met ses jours en danger ? Mais sois tranquille, je vais te recevoir comme il se doit à l’égard d’une bonne bru. – Où sont », continua-t-elle, « Inquiétude et Tristesse, mes servantes ? » Et sitôt introduites, elle leur remit Psyché pour la torturer. Les deux servantes obéissent aux ordres de leur maîtresse ; après avoir cruellement fouetté la pauvre enfant et lui avoir infligé tous les tourments imaginables, elles la présentent derechef aux yeux de leur souveraine. Alors Vénus, avec un nouvel éclat de rire : « Voyez », dit-elle ; « pour m’apitoyer, elle compte sur la séduction de ce ventre bien arrondi, dont le fruit glorieux doit faire de moi apparemment une heureuse grand’mère. Heureuse, en vérité ! Dans la fleur de mon âge on me traitera d’aïeule, et le fils d’une vile esclave passera pour le petit-fils de Vénus ! Mais je suis sotte : un fils ? non : les conjoints sont de condition inégale ; de plus, un mariage contracté à la campagne, sans témoins, sans le consentement du père, ne saurait passer pour légitime. Il naîtra donc bâtard, à supposer d’ailleurs que nous te laissions porter ce rejeton jusqu’à terme. »
 
 
 
 Vitruvian woman, cliché de Hansen Tsang
 
 
 

   Elle dit et fond sur elle, met ses vêtements en pièce, lui arrache les cheveux, lui heurte et lui meurtrit cruellement la tête. Après quoi, elle se fait apporter des grains de blé, d’orge, de millet, de pavot, de pois chiche, de lentille et de fève, les mêle à pleines poignées et les confond en un seul tas ; puis, s’adressant à Psyché : « Laide comme tu l’es », dit-elle, « j’imagine qu’une esclave n’a d’autre moyen, pour gagner les bonnes grâces de ses amants, que son dévouement à son service. Eh bien ! je veux, moi aussi, éprouver à quoi tu es bonne. Démêle-moi l’amas confus des semences que voici ; sépare les grains un à un et les trie avec ordre : il faut qu’avant ce soir tu aies expédié cet ouvrage et le soumettes à mon approbation. »

   Après lui avoir assigné de la sorte ce monceau de graines de toute espèce, Vénus s’en fut à un repas de noces. Quant à Psyché, elle n’étend même pas la main vers cette masse informe et inextricable : atterrée par cet ordre inhumain, elle demeure figée dans une stupeur muette. Alors la fourmi, l’humble bestiole habitante des campagnes, mesurant la difficulté d’une pareille tâche, prit en pitié la compagne du grand dieu et maudit la cruauté de sa belle-mère. Active, elle court de-ci de-là, convoque et rassemble toute l’armée des fourmis ses voisines : « Pitié, filles agiles de la terre mère de toutes choses, pitié pour une aimable enfant, l’épouse de l’Amour ; elle se trouve en péril : vite, accourez à son aide. » Vague sur vague, c’est une ruée de la gent à six pattes ; et chacune rivalisant d’ardeur, elles démêlent tout le tas grain à grain, séparent, répartissent et groupent par espèces, puis se hâtent de disparaître.
 
 
 
 River of Time, cliché de Gerhardt Thompson
 
 
 
 

   Au commencement de la nuit, Vénus revient de son repas de noces, humectée de vin, exhalant l’odeur des parfums et toute chargée de guirlandes de roses aux scintillantes couleurs. Quand elle voit la diligence apportée à ce prodigieux travail : « Ce n’est pas toi, vaurienne », dit-elle, « ce ne sont pas tes mains qui ont fait cet ouvrage, c’est celui à qui tu as plu pour ton malheur, pour ton malheur et pour le sien. » Et lui jetant un morceau de pain grossier, elle va se coucher.

