samedi 15 mai 2010

Voyage circumterrestre / 2 ... Des Lumières opposés à la barbarie de la foi ...


Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

A. Rimbaud ; Le bateau ivre




ARRIVÉE A CAVITE. MANIÈRE DONT NOUS Y SOMMES REÇUS PAR LE COMMANDANT DE LA PLACE. M. BOUTIN, LIEUTENANT DE VAISSEAU, EST EXPÉDIÉ A MANILLE VERS LE GOUVERNEUR GÉNÉRAL. ACCUEIL QUI EST FAIT A CET OFFICIER. DÉTAILS SUR CAVITE ET SUR SON ARSENAL. DESCRIPTION DE MANILLE ET DE SES ENVIRONS. SA POPULATION. DÉSAVANTAGES RÉSULTANT DU GOUVERNEMENT QUI Y EST ÉTABLI. PÉNITENCES DONT NOUS SOMMES TÉMOINS PENDANT LA SEMAINE SAINTE. IMPÔT SUR LE TABAC. CRÉATION DE LA NOUVELLE COMPAGNIE DES PHILIPPINES. RÉFLEXIONS SUR CET ÉTABLISSEMENT. DÉTAILS SUR LES ÎLES MÉRIDIONALES DES PHILIPPINES. GUERRE CONTINUELLE AVEC LES MORES OU LES MAHOMÉTANS DE CES DIFFÉRENTES ÎLES. SÉJOUR A MANILLE. ÉTAT MILITAIRE DE L'ÎLE LUÇON.

[Février 1787]

[Lapérouse donne ici les détails de l'accueil chaleureux qui lui est fait à Cavite ; le gouverneur général donne les ordres afin que les demandes du navigateur soient remplies avant le 5 avril, le plan du voyage exigeant que les deux frégates partent le 10 de ce même mois.]


Carte des découvertes, faites en 1787 dans les mers de Chine et de Tartarie, par les Frégates Francaises la Boussole et l'Astrolabe, depuis leur départ de Manille jusqu'a leur arrivée au Kamtschatka. 1ere feuille. Gravée par Bouclet. Écrit par Herault. Atlas du Voyage de la Pérouse no. 43. (Paris : L'Imprimerie de la République, An V, 1797)


Cavite, à trois lieues dans le sud-ouest de Manille, était autrefois un lieu assez considérable ; mais, aux Philippines comme en Europe, les grandes villes pompent en quelque sorte les petites ; et il n'y reste plus aujourd'hui que le commandant de l'arsenal, un contador, deux lieutenants de port, le commandant de la place, cent cinquante hommes de garnison et les officiers attachés à cette troupe.


Partie de la Mer du Sud comprise entre les Philippines et la Californie d'après la Carte Espagnole trouvée sur le Galion pris par l'Amiral Anson en 1743, qui représente l'état des connaissances à cette époque, et les routes que suivaient ordinairement les Galions dans leur traversée de Manille à Acapulco. Partie de la Mer du Sud comprise entre les Philippines et la California d'après une autre Carte Espagnole communiquée à La Pérouse dans sa relache à Monterey, sur laquelle il avait tracé sa route ainsi que les Îles qu'il avait reconnues, avec des notes sur celles qu'il n'avait pas retrouvée. Atlas du Voyage de la Pérouse no. 65.  (Paris : L'Imprimerie de la République, An V, 1797)



