mardi 31 juillet 2012

Morituri te salutant...

Jean-Léon Gérôme (1824-1904) ; Pollice verso ; huile sur toile, 1872


C’est vers ce temps-là qu’eut lieu ce soulèvement des gladiateurs et ce pillage de l’Italie, qu’on appelle généralement la guerre de Spartacus : voici quelle en fut l’origine. Un certain Lentulus Batiatus nourrissait à Capoue des gladiateurs, la plupart Gaulois ou Thraces. Étroitement enfermés, non pour quelque méfait, mais par l’injustice de celui qui les avait achetés, et qui les forçait de donner leurs combats en spectacle, ils formèrent le projet de s’échapper, au nombre de deux cents. Le complot ayant été découvert, soixante-dix d’entre eux, informés à temps, prévinrent toutes les mesures, enlevèrent de la maison d’un rôtisseur des couteaux de cuisine et des broches, et se précipitèrent hors de la ville. Sur la route ils rencontrent des chariots chargés d’armes de gladiateurs, et destinés pour une autre ville : ils les pillèrent et s’en armèrent. Ensuite, s’étant saisis d’une position forte, ils élurent trois chefs, dont le premier était Spartacus, Thrace de nation et de race numide. C’était un homme d’une grande force de corps et d’âme, d’une douceur et d’une intelligence supérieures à sa fortune, et plus dignes d’un Grec que d’un Barbare.



Frise de la mosaïque de Zliten (Lybie); Ier siècle (?) représentant l'ensemble d'un munus legitimum...
(À lire de bas en haut... suivant l'ordre chronologique des manifestations)



On raconte que lorsqu’il fut amené à Rome, dans les premiers temps de sa captivité, pour y être vendu, on vit, pendant qu’il dormait, un serpent entortillé autour de son visage. Sa femme, qui était de la même nation que lui, et en outre devineresse et initiée aux mystères de Bacchus, déclara que c’était le présage d’une puissance grande et terrible, à laquelle il devait arriver et dont la fin serait heureuse. Cette femme était encore avec lui alors, et elle l’accompagna dans sa fuite. Ils repoussèrent d’abord quelques troupes envoyées contre eux de Capoue ; ils leur enlevèrent leurs armes de guerre, et, charmés de cet échange, ils rejetèrent, comme déshonorantes et barbares, leurs armes de gladiateurs. Ensuite le préteur Clodius envoyé de Rome contre eux avec trois mille hommes, les assiégea dans leur fort sur la montagne, où conduisait un seul sentier, difficile et étroit, dont Clodius gardait l’entrée : le reste de la montagne n’était que rochers abrupts et glissants ; de nombreuses vignes sauvages en couvraient le sommet. Les gens de Spartacus coupèrent les sarments qui pouvaient servir à leur dessein ; et, en les entrelaçant les uns avec les autres, ils en firent des échelles solides, et assez longues pour aller du haut de la montagne jusqu’à la plaine. Par ce moyen, ils descendirent sains et saufs tous, à l’exception d’un seul, qui était resté à cause des armes. Quand ils furent descendus, il les leur fit glisser jusqu’en bas ; et, après les avoir toutes jetées ainsi, il se sauva comme les autres. Cette manœuvre se faisait à l’insu des Romains : dès qu’ils se virent enveloppés et brusquement chargés par les gladiateurs, ils prirent la fuite, et laissèrent leur camp au pouvoir de l’ennemi. Alors se joignirent à eux beaucoup de bouviers et de pâtres des environs, tous hommes agiles, et propres pour les coups de main. Ils en armèrent quelques-uns de pied en cap ; les autres, ils en firent des coureurs et des troupes légères.

Casque de gladiateur (la tête de Gorgone sur le frontal est argentée)
3e 1/4 du 1er siècle ap J.-C. / Découverte Pompéi (caserne des gladiateurs)



Un second préteur fut envoyé contre eux, Publius Varinus. Ils défirent d’abord en bataille son lieutenant Furius, qui les avait attaqués avec deux mille hommes. Cossinius, conseiller de Varinus, et son collègue dans le commandement, détaché contre eux avec un corps considérable, fut sur le point d’être surpris et enlevé par Spartacus, pendant qu’il était aux bains de Salines. Cossinius échappa difficilement et à grand’peine, laissant Spartacus maître de ses bagages. Spartacus s’attache à lui, le poursuit l’épée dans les reins, lui tue beaucoup de monde, et s’empare de son camp : Cossinius lui-même est tué dans l’action. Le préteur à son tour fut battu en plusieurs rencontres, et finit par perdre ses licteurs et même son cheval. Ces exploits avaient rendu Spartacus grand et redoutable. Cependant son plan était sage et modéré : n’ayant point l’espoir de l’emporter sur la puissance romaine, il conduit son armée vers les Alpes, persuadé que ce qu’ils ont de mieux à faire, c’est de franchir les montagnes, et de s’en aller chacun dans leurs foyers, les uns en Thrace, les autres dans la Gaule. Mais eux, forts de leur nombre, et enorgueillis de leurs succès, ils ne voulurent pas l’écouter, et ils se mirent à courir et à piller l’Italie. Ce n’était donc plus l’indignité et la honte d’un pareil soulèvement qui importunait le Sénat : il éprouvait une véritable crainte, il voyait un véritable danger : aussi ordonna-t-il aux deux consuls de se mettre en campagne, comme pour une des plus fâcheuses et des plus grandes guerres que l’on eût eu à soutenir. Un corps de Germains s’était séparé des troupes de Spartacus, par orgueil et par une confiance téméraire : Gellius, un des consuls, tomba brusquement sur ce corps, et l’extermina. Lentulus, l’autre consul, avait environné Spartacus avec des forces considérables. Spartacus s’élança sur lui, combattit, vainquit ses lieutenants, et enleva tout le bagage. Puis, s’étant remis en marche vers les Alpes, il rencontra Cassius, qui commandait dans la Gaule circumpadane, et qui venait au-devant de lui avec dix mille hommes : une bataille s’engagea ; Cassius vaincu perdit beaucoup de monde, et c’est à peine s’il échappa lui-même.