   Cependant, Cupidon, seul au fond de la maison et gardé prisonnier dans une chambre isolée, était cloîtré sévèrement, tant pour éviter que sa pétulante ardeur n’aggravât sa blessure que pour l’empêcher de rejoindre l’objet de ses désirs. C’est ainsi qu’éloignés l’un de l’autre et séparés sous un même toit, les deux amants passèrent une bien triste nuit.

   Mais sitôt que l’Aurore fut remontée sur son char, Vénus appela Psyché et lui dit : « Vois-tu ce bois qui, près du fleuve qui le baigne, s’étend tout au long de la rive, et dont les derniers arbustes dominent la source proche ? Des brebis, dont la toison brille de l’éclat naturel de l’or, y paissent sans gardien, errant à l’aventure. De cette toison précieuse procure-toi sur l’heure et n’importe comment un flocon de laine que tu m’apporteras : voilà ma volonté. » 
 

   Psyché se mit en route sans protester, non pas, à vrai dire, dans l’intention d’exécuter l’ordre reçu, mais pour trouver le repos de ses maux en se précipitant d’un rocher de la rive. Mais du sein même du fleuve un vert roseau, source de sons mélodieux, par une inspiration divine, fait entendre, en un doux murmure de la brise légère, cet avis prophétique : « Assaillie par tant d’épreuves, Psyché, ne souille pas par une mort misérable la sainteté de mes ondes, mais ne tente pas davantage d’approcher à cette heure les redoutables brebis. Car lorsque le soleil brûlant leur communique sa chaleur, une rage farouche les emporte ; alors, de leurs cornes acérées, de leur front de pierre et parfois de leurs morsures empoisonnées, elles s’attaquent aux humains pour les faire périr. Mais une fois amortie l’ardeur du soleil de midi, le troupeau se repose dans la sérénité des haleines du fleuve. D’ici là, sous ce haut platane qui s’abreuve au même cours d’eau que moi, tu pourras te dissimuler. Dès que les brebis, leur fureur apaisée, seront plus tranquilles, bats les ramures du bois voisin : tu trouveras de cette laine d’or, qui reste accrochée çà et là dans l’enchevêtrement des branches. »

   C’est ainsi que le roseau, dans sa candeur et son humanité, enseignait à Psyché accablée comment assurer son salut. Psyché ne commit pas la faute de prêter à ces instructions précises une oreille distraite ; elle eut soin au contraire de les suivre point par point, et dérobe facilement, de la molle toison d’or fauve, de quoi en remplir sa robe et le rapporter à Vénus. Mais le succès de cette seconde épreuve ne fut pas mieux reconnu de sa maîtresse. En fronçant le sourcil et avec un sourire amer : « Je ne m’y trompe pas », dit Vénus, « et discerne l’auteur de cette nouvelle supercherie. Mais cette fois je saurai m’assurer si vraiment ton âme est vaillante et ta prudence sans égale. Vois-tu, dominant un très haut rocher, la cime de cette montagne escarpée ? Là se trouve une source sombre : celle des ondes noires qui, recueillies dans un bassin au creux de la vallée voisine, se déversent dans les marais du Styx et alimentent les rauques courants du Cocyte. Je veux qu’au sommet même où la source jaillit des entrailles de la terre, tu puises de son onde glacée, et sans retard m’en rapportes la petite urne que voici. » Ce disant, elle lui remit un flacon de cristal taillé, avec, en plus, de terribles menaces.
 
 
 
 Armchair, cliché de Frank Scylla
 
 
 


