mercredi 11 novembre 2009

... Adieu ...



Arthur Rimbaud (debout à gauche), dans les environs d'Aden, vers 1880 ...

Chapitre 14


L'automne, déjà ! - Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, - loin des gens qui meurent sur les saisons.
L'automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l'ivresse, les mille amours qui m'ont crucifié ! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d'âmes et de corps morts et qui seront jugés ! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le cœur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment... J'aurais pu y mourir... L'affreuse évocation ! J'exècre la misère.
Et je redoute l'hiver parce que c'est la saison du comfort !
- Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d'or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée !
Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !
Suis-je trompé ? la charité serait-elle sœur de la mort, pour moi ?
Enfin, je demanderai pardon pour m'être nourri de mensonge. Et allons.
Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?

Oui l'heure nouvelle est au moins très-sévère.
Car je puis dire que la victoire m'est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s'effacent. Mes derniers regrets détalent, - des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. - Damnés, si je me vengeais !
Il faut être absolument moderne.
Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n'ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !... Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.
Cependant c'est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.
Que parlais-je de main amie ! Un bel avantage, c'est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, - j'ai vu l'enfer des femmes là-bas ; - et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.

Arthur Rimbaud ; Adieu ; Une saison en enfer, 1873




Lundi 9 novembre 1891, Marseille1

Un lot, 1 dent seule
Un lot, 2 dents
Un lot, 3 dents
Un lot, 4 dents
Un lot, 2 dents




M. le Directeur,
Je viens vous demander si je n'ai rien laissé à votre compte. Je désire changer aujourd'hui de ce service-ci dont je ne connais même pas le nom, mais en tout cas que ce soit le service d'Aphinar2.
Tous ces services sont là partout et moi impotent, malheureux je ne peux rien trouver, le premier chien dans la rue vous dira cela. Envoyez-moi donc le prix des services d'Aphinar à Suez. Je suis complètement paralysé. Donc je désire me trouver de bonne heure à bord [,] dites-moi à quelle heure, je dois être transporté à bord.


Arthur Rimbaud sur son lit d'agonie ; dessin de sa soeur, 1891


1. Isabelle Rimbaud, écrivit cette lettre sous la dictée de son frère, en notant ses paroles sur un feuillet pris dans ses papiers d'affaires et portant un inventaire de défenses d'éléphant. Plus tard, elle nota au crayon sur le document : "- dicté à moi la veille de sa mort". Elle avait utilisé la même feuille pour prendre un croquis du moribond, le crâne rasé, la main enserrée dans un bandage volumineux.

2. En arabe, aphinar veut dire "le phare" ...


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