lundi 16 novembre 2009

... Supplément au voyage en Rimbaldie ...




Ou de l'Arthur géographe ...


Jeune femme de l'Ogaden [source inconnue]


Chapitre 15


Des drôles très solides. Plusieurs ont exploité vos mondes. Sans besoins, et peu pressés de mettre en œuvre leurs brillantes facultés et leur expérience de vos consciences. Quels hommes mûrs !
Des yeux hébétés à la façon de la nuit d'été, rouges et noirs, tricolores, d'acier piqué d'étoiles d'or ; des faciès déformés, plombés, blêmis, incendiés ; des enrouements folâtres ! La démarche cruelle des oripeaux ! - Il y a quelques jeunes, - comment regarderaient-ils Chérubin ? - pourvus de voix effrayantes et quelques ressources dangereuses. On les envoie prendre du dos en ville, affublés d'un luxe dégoûtant.

Ô le plus violent Paradis de la grimace enragée ! Pas de comparaison avec vos Fakirs et les autres bouffonneries scéniques. Dans des costumes improvisés avec le goût du mauvais rêve ils jouent des complaintes, des tragédies de malandrins et de demi-dieux spirituels comme l'histoire ou les religions ne l'ont jamais été. Chinois, Hottentos, bohémiens, niais, hyènes, Molochs, vieilles démences, démons sinistres, ils mêlent les tours populaires, maternels, avec les poses et les tendresses bestiales. Ils interpréteraient des pièces nouvelles et des chansons "bonnes filles". Maîtres jongleurs, ils transforment le lieu et les personnes, et usent de la comédie magnétique. Les yeux flambent, le sang chante, les os s'élargissent, les larmes et des filets rouges ruissellent. Leur raillerie ou leur terreur dure une minute, ou des mois entiers.

J'ai seul la clef de cette parade sauvage.


Arthur Rimbaud ; Parade, Illuminations


Paysage de l'Ogaden


C'est le Rimbaud géographe et explorateur qui écrit ici. Ce « Rapport sur l'Ogadine » a été composé par le poète à la fin de l'année 1883, puis envoyé par Alfred Bardey, son employeur, à la Société de géographie, à Paris, qui le reçoit et le publie en février 1884.
Les notes que Rimbaud retranscrit ici ont été rapportées par « M. Sotiro », l'un des employés de la succursale de la maison Bardey à Harar, dont Rimbaud assure la direction au cours de cette période. Trois caravanes vers cette région alors peu connue seront organisées, Rimbaud participant sans doute à l'une d'entre elles.
L'Ogadine, aujourd'hui appelée Ogaden est située sur le territoire éthiopien, à la frontière avec la Somalie.
Théâtre de violents affrontements entre les deux pays à la fin des années 1970, la région se trouve toujours en Éthiopie. Un mouvement armé y revendique l'indépendance.


[source anonyme]


Paysage de l'Ogaden


Rapport sur l'Ogadine, par M. Arthur Rimbaud, agent de MM. Mazeran, Viannay et Bardey,
À Harar (Afrique orientale).

Harar, 10 décembre 1883.

Voici les renseignements rapportés par notre première expédition dans l'Ogadine.

Ogadine est le nom d'une réunion de tribus somalies d'origine et de la contrée qu'elles occupent et qui se trouve délimitée généralement sur les cartes entre les tribus somalies des Habr-Gerhadjis, Doulbohantes, Midjertines et Hawïa au nord, à l'est et au sud. À l'ouest, l'Ogadine confine aux Gallas, pasteurs Ennyas, jusqu'au Wabi, et ensuite la rivière Wabi la sépare de la grande tribu Oromo des Oroussis. Il y a deux routes du Harar à l'Ogadine : l'une par l'est de la ville, vers le Boursouque, et au sud du mont Condoudo par le War-Ali, comporte trois stations jusqu'aux frontières de l'Ogadine.

C'est la route qu'a prise notre agent, M. Sotiro ; et la distance du Harar au point où il s'est arrêté dans le Rère-Hersi égale la distance du Harar à Biocabouba sur la route de Zeilah, soit environ 140 kilomètres. Cette route est la moins dangereuse et elle a de l'eau.