   Psyché s’empresse et, hâtant le pas, se dirige vers le sommet de la montagne, pour y trouver au moins le terme d’une vie lamentable. Mais à peine parvenue aux lieux avoisinants la crête désignée, elle voit l’immensité de l’entreprise et ses difficultés mortelles. Car c’était un rocher démesurément haut, rugueux, glissant, inaccessible. Des entrailles même de la pierre, il vomissait des eaux repoussantes qui, à peine échappées des cavités aux ouvertures inclinées, dévalaient le long de la pente, se frayaient un chemin par un étroit canal où elles se perdaient, et tombaient inaperçues dans la vallée voisine. A droite aussi et à gauche, du creux des rochers émergent en rampant et allongeant le cou des dragons sanguinaires, dont les yeux, astreints à veiller, ne se ferment jamais, dont les prunelles font le guet, perpétuellement ouvertes à la lumière. D’ailleurs, les eaux, douées de voix, se défendaient elles-mêmes. « Éloigne-toi.- Que fais-tu ? Ouvre l’œil. – A quoi penses-tu ? Gare ! Fuis. – Tu vas te tuer », lui criaient-elles sans cesse. Pétrifiée alors devant une impossibilité manifeste, Psyché, bien que physiquement présente, perdit toute conscience, absolument écrasée par le poids d’un péril inextricable ; il ne lui restait même pas la suprême consolation des larmes. Mais les peines d’une âme innocente n’échappèrent pas à l’œil attentif d’une providence charitable. Car soudain voici paraître, les ailes déployées, l’oiseau royal de Jupiter souverain, l’aigle ravisseur. Se souvenant que jadis, ministre complaisant, il avait, sous la conduite de Cupidon, enlevé pour Jupiter l’échanson phrygien, il voulait, par une aide opportune, honorer la puissance du dieu dans les épreuves de son épouse. Il abandonne donc les radieux chemins de la voûte céleste, et s’en venant voler sous les yeux de la jeune femme, il lui adresse la parole : « Quoi ? simple comme tu l’es, et sans expérience de ces choses, tu espères, de cette source non moins terrible que sacrée, pouvoir dérober fût-ce une goutte, ou seulement l’atteindre ? Les dieux même, sans en excepter Jupiter – ne l’as-tu pas au moins entendu dire ? – redoutent les ondes stygiennes, et les serments que vous faites par la puissance des dieux, les dieux ont coutume de les faire par la majesté du Styx. Mais donne-moi cette urne. » Il la saisit, l’entoure de ses serres et, faisant diligence, il balance la masse oscillante de ses ailes, étend ses rémiges à droite et à gauche, passe entre les dragons, leurs mâchoires aux dents cruelles, leurs langues où vibre un triple dard. Les eaux se refusent et l’avertissent avec menaces de se retirer sans dommage : il répond qu’il vient là par ordre de Vénus, qu’il est à son service, et cette invention lui ménage un accès un peu plus facile.

   Ainsi Psyché reçut avec joie la petite urne pleine et se hâta de la rapporter à Vénus. Mais même alors elle ne put trouver grâce auprès de l’implacable déesse. Celle-ci, tout en la menaçant de châtiments plus cruels et plus humiliants, l’apostrophe en ces termes avec un sourire infernal : « Tu m’as l’air d’être une grande magicienne, et profondément experte en maléfices, pour avoir si promptement obéi à des ordres tels que les miens. Mais voici encore, ma mignonne, un service à me rendre. Prends cette cassette », fit-elle en la lui donnant, « et rends-toi de ce pas jusque dans les enfers et les sombres pénates d’Orcus. Là tu présenteras la cassette à Proserpine et tu lui diras : « Vénus te prie de lui envoyer un peu de ta beauté, ne serait-ce que la ration d’une seule petite journée. Car ce qu’elle en avait, elle l’a dépensé et complètement usé à soigner son fils malade. » Mais ne rentre pas trop tard : il faut que je m’en frotte avant d’aller pour une séance au théâtre des dieux. »
 
 
 

 portrait, cliché de Natasha Barabasha
 
 
 