Tous les autres habitants sont métis ou indiens, attachés à l'arsenal, et forment, avec leur famille qui est ordinairement très nombreuse, une population d'environ quatre mille âmes, réparties dans la ville et dans le faubourg Saint-Roch. On y compte deux paroisses et trois couvents d'hommes, occupés chacun par deux religieux, quoique trente pussent y loger commodément. Les Jésuites y possédaient autrefois une très belle maison ; la compagnie de commerce nouvellement établie par le gouvernement s'en est emparée. En général, on n'y voit plus que des ruines ; les anciens édifices en pierre sont abandonnés ou occupés par des Indiens qui ne les réparent point ; et Cavite, la seconde ville des Philippines, la capitale d'une province de son nom, n'est aujourd'hui qu'un méchant village où il ne reste d'autres Espagnols que des officiers militaires ou d'administration. Mais si la ville n'offre aux yeux qu'un monceau de ruines, il n'en est pas de même du port, où M. Bermudès, brigadier des armées navales, qui y commande, a établi un ordre et une discipline qui font regretter que ses talents aient été exercés sur un si petit théâtre. Tous ses ouvriers sont indiens, et il a absolument les mêmes ateliers que ceux qu'on voit dans nos arsenaux d'Europe. Cet officier, du même grade que le gouverneur général, ne trouve aucun détail au-dessous de lui, et sa conversation nous a prouvé qu'il n'y en avait peut-être pas au-dessus de ses connaissances. Tout ce que nous lui demandâmes fut accordé avec une grâce infinie ; les forges, la poulierie, la garniture travaillèrent pendant plusieurs jours pour nos frégates. M. Bermudès prévenait nos désirs, et son amitié était d'autant plus flatteuse qu'on jugeait à son caractère qu'il ne l'accordait pas facilement ; cette austérité de principes qu'il annonçait avait peut-être nui à sa fortune militaire. Comme nous ne pouvions nous flatter de rencontrer ailleurs un port aussi commode, M. de Langle et moi résolûmes de faire visiter en entier notre gréement et de décapeler nos haubans. Cette précaution n'emportait aucune perte de temps, puisque nous étions nécessités d'attendre, au moins un mois, les différentes provisions dont nous avions dressé l'état à l'intendant de Manille.




Le surlendemain de notre arrivée à Cavite, nous nous embarquâmes pour la capitale avec M. de Langle ; nous étions accompagnés de plusieurs officiers. Nous employâmes deux heures et demie à faire ce trajet dans nos canots, qui étaient armés de soldats à cause des Mores dont la baie de Manille est souvent infestée. Nous fîmes notre première visite au gouverneur, qui nous retint à dîner et nous donna son capitaine des gardes pour nous conduire chez l'archevêque, l'intendant et les différents oïdors. Ce ne fut pas pour nous une des journées les moins fatigantes de la campagne. La chaleur était extrême et nous étions à pied, dans une ville où tous les citoyens ne sortent qu'en voiture ; mais on n'en trouve pas à louer comme à Batavia ; et sans M. Sebir, négociant français, qui, informé par hasard de notre arrivée à Manille, nous envoya son carrosse, nous aurions été obligés de renoncer aux différentes visites que nous nous étions proposé de faire.




La ville de Manille, y compris ses faubourgs, est très considérable ; on évalue sa population à trente-huit mille âmes, parmi lesquelles on compte à peine mille ou douze cents Espagnols ; les autres sont métis, indiens ou chinois, cultivant tous les arts et s'exerçant à tous les genres d'industrie. Les familles espagnoles les moins riches ont une ou plusieurs voitures ; deux très beaux chevaux coûtent trente piastres, leur nourriture et les gages d'un cocher six piastres par mois : ainsi il n'est aucun pays où la dépense d'un carrosse soit moins considérable et en même temps plus nécessaire. Les environs de Manille sont ravissants ; la plus belle rivière y serpente et se divise en différents canaux dont les deux principaux conduisent à cette fameuse lagune ou lac de Bay, qui est à sept lieues dans l'intérieur, bordé de plus de cent villages indiens situés au milieu du territoire le plus fertile.





Manille, bâtie sur le bord de la baie de son nom qui a plus de vingt-cinq lieues de tour, est à l'embouchure d'une rivière navigable jusqu'au lac d'où elle tire sa source ; c'est peut-être la ville de l'univers la plus heureusement située. Tous les comestibles s'y trouvent dans la plus grande abondance et au meilleur marché ; mais les habillements, les quincailleries d'Europe, les meubles s'y vendent à un prix excessif. Le défaut d'émulation, les prohibitions, les gênes de toute espèce mises sur le commerce y rendent les productions et les marchandises de l'Inde et de la Chine au moins aussi chères qu'en Europe ; et cette colonie, quoique différents impôts rapportent au fisc près de huit cent mille piastres, coûte encore chaque année à l'Espagne quinze cent mille livres qui y sont envoyées du Mexique. Les immenses possessions des Espagnols en Amérique n'ont pas permis au gouvernement de s'occuper essentiellement des Philippines ; elles sont encore comme ces terres des grands seigneurs, qui restent en friche et feraient cependant la fortune de plusieurs familles.


"A native tribe near Jolo" ; Cliché 1926


Je ne craindrai pas d'avancer qu'une très grande nation qui n'aurait pour colonie que les îles Philippines, et qui y établirait le meilleur gouvernement qu'elles puissent comporter, pourrait voir sans envie tous les établissements européens de l'Afrique et de l'Amérique.


