samedi 4 juillet 2009

Conte d'été ... (2)







... Ce fut Soleil-du-Jour qui, la première, rappela les servantes du groupe initial et elles revinrent s'étendre sur leur lit de repos ; elle fit alors un signe aux plus jeunes et elles apportèrent chacune un divan, qu'elles disposèrent sous les fenêtres du salon à coupole, devant les deux compagnons. Sur son ordre enfin, les chanteuses de son propre cortège s'y installèrent, et à l'une d'elles, elle dit de chanter. Celle-ci accorda son luth et entonna la mélodie suivante :

Au nom des grâces dont Il fait don, veuille
Dieu qu'ils se rejoignent, qu'Il le veuille !
car déjà, dans l'amour, leurs deux cœurs
n'en font plus qu'un.

Pitié pour ceux qui voguent
sur la mer du vif amour, océan
vaste et dénué de ressources
n'oubliez pas vos provisions !

Pitié ! Voyez comme ils coulent
et ne cessent de couler,
ces flots de larmes
aux joues de l'amante.

La faute en revient au temps,
et non point à l'amant qui a failli
et que tyrannise ce qu'il doit
subir de conséquences.




L'air sur lequel avaient été chantées ces strophes aurait pu envoyer au combat l'homme le plus pacifique ou guérir l'homme le plus perclus de maux. Grande était l'émotion du prince persan. Se tournant vers l'une des joueuses de luth, il lui demanda d'improviser une autre mélodie sur ces vers d'autrefois :

Ô mon bien-aimé, elle a tant duré,
cette séparation, que désormais
mes paupières savent ce que c'est
que de pleurer continûment.

Toi, la fortune inespérée de mon regard !
Toi, le seul spectacle dont souhaitent se repaître
mes yeux !
Toi, ma fin ultime, toi, ma religion !

Dans les larmes, je prononce l'éloge funèbre
de celui dont le regard est noyé
dans les larmes de la tristesse
et de l'affliction.

Au plus intime de moi, je renferme
mon désir de lui et je me mets à cheminer
sur la route infinie des élans
de la passion ardente et des gémissements.


Quand la servante en eut fini avec le chant que le jeune homme lui avait demandé, lorsqu'elle eut achevé de développer sa mélodie aux lignes pures sur le poème qu'il lui avait dit, Soleil-du-Jour se tourna vers une autre musicienne à laquelle elle demanda de chanter sa partie à elle, ce qu'elle fit, sur les vers suivants :

C'est à cause de lui que je gémis,
lui qui, moins atteint que je ne le suis
par le mal d'aimer, moins altéré de désir,
aurait déjà sombré dans la démence.

Dieu et nul autre que ce Maître de miséricorde
reçoit mes plaintes : mon cœur a donné ses cris
en présent au bien-aimé pour se le concilier ;
mais le bien-aimé n'en a pas voulu.

Si parmi les hommes et les djinns,
un seul être ressentait ce que je ressens
de désir passionné, homme ou djinn,
je dis qu'il n'y survivrait point.




La chanteuse avait mis une telle tendresse dans les modulations de la musique et dans les accents de sa voix que les paroles en furent magnifiquement soulignées dans leur expressivité, servies par un style remarquable. S'adressant à une autre servante, le jeune homme lui dit de chanter en son nom à lui ; elle le fit sur les couplets suivants :

Il a reçu les traits qu'avaient lancés
tes yeux : ô les gémissements poussés !
et puis, la belle patience l'a quitté :
ô les larmes versées !

Il est près de mourir, et son seul désir
est de t'avoir, toi, toi seule,
entre tous ceux du genre humain.
Ah ! s'il pouvait obtenir ce qu'il souhaite !

Avec un cœur qui jamais ne s'attendrit,
tu possèdes un corps tout différent :
souple comme la ramure, il balance
et s'infléchit dès que tu marches.

La servante avait chanté en exploitant toutes les ressources de son art et de sa technique ; l'effet en fut admirable. Soleil-du-Jour poussa un profond soupir et dit à la chanteuse qui était la plus proche d'elle :

- Chante en mon nom.
Elle chanta ce poème :

Si tu restes sourd
à mes gémissements,
si tu restes insensible
à la compassion,

Sache au moins ceci :
ton éloignement a eu raison
de ma patience, si elle a pu
cohabiter avec mon amour.

Toi qui amenuises ma patience,
et entretiens le feu dans mon cœur,
apprends que sans toi, ce cœur
aurait montré plus de mansuétude.





Tout au long de ce chant, aussi bien le garçon que la jeune femme, comme portés par les flots d'une mer houleuse, s'étaient laissés aller à des transports heureux. De toute leur attitude émanaient, merveilleux, les signes d'un amour passionné. Le jeune Ali fils de Bakkâr, se penchant vers l'une des musiciennes qu'il avait à ses côtés, lui dit à nouveau :

Chante en mon nom.

Elle chanta ces strophes :

Si ta coquetterie naturelle
te pousse à temporiser, n'aie crainte,
tu recevras, en même temps que l'accueil,
la faveur d'une étreinte méritée.