   Mieux que jamais Psyché sentit que son destin touchait à son terme et comprit avec évidence qu’on la jetait ouvertement, et sans plus rien voiler, dans une mort toute prête. Car quoi ? ne la forçait-on pas à se rendre elle-même et sur ses propres pieds dans le Tartare et chez les Mânes ? Et sans plus hésiter, elle se dirige vers une haute tour, pour de là se précipiter : ce serait, pensait-elle, pour descendre aux enfers, la route la plus directe et la plus aisée. Mais la tour se mit soudain à parler : « Pourquoi », dit-elle, « malheureuse enfant, chercher à te détruire en te jetant dans le vide ? Pourquoi, dans cette dernière épreuve et ce dernier travail, t’abandonner sans raison ? Quand une fois ton esprit sera séparé de ton corps, tu iras bien sans doute au fond du Tartare, mais tu n’en pourras revenir en aucune façon. Écoute-moi :

   Lacédémone, cité illustre d’Achaïe, est située non loin d’ici. Sur ses confins, le Ténare se dérobe en des lieux écartés. Découvre cet endroit. Là s’ouvre un soupirail de la demeure de Dis. Par la porte béante se laisse apercevoir un chemin malaisé. Sitôt que, franchissant le seuil, tu t’y seras engagée, tu n’auras qu’à suivre ce couloir pour parvenir tout droit au palais même d’Orcus. Mais ne va pas au moins t’avancer ainsi les mains vides à travers ces ténèbres ; tiens dans chacune d’elles un gâteau de farine d’orge pétri avec du vin additionné de miel, et dans ta bouche porte deux pièces de monnaie. Quand tu auras derrière toi une bonne partie de la route qui conduit chez les morts, tu rencontreras un âne boiteux porteur de fagots, avec un ânier semblable à lui. Celui-ci te demandera de lui tendre quelques brins tombés de sa charge : mais toi, ne profère aucun son et passe sans mot dire. Bientôt tu parviendras au fleuve de la mort, auquel est préposé Charon. Celui-ci exige d’abord qu’on acquitte le droit de passage ; c’est à cette condition que, dans sa barque de cuir cousu, il transporte les voyageurs sur la rive opposée. Ainsi même chez les morts vit l’avarice, et un dieu comme Charon, le percepteur de Dis, ne fait rien pour rien : le pauvre, quand il meurt, doit se munir du prix de son voyage, et s’il lui advient de n’avoir pas de monnaie sous la main, nul ne lui permettra de rendre le dernier soupir. À ce hideux vieillard tu donneras à titre de péage l’une des pièces que tu porteras, mais de manière qu’il la prenne de sa propre main dans ta bouche. Ce n’est pas tout. Pendant que tu traverseras ces eaux stagnantes, un vieillard mort, nageant à la surface, lèvera vers toi ses mains putréfiées et te priera de le tirer à toi dans la barque : mais toi, ne te laisse pas attendrir par une pitié qui t’est interdite.
 
 
 
 Cliché de Carsten Witte
 
 
 
 

   Quand tu auras franchi le fleuve et progressé un peu, de vieilles femmes, tissant la toile, te demanderont de leur donner un coup de main : ne touche pas à cet ouvrage, tu n’en as pas le droit. Car ce seront là, parmi beaucoup d’autres, des pièges suscités par Vénus, pour te faire lâcher au moins l’un des gâteaux. Et ne dis pas : une méchante galette d’orge ? le dommage est léger. Si tu en perds une, c’est fait pour toi de la lumière du jour. Car un chien gigantesque aux trois têtes énormes, monstrueux et formidable animal, lançant du fond de sa gueule, comme un tonnerre, contre les morts auxquels il ne peut plus faire aucun mal, des aboiements qui les remplissent d’une vaine terreur, se tient en permanence sur le seuil même du sombre atrium de Proserpine et garde en sentinelle vigilante la demeure déserte de Dis. Jette-lui comme proie l’un des gâteaux : il sera maîtrisé, et passant outre sans difficulté, tu pénétreras tout droit chez Proserpine elle-même. Elle te recevra gracieusement et avec bonté, t’invitera à t’asseoir sur un siège moelleux et à prendre un copieux repas. Mais toi, assieds-toi à terre, demande un pain grossier ; quand tu l’auras mangé, fais connaître ce qui t’amène et prends ce qui te sera présenté. Au retour, tu te rachèteras de la fureur du chien au moyen du gâteau qui te restera ; tu donneras ensuite à l’avare nocher la pièce de monnaie que tu auras réservée et, son fleuve une fois traversé, tu fouleras à nouveau la trace de tes premiers pas et reverra enfin notre ciel avec le chœur des astres. Mais de toutes mes recommandations, la plus importante, la voici : n’essaie ni d’ouvrir la boîte que tu porteras, ni d’en examiner l’intérieur ; garde-toi, en un mot, de tout mouvement de curiosité à l’égard du trésor de divine beauté qu’elle recèlera. »