Jeune fille des Philippines ; cliché 1920


Trois millions d'habitants peuplent ces différentes îles, et celle de Luçon en contient à peu près le tiers. Ces peuples ne m'ont paru en rien inférieurs à ceux d'Europe ; ils cultivent la terre avec intelligence, sont charpentiers, menuisiers, forgerons, orfèvres, tisserands, maçons, etc. J'ai parcouru leurs villages, je les ai trouvés bons, hospitaliers, affables ; et quoique les Espagnols en parlent avec mépris et les traitent de même, j'ai reconnu que les vices qu'ils mettent sur le compte des Indiens doivent être imputés au gouvernement qu'ils ont établi parmi eux. On sait que l'avidité de l'or et l'esprit de conquête dont les Espagnols et les Portugais étaient animés il y a deux siècles faisaient parcourir à des aventuriers de ces deux nations les différentes mers et les îles des deux hémisphères dans la seule vue d'y rencontrer ce riche métal.


Costumes des habitans de Manille. Dessiné par Duché de Vancy. Gravé par Dupreel. L. Aubert scripsit.
Atlas du Voyage de la Pérouse, no. 42. (Paris: L'Imprimerie de la République, An V, 1797)


Quelques rivières aurifères et le voisinage des épiceries déterminèrent sans doute les premiers établissements des Philippines ; mais le produit ne répondit pas aux espérances qu'on avait conçues. À l'avarice de ces motifs on vit succéder l'enthousiasme de la religion ; un grand nombre de religieux de tous les ordres furent envoyés pour y prêcher le christianisme ; et la moisson fut si abondante que l'on compta bientôt huit ou neuf cents chrétiens dans ces différentes îles. Si ce zèle avait été éclairé d'un peu de philosophie, c'était sans doute, le système le plus propre à assurer la conquête des Espagnols et à rendre cet établissement utile à la métropole ; mais on ne songea qu'à faire des chrétiens, et jamais des citoyens. Ce peuple fut divisé en paroisse et assujetti aux pratiques les plus minutieuses et les plus extravagantes : chaque faute, chaque péché est encore puni de coups de fouet ; le manquement à là prière et à la messe est tarifé, et la punition est administrée aux hommes ou aux femmes, à la porte de l'église, par ordre du curé. Les fêtes, les confréries, les dévotions particulières occupent un temps très considérable ; et comme dans les pays chauds les têtes s'exaltent encore plus que dans les climats tempérés, j'ai vu, pendant la semaine sainte, des pénitents masqués traîner des chaînes dans les rues, les jambes et les reins enveloppés d'un fagot d'épines, recevoir ainsi à chaque station, devant la porte des églises ou devant des oratoires, plusieurs coups de discipline et se soumettre enfin à des pénitences aussi rigoureuses que celles des fakirs de l'Inde. Ces pratiques, plus propres à faire des enthousiastes que de vrais dévots, sont aujourd'hui défendues par l'archevêque de Manille ; mais il est vraisemblable que certains confesseurs les conseillent encore, s'ils ne les ordonnent pas.