L'autre route se dirige au sud-est du Harar par le gué de la rivière du Hérer, le marché de Babili, les Wara-Heban, et ensuite les tribus pillardes des Somali-Gallas de l'Hawïa. Le nom de Hawïa semble désigner spécialement des tribus formées d'un mélange de Gallas et de Somalis, et il en existe une fraction au nord-ouest, en dessous du plateau du Harar, une deuxième au sud du Harar sur la route de l'Ogadine, et enfin une troisième très considérable au sud-est de l'Ogadine, vers le Sahel, les trois fractions étant donc absolument séparées et apparemment sans parenté.


Photo satellite de l'Ogaden



Comme toutes les tribus somalies qui les environnent, les Ogadines sont entièrement nomades et leur contrée manque complètement de routes ou de marchés. Même de l'extérieur, il n'y a pas spécialement de routes y aboutissant, et les routes tracées sur les cartes, de l'Ogadine à Berberah, Mogdischo (Maga doxo) ou Braoua, doivent indiquer simplement la direction générale du trafic. L'Ogadine est un plateau de steppes presque sans ondulations, incliné généralement au sud-est : sa hauteur doit être à peine la moitié de celle (1800 m) du massif du Harar.

Son climat est donc plus chaud que celui du Harar. Elle aurait, paraît-il, deux saisons de pluies, l'une en octobre et l'autre en mars. Les pluies sont alors fréquentes, mais assez légères.

Les cours d'eau de l'Ogadine sont sans importance. On nous en compte quatre, descendant tous du massif de Harar : l'un, le Fafan, prend sa source dans le Condoudo, descend par le Boursouque (ou Barsoub), fait un coude dans toute l'Ogadine, et vient se jeter dans le Wabi au point nommé Faf, à mi-chemin de Mogdischo ; c'est le cours d'eau le plus apparent de l'Ogadine. Deux autres petites rivières sont : le Hérer, sortant également du Garo Condoudo, contournant le Babili et recevant à quatre jours sud du Harar, dans les Ennyas, le Gobeiley et le Moyo descendus des Alas, puis se jetant dans le Wabi en Ogadine, au pays de Nokob ; et la Dokhta, naissant dans le Warra Heban (Babili) et descendant au Wabi, probablement dans la direction du Hérer.

Les fortes pluies du massif Harar et du Boursouque doivent occasionner dans l'Ogadine supérieure des descentes torrentielles passagères et de légères inondations qui, à leur apparition, appellent les goums pasteurs dans cette direction. Au temps de la sécheresse, il y a, au contraire, un mouvement général de retour des tribus vers le Wabi.


Extrait d'une carte de la mission Robecchi-Bricchetti, 1890 ; Corne de l'Afrique Orientale



L'aspect général de l'Ogadine est donc la steppe d'herbes hautes, avec des lacunes pierreuses ; ses arbres, du moins dans la partie explorée par nos voyageurs, sont tous ceux des déserts somalis : mimosas, gommiers, etc. Cependant, aux approches du Wabi, la population est sédentaire et agricole. Elle cultive d'ailleurs presque uniquement le dourah et emploie même des esclaves originaires des Aroussis et autres Gallas d'au delà du fleuve. Une fraction de la tribu des Malingours, dans l'Ogadine supérieure, plante aussi accidentellement du dourah, et il y a également de ci de là quelques villages de Cheikhaches cultivateurs.

Comme tous les pasteurs de ces contrées, les Ogadines sont toujours en guerre avec leurs voisins et entre eux-mêmes.


Extrait d'une carte de la mission Robecchi- Bricchetti, 1890 ; Corne de l'Afrique Orientale



Les Ogadines ont des traditions assez longues de leurs origines. Nous avons seulement retenu qu'ils descendent tous primitivement de Rère Abdallah et Rère Ishay (Rère signifie : enfants, famille, maison ; en galla, on dit Warra). Rère Abdallah eut la postérité de Rère Hersi et Rère Hammadèn : ce sont les deux principales familles de l'Ogadine supérieure.

Rère Ishay engendra Rère Ali et Rère Aroun. Ces rères se subdivisent ensuite en innombrables familles secondaires. L'ensemble des tribus visitées par M. Sotiro est de la descendance Rère Hersi, et se nomment Malingours, Aïal, Oughas, Sementar, Magan.