Et toi, ne va pas opposer un refus
qui compromettra tout !
Est-ce façon de s'y' prendre
pour les sujets du royaume de Beauté ?

Cueillez, amants, cueillez
les moments de bonheur :
le baume de l'étreinte
vous en propose tant !

Pendant tout le temps où ces vers chantés frappaient son oreille, Ali ne cessa de pleurer et de soupirer. Le voyant dans cette émotion, qui transparaissait des paroles qu'il avait dites autant que de son attitude, Soleil-du-Jour ne put s'empêcher de quitter son divan et de se diriger vers le salon à coupole. Ali, sur-le-champ, se mit en posture d'aller l'accueillir à la porte de la pièce, ouvrant une main qu'il tendait vers elle. C'est sur le seuil même qu'ils s'enlacèrent.




La parfumeur se disait qu'il n'avait jamais vu de couple aussi assorti dans la perfection : jamais auparavant ne s'étaient enlacés l'astre du jour et celui de la nuit. Le chœur des chanteuses alors s'éleva, tandis que les deux amants sentaient s'engourdir leurs membres et leurs forces les quitter. Ils purent faire quelques pas jusqu'au centre de la pièce, mais, là, ils s'évanouirent. Quelques-unes des servantes, celles, plus intimes, qui gardaient fidèlement le secret de leur compagne, se détachèrent du groupe et vinrent les soutenir, les menant à petits pas jusqu'aux places d'honneur du salon. On apporta de l'eau de rose additionnée de musc broyé et l'on en aspergea le visage des deux amants, qui ne reprirent finalement leurs sens qu'au bout d'un long moment.

Soleil-du-Jour, revenue à elle, lançait des regards à droite et à gauche, cherchant à apercevoir le parfumeur. Mais lui s'était caché, par discrétion, derrière des tentures proches des sièges. Elle demanda :

- Où est Aboul'l-Hasane fils de Tâhir ?

Il sortit de sa cachette. Elle le salua et, après lui avoir souhaité la bienvenue en sa demeure, lui tint ce discours :

- Tu as été bon pour moi, et je n'ai, aujourd'hui, qu'à cueillir tes bienfaits comme des fruits qui ont atteint la maturité. Aussi ai-je décidé de t'en donner récompense, car tu as manié l'arc de l'initiative sans relâche jusqu'à obtenir le résultat cherché, saisissant toutes les occasions de rendre service, que tu as jalousement gardées sans vouloir les partager avec quiconque.

Confus de ce compliment, le parfumeur baissait les yeux et fixait le sol pudiquement. En guise de réponse, il fit des invocations à Dieu en faveur de Soleil-du-Jour. Alors celle-ci se pencha vers Ali fils de Bakkâr et lui déclara :

- Ô maître, tu n'as jamais été poussé par la passion que tu n'aies touché au but qu'elle te montrait, et jamais en vain tu n'as recherché à accomplir un désir. Pour moi, je n'ai plus qu'à me réfugier en Dieu désormais, femme lige de Son décret, et ne demandant qu'à bénéficier de la patience en prévision des tourments qui ne manqueront pas de m'échoir.

- Le bonheur de t'avoir rencontrée, ô dame mienne, répondit Ali, et de pouvoir te contempler sans gêne n'a en rien diminué le feu de mon affection, en rien entamé la profondeur de mes sentiments. J'ai dit, et je maintiens, que je ne déposerai l'amour de toi qu'en déposant la vie, et ce cœur où s'est affermi le désir que je nourris de toi aura cessé de battre quand ce désir périra.





Il pleura, et la femme avec lui. Sur leurs joues coulaient les larmes, semblables à des perles qui roulent, échappées du collier, sur un parterre de roses languissantes et qu'humecte la rosée. Abou'l-Hasane fils de Tahîr interrompit ces épanchements :

- Allons, leur fit-il remarquer, tout va bien pour vous, et les choses se présentent à merveille. Laissez un peu de vos émotions pour plus tard, quand vous vous séparerez, et n'en épuisez pas dès aujourd'hui les possibilités. Prenez plutôt dès aujourd'hui votre part de bonheur, et renvoyez loin de vos pensées le chagrin ou la crainte d'un avenir funeste ; songez que le temps des amants est compté, et que leurs instants sont à butiner, vite, vite, sans y regarder à deux fois.

Ces propos séchèrent les larmes des deux jeunes gens. Soleil-du-Jour fit un signe à la première servante, qui, s'éloignant aussitôt, revint avec une table d'argent portée par deux de ses compagnes. Quand la table fut installée devant la compagnie, Soleil-du-Jour fit cette invitation :

- Aux plaintes, à l'attendrissement, aux gémissements inquiets ne peut que succéder la détente que procure une même nourriture prise à la même table. Allons, que l'on s'avance et que chacun prenne sa part des aliments que voici.

On se mit en place. Tandis que Soleil-du-Jour faisait des bouchées entre ses doigts et les portait de sa main à la bouche du jeune homme, Ali lui rendait la pareille et tout le repas s'écoula dans cet échange de procédés. Quand la table fut enlevée, qu'on eut lavé ses mains à l'eau d'une aiguière d'or qui se déversait dans une cuvette d'argent, on reprit sa place au salon.