À ce régime monastique, qui énerve l'âme et persuade un peu trop à ce peuple, déjà paresseux par l'influence du climat et le défaut de besoins, que la vie n'est qu'un passage et les biens de ce monde des inutilités, se joint l'impossibilité de vendre les fruits de la terre avec un avantage qui en compense le travail. Ainsi, lorsque tous les habitants ont la quantité de riz, de sucre, de légumes nécessaire à leur subsistance, le reste n'est plus d'aucun prix : on a vu, dans ces circonstances, le sucre être vendu moins d'un sou la livre, et le riz rester sur la terre sans être récolté. Je crois qu'il serait difficile à la société la plus dénuée de lumières d'imaginer un système de gouvernement plus absurde que celui qui régit ces colonies depuis deux siècles. Le port de Manille, qui devrait être franc et ouvert à toutes les nations, a été, jusque dans ces derniers temps, fermé aux Européens et ouvert seulement à quelques Mores, Arméniens ou Portugais de Goa. L'autorité la plus despotique est confiée au gouverneur. L'audience, qui devrait la modérer, est sans pouvoir devant la volonté du représentant du gouvernement espagnol ; il peut, non de droit mais de fait, recevoir ou confisquer les marchandises des étrangers que l'espoir d'un bénéfice a conduits à Manille, et qui ne s'y exposent que sur l'apparence d'un très gros profit, ce qui est ruineux à la vérité pour les consommateurs. On n'y jouit d'aucune liberté : les inquisiteurs et les moines surveillent les consciences, les oïdors toutes les affaires particulières, le gouverneur les démarches les plus innocentes ; une promenade dans l'intérieur de l'île, une conversation sont du ressort de sa juridiction ; enfin, le plus beau et le plus charmant pays de l'univers est certainement le dernier qu'un homme libre voulût habiter. J'ai vu à Manille cet honnête et vertueux gouverneur des Mariannes, ce M. Tobias, trop célébré pour son repos par l'abbé Raynal, je l'ai vu poursuivi par les moines qui ont suscité contre lui sa femme en le peignant comme un impie ; elle a demandé à se séparer de lui pour ne pas vivre avec un prétendu réprouvé, et tous les fanatiques ont applaudi à cette résolution. M. Tobias est lieutenant-colonel du régiment qui forme la garnison de Manille ; il est reconnu pour le meilleur officier du pays; le gouverneur a cependant ordonné que ses appointements, qui sont assez considérables, resteraient à sa pieuse femme et lui a laissé vingt-six piastres seulement par mois pour sa subsistance et celle de son fils. Ce brave militaire, réduit au désespoir, épiait le moment de s'évader de cette colonie pour aller demander justice. Une loi très sage, mais malheureusement sans effet, qui devrait modérer cette autorité excessive, est celle qui permet à chaque citoyen de poursuivre le gouverneur vétéran devant son successeur ; mais celui-ci
est intéressé à excuser tout ce qu'on reproche à son prédécesseur ; et le citoyen assez téméraire pour se plaindre est exposé à de nouvelles et à de plus fortes vexations.




Les distinctions les plus révoltantes sont établies et maintenues avec la plus grande sévérité. Le nombre des chevaux attelés aux voitures est fixé pour chaque état ; les cochers doivent s'arrêter devant le plus grand nombre, et le seul caprice d'un oïdor peut retenir en file derrière sa voiture toutes celles qui ont le malheur de se trouver sur le même chemin. Tant de vices dans ce gouvernement, tant de vexations qui en sont la suite n'ont cependant pu anéantir entièrement les avantages du climat ; les paysans ont encore un air de bonheur qu'on ne rencontre pas dans nos villages d'Europe ; leurs maisons sont d'une propreté admirable, ombragées par des arbres fruitiers qui croissent sans culture. L'impôt que paie chaque chef de famille est très modéré, il se borne à cinq réaux et demi en y comprenant les droits de l'Église que la nation perçoit ; tous les évêques, chanoines et curés sont salariés par le gouvernement ; mais ils ont établi un casuel qui compense la modicité de leurs traitements.




Un fléau terrible s'élève depuis quelques années et menace de détruire un reste de bonheur, c'est l'impôt sur le tabac ; ce peuple a une passion si immodérée pour la fumée de ce narcotique qu'il n'est pas d'instant dans la journée où un homme, où une femme n'ait un cigarro à la bouche ; les enfants à peine sortis du berceau contractent cette habitude. Le tabac de l'île Luçon est le meilleur de l'Asie ; chacun en cultivait autour de sa maison pour sa consommation, et le petit nombre de bâtiments étrangers qui avait la permission d'aborder à Manille en transportait dans toutes les parties de l'Inde.