Les différentes divisions des Ogadines ont à leur tête des chefs nommés oughaz. L'oughaz de Malingour, notre ami Omar Hussein, est le plus puissant de l'Ogadine supérieure et il paraît avoir autorité sur toutes les tribus entre l'Habr Gerhadji et le Wabi. Son père vint au Harar du temps de Raouf Pacha qui lui fit cadeau d'armes et de vêtements. Quant à Omar Hussein, il n'est jamais sorti de ses tribus où il est renommé comme guerrier, et il se contente de respecter l'autorité égyptienne à distance.

D'ailleurs, les Égyptiens semblent regarder les Ogadines, ainsi du reste que tous les Somalis et Dankalis, comme leurs Sujets ou plutôt alliés naturels en qualité de musulmans, et n'ont aucune idée d'invasion sur leurs territoires.

Les Ogadines, du moins ceux que nous avons vus, sont de haute taille, plus généralement rouges que noirs ; ils gardent la tête nue et les cheveux courts, se drapent de robes assez propres, portent à l'épaule la sigada, à la hanche le sabre et la gourde des ablutions, à la main la canne, la grande et la petite lance, et marchent en sandales.





Leur occupation journalière est d'aller s'accroupir en groupes sous les arbres, à quelque distance du camp, et, les armes en main, de délibérer indéfiniment sur leur divers intérêts de pasteurs. Hors de ces séances, et aussi de la patrouille à cheval pendant les abreuvages et des razzias chez leurs voisins, ils sont complètement inactifs. Aux enfants et aux femmes est laissé le soin des bestiaux, de la confection des ustensiles de ménage, du dressage des huttes, de la mise en route des caravanes. Ces ustensiles sont les vases à lait connus du Somal, et les nattes des chameaux qui, montées sur des bâtons, forment les maisons des gacias (villages) passagères.

Quelques forgerons errent par les tribus et fabriquent les fers de lances et poignards.


Ogaden ; cliché de Christophe Quirion



Les Ogadines ne connaissent aucun minerai chez eux. Ils sont musulmans fanatiques. Chaque camp a son iman qui chante la prière aux heures dues. Des wodads (lettrés) se trouvent dans chaque tribu ; ils connaissent le Coran et l'écriture arabe et sont poètes improvisateurs.

Les familles ogadines sont fort nombreuses. L'abban de M. Sotiro comptait soixante fils et petit-fils. Quand l'épouse d'un Ogadine enfante, celui-ci s'abstient de tout commerce avec elle jusqu'à ce que l'enfant soit capable de marcher seul. Naturellement, il en épouse une ou plusieurs autres dans l'intervalle, mais toujours avec les mêmes réserves.




Leurs troupeaux consistent en bœufs à bosse, moutons à poil ras, chèvres, chevaux de race inférieure, chamelles laitières, et enfin en autruches dont l'élevage est une coutume de tous les Ogadines. Chaque village possède quelques douzaines d'autruches qui paissent à part, sous la garde des enfants, se couchent même au coin du feu dans les huttes, et, mâles et femelles, les cuisses entravées, cheminent en caravane à la suite des chameaux dont elles atteignent presque la hauteur.

On les plume trois ou quatre fois par an, et chaque fois on en retire environ une demi-livre de plumes noires et une soixantaine de plumes blanches. Ces possesseurs d'autruches les tiennent en grand prix.

Les autruches sauvages sont nombreuses. Le chasseur, couvert d'une dépouille d'autruche femelle, perce de flèches le mâle qui s'approche.

Les plumes mortes ont moins de valeur que les plumes vivantes. Les autruches apprivoisées ont été capturées en bas âge, les Ogadines ne laissant pas les autruches se reproduire en domesticité.

Les éléphants ne sont ni fort nombreux, ni de forte taille, dans le centre de l'Ogadine. On les chasse cependant sur le Fafan, et leur vrai rendez-vous, l'endroit où ils vont mourir, est toute la rive du Wabi. Là, ils sont chassés par les Dônes, peuplade somalie mêlée de Gallas et de Souahelis, agriculteurs et établis sur le fleuve. Ils chassent à pied et tuent avec leurs énormes lances. Les Ogadines chassent à cheval : tandis qu'une quinzaine de cavaliers occupent l'animal en front et sur les flancs, un chasseur éprouvé tranche, à coups de sabre, les jarrets de derrière de l'animal.