   C’est ainsi que la tour qui voit loin s’acquitta de sa prophétie. Sans tarder, Psyché se rend au Ténare. Dûment munie des pièces de monnaie ainsi que des gâteaux, elle descend rapidement le couloir infernal. Elle dépasse sans mot dire l’ânier infirme, donne au passeur une pièce en péage, reste insensible à la requête du mort flottant à la surface, dédaigne les prières insidieuses des tissandières, endort, en lui jetant un gâteau à manger, la rage effroyable du chien et pénètre enfin dans la demeure de Proserpine. Sans accepter ni le siège moelleux ni les mets raffinés que lui offre son hôtesse, elle s’assied à ses pieds sur le sol et, satisfaite d’un pain grossier, elle expose la mission dont l’a chargée Vénus. On remplit en secret, on ferme la cassette et Psyché la reçoit. À l’aide du second gâteau, elle donne le change au chien et muselle la bête aboyante, remet en paiement au passeur la pièce de monnaie qui lui reste et, d’un pas bien plus alerte, elle ressort des enfers. Mais après qu’elle a, en la retrouvant, adoré la blanche lumière de ce monde, et malgré la hâte qu’elle a d’arriver au bout de sa tâche, une curiosité téméraire s’empare de son esprit. « Eh quoi ! », dit-elle, « suis-je assez sotte de porter la beauté divine sans en prélever même une parcelle pour moi et plaire ainsi, qui sait ? à mon bel amant. » Et, tout en parlant, elle ouvre la boîte. Mais dans la boîte, rien du tout ; de beauté, pas la moindre trace ; rien qu’un sommeil infernal, un vrai sommeil de Styx, qui, sitôt que le laisse apparaître le couvercle, l’envahit, répand sur tous ses membres une épaisse vapeur léthargique, et l’étend, saisie, sur le chemin, à la place même où elle posait le pied. La voilà gisante, immobile : bref, un cadavre endormi.
 
 
 
 
 


   Mais Cupidon, qui, sa blessure cicatrisée, revenait à la santé, et qui ne pouvait endurer la longue absence de sa Psyché, s’était échappé par la très haute fenêtre de la chambre où il était enfermé. Ses ailes s’étaient reformées durant ce temps de repos : d’un vol plus rapide que jamais, il rejoint sa Psyché, balaye avec soin le sommeil, et l’enferme de nouveau dans la boîte à la place qu’il occupait ; puis, réveillant Psyché par l’inoffensive petite piqûre d’une de ses flèches : « Tu étais victime une fois de plus », lui dit-il, « malheureuse enfant, de la curiosité qui t’a déjà perdue. Cependant, va, achève de t’acquitter de la mission dont t’a chargée ma mère. Le reste me regarde, moi. » A ces mots, l’amant léger prend son vol, et Psyché s’empresse de rapporter à Vénus le présent de Proserpine.