Une loi prohibitive vient d'être promulguée ; le tabac de chaque particulier a été arraché et confiné dans des champs où on ne le cultive plus qu'au profit de la nation. On en a fixé le prix à une demi-piastre la livre ; et quoique la consommation en soit prodigieusement diminuée, la solde de la journée d'un manœuvre ne suffit pas pour procurer à sa famille le tabac qu'elle consomme chaque jour. Tous les habitants conviennent généralement que deux piastres d'imposition, ajoutées à la capitation des contribuables, auraient rendu au fisc une somme égale à celle de la vente du tabac et n'auraient pas occasionné les désordres que celle-ci a produits. Des soulèvements ont menacé tous les points de l'île, les troupes ont été employées à les comprimer ; une armée de commis est soudoyée pour empêcher la contrebande et forcer les consommateurs à s'adresser aux bureaux nationaux ; plusieurs ont été massacrés, mais ils ont été promptement vengés par les tribunaux, qui jugent les Indiens avec beaucoup moins de formalités que les autres citoyens. II reste enfin un levain auquel la plus petite fermentation pourrait donner une activité redoutable, et il n'est pas douteux qu'un peuple ennemi qui aurait des projets de conquête ne trouvât une armée d'Indiens à ses ordres le jour qu'il leur apporterait des armes et qu'il mettrait le pied dans l'île. Le tableau qu'on pourrait tracer de l'état de Manille dans quelques années serait bien différent de celui de son état actuel si le gouvernement d'Espagne adoptait pour les Philippines une meilleure constitution. La terre ne s'y refuse à aucune des productions les plus précieuses ; neuf cent mille individus des deux sexes dans l'île de Luçon peuvent être encouragés à la cultiver ; ce climat permet de faire dix récoltes de soie par an, tandis que celui de la Chine laisse à peine l'espérance de deux.




Le coton, l'indigo, les cannes à sucre, le café naissent sans culture sous les pas de l'habitant qui les dédaigne. Tout annonce que les épiceries n'y seraient pas inférieures à celles des Moluques : une liberté absolue de commerce pour toutes les nations assurerait un débit qui encouragerait toutes les cultures ; un droit modéré sur toutes les exportations suffirait, dans bien peu d'années, à tous les frais de gouvernement ; la liberté de religion accordée aux Chinois, avec quelques privilèges, attirerait bientôt dans cette île cent mille habitants des provinces orientales de leur empire, que la tyrannie des mandarins en chasse. Si à ces avantages les Espagnols joignaient la conquête de Macao, leurs établissements en Asie et les bénéfices que leur commerce en retirerait seraient certainement plus considérables que ceux des Hollandais aux Moluques et à Java.[...]





Les Espagnols ont quelques établissements dans les différentes îles au sud de celle de Luçon ; mais ils semblent n'y être que soufferts, et leur situation à Luçon n'engage pas les habitants des autres îles à reconnaître leur souveraineté ; ils y sont, au contraire, toujours en guerre. Ces prétendus Mores dont j'ai déjà parlé, qui infestent leurs côtes, qui font de si fréquentes descentes et amènent en esclavage les Indiens des deux sexes soumis aux Espagnols, sont les habitants de Mindanao, de Mindoro, de Panay, lesquels ne reconnaissent que l'autorité de leurs princes particuliers, nommés aussi improprement sultans que ces peuples sont appelés Mores ; ils sont véritablement malais et ont embrassé le mahométisme, à peu près à la même époque où l'on a commencé à prêcher le christianisme à Manille. Les Espagnols les ont appelés Mores, et leurs souverains sultans, à cause de l'identité de leur religion avec celle des peuples d'Afrique de ce nom, ennemis de l'Espagne depuis tant de siècles. Le seul établissement militaire des Espagnols dans les Philippines méridionales est celui de Samboangan dans l'île de Mindanao, où ils entretiennent une garnison de cent cinquante hommes commandée par un gouverneur militaire, à la nomination du gouverneur général de Manille : il n'y a dans les autres îles que quelques villages défendus par de mauvaises batteries, servies par des milices et commandées par des alcades, au choix du gouverneur général, mais susceptibles d'être pris parmi toutes les classes des citoyens qui ne sont pas militaires ; les véritables maîtres des différentes îles où sont situés les villages espagnols les auraient bientôt détruits s'ils n'avaient pas un très grand intérêt à les conserver. Ces Mores sont en paix dans leurs propres îles ; mais ils expédient des bâtiments pour pirater sur les côtes de celle de Luçon ; et les alcades achètent un très grand nombre des esclaves faits par ces pirates, ce qui dispense ceux-ci de les apporter à Batavia, où ils n'en trouveraient qu'un beaucoup moindre prix. Ces détails peignent mieux la faiblesse du gouvernement des Philippines que tous les raisonnements des différents voyageurs. Les lecteurs s'apercevront que les Espagnols sont trop faibles pour protéger le commerce de leurs possessions ; tous leurs bienfaits envers ces peuples n'ont eu, jusqu'à présent, pour objet que leur bonheur dans l'autre vie.




Nous ne passâmes que quelques jours à Manille ; et, le gouverneur ayant pris congé de nous aussitôt après le dîner pour faire sa sieste, nous eûmes la liberté d'aller chez M. Sebir, qui nous rendit les services les plus essentiels pendant notre séjour dans la baie de Manille.