Ruines de l'amphitéâtre de Capoue où dut se produire le Thrace Spartacus...



A la nouvelle de ces revers, le Sénat, irrité contre les consuls, leur défendit d’agir, et confia à Crassus la conduite de cette guerre. Beaucoup des personnages des plus distingués voulurent le suivre dans cette expédition, attirés par sa renommée, et par l’amitié qu’ils lui portaient. Crassus s’en alla donc camper dans le Picénum, pour y attendre Spartacus, qui se dirigeait de ce côté. Il ordonna à Mummius, son lieutenant, de prendre deux légions, de faire un grand circuit pour suivre l’ennemi pas à pas, avec défense expresse d’engager de combat, ou même d’escarmoucher. Mais, à peine Mummius eut-il la moindre espérance, qu’il livra bataille ; et il fut vaincu. Beaucoup périrent, beaucoup se sauvèrent sans leurs armes. Crassus fit un accueil sévère à Mummius ; il donna de nouvelles armes aux soldats, mais en les en rendant responsables, en leur faisant prêter le serment de les conserver. Ensuite, prenant les cinq cents soldats qui, se trouvant à la tête des bataillons, avaient commencé la fuite, il les partagea en cinquante dizaines, et il fit mettre à mort un homme de chacune, désigné par le sort. C’était une punition anciennement usitée, mais tombée depuis longtemps en désuétude, et qu’il faisait revivre. L’ignominie attachée à ce châtiment qui s’inflige en présence de toute l’armée, et le spectacle terrible du supplice, sont bien propres à jeter l’effroi dans les âmes. Après avoir ainsi corrigé ses troupes, Crassus les conduisit à l’ennemi.



Combat entre gladiateurs ; Torre Nuova (environs de Rome) ;
mosaïque du 4e siècle, Bas-Empire romain (307-425)


Spartacus se retirait par la Lucanie vers la mer. Dans le détroit se trouvaient des pirates ciliciens : cette rencontre lui inspira l’envie de faire une tentative sur la Sicile. En jetant dans l’île deux mille hommes, il y aurait ranimé la guerre des esclaves : éteinte depuis peu, il ne fallait qu’une faible étincelle pour l’allumer de nouveau. Les Ciliciens lui donnèrent leur parole, et reçurent ses présents ; mais ils le trompèrent, et remirent à la voile. Spartacus reprit sa marche, s’éloignant de la mer, et assit son camp dans la presqu’île de Rhégium. Crassus arrive, et la seule inspection des lieux lui suggère ce qu’il faut faire : il entreprend de fermer l’isthme par un retranchement ; c’était un moyen de préserver ses soldats de l’oisiveté, et d’ôter à l’ennemi les moyens de se procurer des vivres. C’était un grand et difficile ouvrage : il l’acheva pourtant et l’exécuta entièrement, contre toute attente, en peu de temps. Une tranchée fut tirée d’une mer à l’autre, au travers de l’isthme, sur une longueur de trois cents stades, une largeur et une profondeur de quinze pieds. Au-dessus de ce fossé s’élevait un mur d’une hauteur et d’une force prodigieuses. D’abord Spartacus ne fit guère que montrer du mépris pour cet ouvrage ; mais, quand le butin vint à lui manquer, et qu’il voulut se porter en avant, il s’aperçut qu’il était bloqué par la muraille ; et, ne pouvant en tirer de la presqu’île, il profita d’une nuit de neige, pendant laquelle soufflait un vent froid, pour combler avec de la terre, des branches d’arbres et autres matériaux, une petite portion de la tranchée ; et il fit passer de l’autre côté le tiers de son armée.

Stèle  concernant un gladiateur thrace ; 3e siècle ap J.-C.