   Cependant, Cupidon, dévoré d’un amour sans mesure et la mine dolente, redoutant au surplus la soudaine austérité de sa mère, revient à ses prouesses d’antan. D’un vol rapide il pénètre jusqu’au haut du ciel, présente sa supplique au grand Jupiter et plaide sa cause auprès de lui. Jupiter, alors, le prenant par la joue et, de la main, l’attirant jusqu’à ses lèvres pour lui donner un baiser, lui dit : « Jamais, mon garçon, tu ne m’as rendu l’honneur auquel j’ai droit du consentement des dieux, et ce cœur où s’ordonnent les lois des éléments et les mouvements des astres, tu le blesse continuellement de tes coups, tu lui infliges sans répit la honte de faiblesses et d’aventures terrestres ; au mépris des lois, de la loi Julia elle-même et de la morale publique, tu compromets dans de bas adultères mon honneur et ma réputation, en donnant à mes traits augustes la forme avilissante d’un serpent, d’un feu, d’une bête sauvage, d’un oiseau, de quelque bétail. N’importe : je me souviendrai que je suis débonnaire et que tu as grandi entre mes mains : je ferai tout ce que tu demandes. A condition, toutefois, que, connaissant ton devoir, tu aies l’œil ouvert sur ceux qui voudraient t’imiter, et que, s’il existe actuellement sur la terre une beauté sans pareille, tu me l’offres en récompense de mon bienfait présent. » 


   Il dit et ordonne à Mercure de convoquer aussitôt tous les dieux en assemblée, en proclamant que qui manquera au rendez-vous céleste encourra une amende de dix mille sesterces. Cette menace eut vite fait de remplir le théâtre du ciel ; et Jupiter, dominant les autres du haut de son trône élevé, s’exprima en ces termes :

   « Dieux conscrits dont les noms sont portés sur le registre des Muses, voici un garçon que j’ai élevé de mes mains, comme sans doute vous le savez tous. J’ai jugé qu’il fallait mettre un frein aux ardeurs impétueuses de sa première jeunesse. C’est assez qu’il ait fait parler de lui par le scandale quotidien de ses adultères et fredaines de tout genre. Otons-lui toute occasion, et maîtrisons ce dévergondage d’adolescent en l’enchaînant dans les liens du mariage. Il a fait le choix d’une jeune fille ; il l’a privée de sa virginité : qu’il la garde, qu’il l’ait pour sienne et, qu’uni à Psyché, il jouisse à jamais de l’objet de son amour. » Puis, tournant son visage vers Vénus : « Et toi, ma fille, ne t’attriste pas, et que cette alliance avec une mortelle ne t’inspire aucune crainte pour la condition de ton illustre maison. Je vais faire que cette union ne soit plus une mésalliance, mais un mariage légitime et conforme au droit civil. » Aussitôt il ordonne que Mercure aille enlever Psyché et la conduise au ciel. Et lui tendant une coupe d’ambroisie : « Prends, Psyché », lui dit-il, « et sois immortelle. Jamais Cupidon ne se dégagera des liens qui l’attachent à toi ; c’est pour toujours que vous êtes unis par le mariage. »

   À l’instant est servi un abondant repas de noces. Sur le lit d’honneur était couché le marié, qui tenait Psyché dans ses bras ; puis Jupiter avec sa Junon, et tous les dieux, chacun à son rang. La coupe de nectar, qui est le vin des dieux, était présenté à Jupiter par le jeune pâtre son échanson ; Liber servait les autres, Vulcain faisait la cuisine, les Heures empourpraient tout de roses et d’autres fleurs, les Grâces répandaient des parfums, les Muses faisaient entendre leurs voix harmonieuses. Puis Apollon chanta en s’accompagnant sur la cithare, et Vénus, ajustant ses pas à cette douce musique, dansa gracieusement, après s’être composé un orchestre où les Muses exécutaient un chœur, tandis qu’un Satyre jouait de la flûte et qu’un Panisque enflait son chalumeau. C’est ainsi que Psyché passa selon les rites sous la puissance de Cupidon. Et quand le terme fut arrivé, il leur naquit une fille, que nous nommons Volupté. »



Apulée (IIe siècle après J.C.) ; Les métamorphoses, livres IV-VI ; conte de Psyché

 
 


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