[Le navigateur loue ensuite les qualités de M. Sebir, négociant anciennement établi à Macao.]

Nous rentrâmes dans nos canots à dix heures du soir et fûmes de retour à bord de nos frégates à huit heures ; mais, craignant que, pendant que nous nous occuperions à Cavite de la réparation de nos bâtiments, les entrepreneurs de biscuit de farine, etc., ne nous rendissent victimes de la lenteur ordinaire des négociants de leur nation, je crus devoir ordonner à un officier de s'établir à Manille et d'aller chaque jour voir les différents fournisseurs auxquels l'intendant nous avait adressés. Je fis choix de M. de Vaujuas, lieutenant de vaisseau, embarqué sur l'Astrolabe ; mais bientôt cet officier m'écrivit que son séjour à Manille était inutile, que M. Gonsoles Carvagnal, intendant des Philippines, se donnait des soins si particuliers pour nous qu'il allait lui-même, chaque jour, voir les progrès des ouvriers qui travaillaient pour nos frégates, et que sa vigilance était aussi active que s'il eût lui-même fait partie de l'expédition. Ses prévenances, ses attentions exigent de nous un témoignage public de reconnaissance. Son cabinet d'histoire naturelle a été ouvert à tous nos naturalistes, auxquels il a fait part de ses différentes collections dans les trois règnes de la nature. Au moment de notre départ, j'ai reçu de lui une collection complète et double des coquilles qui se trouvent dans les mers des Philippines. Son désir de nous être utile s'est porté sur tout ce qui pouvait nous intéresser.




[Arrivent les lettres de change de Macao confirmant la vente des peaux de loutre achetées au Port des Français et permettant à Lapérouse d'en distribuer les fonds correspondants aux matelots.]

Les grandes chaleurs de Manille commencèrent à produire quelques mauvais effets sur la santé de nos équipages. Quelques matelots furent attaqués de coliques qui n'eurent cependant aucune suite fâcheuse. Mais MM. de Lamanon et Daigremont, qui avaient apporté de Macao un commencement de dysenterie occasionné vraisemblablement par une transpiration supprimée, loin de trouver à terre un soulagement à leur maladie, y virent leur état empirer, au point que M. Daigremont fut sans espérance le vingt-troisième jour après notre arrivée et mourut le vingt-cinquième ; c'était la seconde personne morte de maladie à bord de l'Astrolabe, et un malheur de ce genre n'avait point encore été éprouvé sur la Boussole, quoique peut-être nos équipages eussent en général joui d'une moins bonne santé que ceux de l'autre frégate. II faut observer que le domestique qui avait péri dans la traversée du Chili à l'île de Pâques s'était embarqué poitrinaire ; et M. de Langle avait cédé au désir de son maître qui s'était flatté que l'air de la mer et des pays chauds opérerait sa guérison. Quant à M. Daigremont, malgré ses médecins et à l'insu de ses camarades et de ses amis, il voulut guérir sa maladie avec de l'eau-de-vie brûlée, des piments et d'autres remèdes auxquels l'homme le plus robuste n'aurait pu résister et il succomba victime de son imprudence et dupe de la trop bonne opinion qu'il avait de son tempérament.




Le 28 mars, tous nos travaux étaient finis à Cavite, nos canots construits, nos voiles réparées, le gréement visité, les frégates calfatées en entier et nos salaisons mises en barils. [...] Et notre confiance dans la méthode du capitaine Cook était très grande ; en conséquence, il fut remis à chaque saleur une copie du procédé du capitaine Cook et nous surveillâmes ce nouveau genre de travail. Nous avions à bord du sel et du vinaigre d'Europe et nous n'achetâmes des Espagnols que des cochons à un prix très modéré.