Ils se servent également de flèches empoisonnées. Ce poison, nommé ouabay et employé dans tout le Somal, est formé des racines d'un arbuste pilées et bouillies. Nous vous en envoyons un fragment. Au dire des Somalis, le sol aux alentours de cet arbuste est toujours couvert de dépouilles de serpents, et tous les autres arbres se dessèchent autour de lui. Ce poison n'agit d'ailleurs qu'assez lentement, puisque les indigènes blessés par ces flèches (elles sont aussi armes de guerre) tranchent la partie atteinte et restent saufs.

Les bêtes féroces sont assez rares en Ogadine. Les indigènes parlent cependant de serpents, dont une espèce à cornes, et dont le souffle même est mortel. Les bêtes sauvages les plus communes sont les gazelles, les antilopes, les girafes, les rhinocéros, dont la peau sert à la confection des boucliers. Le Wabi a tous les animaux des grands fleuves : éléphants, hippopotames, crocodiles, etc.


Ogaden ; cliché de Christophe Quirion



Il existe chez les Ogadines une race d'hommes regardée comme inférieure et assez nombreuse, les Mitganes (Tsiganes) ; ils semblent tout à fait appartenir à la race somalie dont ils parlent la langue. Ils ne se marient qu'entre eux. Ce sont eux surtout qui s'occupent de la chasse des éléphants, des autruches, etc.

Ils sont répartis entre les tribus et, en temps de guerre, réquisitionnés comme espions et alliés. L'Ogadine mange l'éléphant, le chameau et l'autruche, et le Mitgan mange l'âne et les animaux morts, ce qui est un péché.

Les Mitganes existent et ont même des villages fort peuplés chez les Dankalis de l'Haouache, où ils sont renommés chasseurs.

Une coutume politique et une fête des Ogadines est la convocation des tribus d'un certain centre, chaque année, à jour fixe.

La justice est rendue en famille par les vieillards et en général par les oughaz.

De mémoire d'homme, on n'avait vu en Ogadine une quantité de marchandises aussi considérable que les quelques centaines de dollars que nous y expédiâmes. Il est vrai que le peu que nous avons rapporté de là nous revient fort cher, parce que la moitié de nos marchandises a dû nécessairement s'écouler en cadeaux à nos guides, abbans, hôtes de tous côtés et sur toute route, et l'Oughaz personnellement a reçu de nous quelque cent dollars d'abbayas dorés, immahs et cadeaux de toute sorte qui nous l'ont d'ailleurs sincèrement attaché, et c'est là le bon résultat de l'expédition. M. Sotiro est réellement à féliciter de la sagesse et de la diplomatie qu'il a montrées en ce cas. Tandis que nos concurrents ont été pourchassés, maudits, pillés et assassinés et ont encore été par leur désastre même la cause de guerres terribles entre les tribus, nous nous sommes établis dans l'alliance de l'Oughaz et nous nous sommes fait connaître dans tout le Rère Hersi.

Omar Hussein nous a écrit au Harar et nous attend pour descendre avec lui et tous ses goums jusqu'au Wabi, éloigné de quelques jours seulement de notre première station.

Là en effet est notre but. Un de nous, ou quelque indigène énergique de notre part, ramasserait en quelques semaines une tonne d'ivoire qu'on pourrait exporter directement par Berbera en franchise. Des Habr-Awal, partis au Wabi avec quelques sodas ou tobs wilayetis à leur épaule, rapportent à Boulhar des centaines de dollars de plumes. Q[uel]ques ânes chargés en tout d'une dizaine de pièces sheeting ont rapporté quinze fraslehs d'ivoire.

Nous sommes donc décidés à créer un poste sur le Wabi, et ce poste sera environ au point nommé Eimeh, grand village permanent situé sur la rive Ogadine du fleuve à huit jours de distance du Harar par caravanes.


Arthur Rimbaud



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