Crassus craignit que Spartacus ne pensât à marcher droit sur Rome ; mais la division qui se mit entre les ennemis le rassura. Un corps nombreux se sépara de Spartacus, et s’en alla camper seul près d’un lac de la Lucanie, dont les eaux changent de nature de temps en temps : après avoir été douces, elles redeviennent saumâtres au point de n’être point potables. Crassus marcha sur eux, et les chassa du lac ; mais il ne put en tuer beaucoup, ni les poursuivre, à cause de l’apparition soudaine de Spartacus, qui arrêta les fuyards. Crassus avait écrit au Sénat qu’il faudrait rappeler de Thrace Lucullus, et d’Espagne Pompée ; mais il s’en repentit, et il se hâta de terminer la guerre avant qu’ils arrivassent, sentant bien que c’est à celui qui serait venu à son secours, et non point à lui-même que l’on attribuerait le succès. Déterminé à attaquer d’abord ceux qui s’étaient détachés des autres et qui marchaient séparément sous les ordres de Caïus Cannicius et de Castus, il envoya six mille hommes pour se saisir d’une hauteur qui offrait un poste avantageux, en leur recommandant de tâcher de n’être point aperçus. Ceux-ci essayaient en effet d’échapper à la vue de l’ennemi, en couvrant leurs casques de branches d’arbres ; mais deux femmes qui faisaient des sacrifices pour l’ennemi en avant du camp les aperçurent ; et ils se trouvèrent dans un grand danger. Heureusement Crassus arriva tout à coup, et il livra le plus sanglant combat qui se fût encore donné dans cette guerre : il resta sur le champ de bataille douze mille trois cents ennemis ; et l’on n’en trouva que deux qui fussent blessés par derrière ; tous les autres étaient tombés à leur poste, combattant, et faisant face aux Romains.


Combat entre gladiateurs ; Torre Nuova (environs de Rome) ;
mosaïque du 4e siècle, Bas-Empire romain (307-425)


Spartacus, après leur défaite, se replia sur les hauteurs de Pétilie. Quintus, un des lieutenants de Crassus, et le questeur Scrofa l’y suivaient de près. Tout à coup il revient sur eux, les met dans une déroute complète : c’est à peine s’ils parviennent à se sauver en emportant le questeur blessé. Ce fut ce succès même qui perdit Spartacus. Les esclaves, remplis d’une confiance excessive, ne voulurent plus battre en retraite : ils refusèrent d’obéir à leurs chefs ; et, comme ceux-ci se mettaient en marche, ils les entourèrent en armes, et les forcèrent de revenir sur leurs pas à travers la Lucanie, et de les mener contre les Romains.

Casque de gladiateur ; Ier siècle ; découvert à Pompéï


S’ils étaient pressés d’en finir, Crassus ne l’était pas moins : déjà l’on annonçait que Pompée approchait ; et il ne manquait pas de gens qui répétaient dans les comices, que c’était à lui qu’était réservée cette victoire ; qu’à peine arrivé il livrerait bataille, et que la guerre serait terminée. Pressé donc d’en venir à une affaire décisive, Crassus s’en alla camper auprès de l’ennemi, et se mit à creuser une tranchée. Les esclaves s’élancèrent sur les travailleurs et les attaquèrent. Puis, des renforts arrivant successivement des deux côtés, Spartacus se vit dans la nécessité de mettre en bataille toute son armée ; ce qu’il fit. Lorsqu’on lui amena son cheval, il tira son épée et dit : « Vainqueur, j’aurai beaucoup et de beaux chevaux de l’ennemi ; vaincu, je n’en ai plus besoin. » Et il tua le cheval. Ensuite il poussa vers Crassus à travers les armes, en s’exposant à tous les coups : il ne put l’atteindre, mais il tua deux centurions qui s’étaient attaqués à lui. À la fin, ceux qui l’accompagnaient s’enfuirent ; resté seul, il fut enveloppé et frappé à mort en se défendant courageusement.

Combat de gladiateur ; 1ère 1/2 du 1er siècle ap J.-C.
époque julio-claudienne (27 avant J.-C.-68 après J.-C.)


Crassus avait su profiter de la fortune : il s’était conduit en capitaine habile, il ne s’était pas épargné dans le danger ; et cependant le succès ne put échapper encore à la gloire de Pompée : ceux qui échappèrent, il les rencontra et les détruisit. Aussi écrivait-il au Sénat : « Crassus a vaincu les esclaves fugitifs à force ouverte ; j’ai arraché les racines de la guerre. » Pompée triompha avec beaucoup d’éclat de Sertorius et de l’Espagne ; Crassus n’essaya pas de demander le grand triomphe : il obtint le petit triomphe appelé ovation ; encore trouva-t-on qu’il y avait peu de noblesse et de dignité à triompher pour une guerre d’esclaves. On a vu dans la vie de Marcellus en quoi ce genre de triomphe diffère de l’autre, et d’où lui vient son nom.



Jean-Léon Gerôme  (1824-1904),  Aimé Morot  (1850-1913)
J.-L. Gérôme : Les Gladiateurs, 1878. Morot : Monument à Gérôme


Plutarque (46-125) ; Vies Parallèles ; Vie de Marcus Crassus. Traduction française de Alexis Pierron, 1853


Colisée de Rome...

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