Vue de Cavite dans la Baie de Manille. Dessiné par Duché de Vancy. Gravé par Simonet.
Atlas du Voyage de la Pérouse, no. 41. (Paris : L'Imprimerie de la République, An V, 1797)


Les communications entre Manille et la Chine sont si fréquentes que, chaque semaine, nous recevions des nouvelles de Macao ; nous apprîmes avec le plus grand étonnement l'arrivée, dans la rivière de Canton, du vaisseau la Résolution, commandé par M. d'Entrecasteaux, et celle de la frégate la Subtile, aux ordres de M. La Croix de Castries. Ces bâtiments, partis de Batavia lorsque la mousson du nord-est était dans sa force, s'étaient élevés à l'est des Philippines, avaient côtoyé la Nouvelle-Guinée, traversé des mers remplies d'écueils dont ils n'avaient aucune carte et, après une navigation de soixante-dix jours depuis Batavia, étaient parvenus enfin à l'entrée de la rivière de Canton, où ils avaient mouillé le lendemain de notre départ. Les observations astronomiques qu'ils ont faites pendant ce voyage seront bien importantes pour la connaissance de ces mers, toujours ouvertes aux bâtiments qui ont manqué la mousson ; et il est bien étonnant que notre Compagnie des Indes eût fait choix, pour commander le vaisseau qui manqua son voyage cette année, d'un capitaine qui n'avait aucune connaissance de cette route.




Je reçus à Manille une lettre de M. d'Entrecasteaux, qui m'informait des motifs de son voyage ; et, peu de temps après, la frégate la Subtile vint m'apporter elle-même d'autres dépêches.


En septembre 1791 une mission de recherche, commandée par l’amiral d’Entrecasteaux est dépêchée dans
le Pacifique Sud. Deux gabares la composent : La Recherche et L’Espérance.


M. La Croix de Castries, qui avait doublé le cap de Bonne-Espérance avec la Calypso, nous apprit les nouvelles d'Europe ; mais ces nouvelles dataient du 24 avril et il restait encore à notre curiosité un espace d'une année à regretter ; d'ailleurs, nos amis, nos familles n'avaient pas profité de cette occasion pour nous écrire et, dans l'état de tranquillité où se trouvait l'Europe, l'intérêt des événements publics était un peu faible auprès de celui qui nourrissait nos craintes et nos espérances. Nous eûmes donc encore un nouveau moyen de faire parvenir nos lettres en France. La Subtile était assez bien armée pour permettre à M. La Croix de Castries de réparer en partie les pertes de soldats et d'officiers que nous avions faites en Amérique : il donna quatre hommes avec un officier à chaque frégate ; M. Guyet, enseigne de vaisseau, fut embarqué sur la Boussole, et M. Le Gobien, garde de la marine sur l'Astrolabe. Cette augmentation était bien nécessaire ; nous avions huit officiers de moins qu'à notre départ de France, en y comprenant M. de Saint-Céran, que le délabrement total de sa santé me força de renvoyer à l'île de France sur la Subtile, tous les chirurgiens ayant déclaré qu'il lui était impossible de continuer le voyage.


 Sarambeau, radeau de pêche de Manille. Dessiné par Blondela. Gravé par Masquelier. L. Aubert scripsit.
Atlas du Voyage de la Pérouse, no. 58. (Paris : L'Imprimerie de la République, An V, 1797)


Cependant, nos vivres avaient été embarqués à l'époque que nous avions déterminée ; mais la semaine sainte, qui suspend toute affaire à Manille, occasionna quelques retards dans nos provisions particulières, et je fus forcé de fixer mon départ au lundi d'après Pâques. Comme la mousson du nord-est était encore très forte, le sacrifice de trois ou quatre jours ne pouvait nuire au succès de l'expédition.


Parao, bateau de passage de Manille. Dessiné par Blondela. Gravé par Masquelier. L. Aubert scripsit.
Atlas du Voyage de la Pérouse, no. 58. (Paris : L'Imprimerie de la République, An V, 1797)


[Suivent les résultats obtenus par l'observatoire dressé dans le jardin du gouverneur.]

Avant de mettre à la voile, je crus devoir aller avec M. de Langle faire nos remerciements au gouverneur général de la célérité avec laquelle ses ordres avaient été exécutés ; et, plus particulièrement encore, à l'intendant de qui nous avions reçu tant de marques d'intérêt et de bienveillance. Ces devoirs remplis, nous profitâmes l'un et l'autre d'un séjour de quarante-huit heures chez M. Sebir pour aller visiter en canot ou en voiture les environs de Manille. On n'y rencontre ni superbes maisons, ni parcs, ni jardins ; mais la nature y est si belle qu'un simple village indien sur le bord de la rivière, une maison à l'européenne, entourée de quelques arbre, forment un coup d'œil plus pittoresque que celui de nos plus magnifiques châteaux ; et l'imagination la moins vive se peint toujours le bonheur à côté de cette riante simplicité. Les Espagnols sont presque tous dans l'usage d'abandonner le séjour de la ville après les fêtes de Pâques et de passer la saison brûlante à la campagne. Ils n'ont pas cherché à embellir un pays qui n'avait pas besoin d'art ; une maison propre et spacieuse, bâtie sur le bord de l'eau, avec des bains très commodes, d'ailleurs sans avenues, sans jardins, mais ombragée de quelques arbres fruitiers : voilà la demeure des citoyens les plus riches, et ce serait un des lieux de la terre les plus agréables à habiter si un gouvernement plus modéré et quelques préjugés de moins assuraient davantage la liberté civile de chaque habitant. Les fortifications de Manille ont été augmentées par le gouverneur général, sous la direction de M. Sauz, habile ingénieur ; mais la garnison est bien peu nombreuse ; elle consiste, en temps de paix, dans un seul régiment d'infanterie de deux bataillons, composés chacun d'une compagnie de grenadiers et de huit fusiliers, les deux bataillons formant ensemble treize cents hommes effectifs. Ce régiment est mexicain, tous les soldats sont de la couleur des mulâtres ; on assure qu'ils ne cèdent point en valeur et en intelligence aux troupes européennes. Il y a de plus deux compagnies d'artillerie, commandées par un lieutenant-colonel et composées chacune de quatre-vingts hommes, ayant pour officiers un capitaine, un lieutenant, un enseigne et un surnuméraire ; trois compagnies de dragons, formant un escadron de cent cinquante chevaux, commandé par le plus ancien des trois capitaines ; enfin, un bataillon de milice de douze cents hommes, levés et soldés anciennement par un métis chinois fort riche, nommé Tuasson, qui fut anobli : tous les soldats de ce corps sont métis chinois, ils font le même service dans la place que les troupes réglées et reçoivent aujourd'hui la même solde, mais ils seraient d'un faible secours à la guerre. On peut mettre sur pied, au besoin, et dans très peu de temps, huit mille hommes de milice, divisés en bataillons de province, commandés par des officiers européens ou créoles. Chaque bataillon a une compagnie de grenadiers ; l'une de ces compagnies a été disciplinée par un sergent retiré du régiment qui est à Manille, et les Espagnols, quoique plus portés à décrier qu'à exalter la bravoure et le mérite des Indiens, assurent que cette compagnie ne cède en rien à celles des régiments européens.


 JONGKIND, Johan Barthold (1819-1891) ; Allégorie : une femme désignant un voilier ; 
 mine de plomb ; crayon noir, 1870


La petite garnison de Samboangan, dans l'île de Mindanao, n'est pas prise sur celle de l'île Luçon ; on a formé, pour les îles Mariannes et pour celle de Mindanao, deux corps de cent cinquante hommes chacun qui sont invariablement attachés à ces colonies.

Jean-François de Lapérouse ; Voyage autour du monde sur l'Astrolabe et la Boussole (1785-1788)


"Liberty"
(À suivre ...)

2 commentaires:

la Mère Castor a dit…

est-ce vous qui prenez ces belles photos ? Vos articles sont passionnants. Je reviens d'accompagner une classe de découverte à la Rochelle, Rochefort et l'île de Ré, où il fut beaucoup question des voyages de découverte, puisque c'était le thème principal du séjour.

M. Ogre a dit…

... Pardonnez-moi, mais je n'ai pas l'heur d'avoir entrepris pour mon propre compte, le voyage de Lapérouse ...

Aussi, je dois souvent me contenter des photos des autres, souvent non signées ou griffées d'affreuxxx et indistincts pseudos ; aussi encore, est-ce pourquoi je ne les légende que rarement ... Quoique ces clichés fussent parfois d'une qualité qui ébloui mes yeux torves d'Ogre ...

Pour autant, je puis vous assurer que mon Haut Comité à la sélection d'Images pour le Blog (MHCSIB ...) travaille d'arrache-pied depuis l'aube jusqu'au soir, week-end et jours fériés compris, pour me trouver des illustrations dignes des publications que je propose ...

... Quant à vous savoir de retour d'un large voyage dans le Grand Ouest, sur le thème des voyages et des voyageurs, cela ne manque nullement de m'enchanter, vous l'imaginez bien ... et j'attends que vous nous en appreniez beaucoup ...

Bien à vous ...