Sur un autre signe de Soleil-du-Jour, la servante s'absenta un instant pour revenir avec trois plateaux en or, portés par des fillettes : on y voyait des carafes en cristal orné de pierreries, et chacune renfermait une variété de la Boisson1. Tout cela fut placé devant les commensaux, tandis que dix autres fillettes se tenaient prêtes à faire le service et que dix musiciennes seulement se mettaient autour d'eux, le reste de la troupe s'étant égaillé dans le palais.





Alors Soleil-du-Jour prit un verre, l'emplit et ordonna à une des musiciennes :

- Chante en mon nom !

La servante s'exécuta sur les couplets suivants :

Celui qui, d'un sourire indifférent,
méprise le salut que je lui fais,
renforce, par mon âme, mon désir de lui,
après que la désespérance a passé.

A peine il apparaît, mon désir est transparent,
tant l'amour, à tous ceux qui me critiquent,
se charge de le montrer, le secret douloureux
que mes flancs soigneusement renferment.

Alors dans mes yeux, un rideau de larmes
entre lui et moi, vient à s'interposer,
comme si ces pleurs, à mon exemple,
l'aimaient d'un amour passionné.





Le chant terminé, Soleil-du-Jour but le verre, en prit un autre, qu'elle remplit à son tour, et, l'ayant baisé, elle l'offrit à son bien-aimé Ali fils de Bakkâr. Quand il l'eut en main, il y posa lui aussi les lèvres puis dit à une autre servante de parler en son nom.
Ce qu'elle fit, en entonnant ces strophes :

Rouges sont devenues mes larmes,
et mon vin est arrivé à maturité ;
mes yeux se désaltèrent d'une boisson
semblable à celle de la coupe.

Et moi, je me demande : mes paupières
ont-elles laissé couler du vin,
ou est-ce la coupe où je bois
qui contient mes larmes ?


Ali but son verre. La femme en prit un autre, qu'elle remplit, baisa et présenta cette fois au parfumeur Abou'l-Hasane fils de Tâhir. L'ayant pris de la main de Soleil-du-Jour, il y posa les lèvres à son tour. Alors, Soleil-du-Jour tendit la main vers le luth d'une des servantes musiciennes, le prit avec une sorte d'impatiente avidité et déclara :

- Je vais chanter en l'honneur du verre destiné à quelqu'un d'autre. Ce que je vais faire, ajouta-t-elle pour le parfumeur, sera certainement en dessous de tes mérites.



Plat à décor de rinceaux, XVIe s. ; céramique d'Iznik, Turquie



Puis elle chanta sur ces vers :

pour lui, les merveilles des larmes
ont défilé, l'une chassant l'autre ;
la passion a allumé en sa poitrine
la brûlure d'un feu qui ne s'éteint pas.

Près de ses bien-aimés, il pleure,
par crainte de les voir s'éloigner ;
quand ils s'approchent, ses larmes coulent,
il pleure aussi quand ils s'éloignent.


L'exécution avait été si habile que les deux hommes se crurent, dans leur joie, transportés en plein ciel. Comme cette femme était admirable ! Sa voix magnifique, son toucher parfait, son registre étendu, joint à cet art de traiter sur plusieurs cordes le thème initial, toutes ces qualités avaient donné à Ali l'impression de s'envoler loin au-dessus du sol, porté par des ailes qu'il aurait prises à quelque oiseau, et de voguer tantôt à droite, tantôt à gauche, pendant une heure.

Ils en étaient tous là, lorsque soudain surgit, rapide comme l'abeille, et tremblante comme la rame du palmier sous la brise, une servante affolée :

- Ô ma maîtresse, annonça-t-elle, il y a là, à la porte, des serviteurs de l'Émir des Croyants. Ils sont trois, Afîf, Masrour et Wasîf, et ils ont avec eux un groupe de domestiques.

Abou'l-Hasane fils de Tâhir le parfumeur et Ali fils de Bakkâr, sous le coup de l'émotion subite et de l'angoisse que cette nouvelle suscitait, ne furent pas loin de tomber inanimés sur le sol et de succomber d'épouvante. Dans le ciel clair de leurs plaisirs s'était produite une éclipse des lunes, et les étoiles de leurs joies s'étaient éteintes. Ils redoutaient par-dessus tout d'être découverts en ce lieu, à ces occupations.

Soleil-du-Jour partit d'un grand éclat de rire et rassura la servante :

- Tu n'as qu'à retarder un moment leur entrée, juste le temps pour nous de faire disparaître les traces de notre réunion.

Puis, s'approchant du jeune homme, son bien-aimé, elle le serra contre son cœur et l'embrassa. Ce fut bien contre son gré qu'elle le lâcha, pour donner ses ordres : le salon à coupole fut fermé à clef, les rideaux et les tentures se déployèrent sur toute leur largeur pour masquer les ouvertures, les portes de la grande salle furent closes. Et, tandis que les deux invités demeuraient sans bouger où ils se trouvaient, Soleil-du-Jour faisait ôter du jardin tous les divans sauf le sien, sur lequel elle prit place, étendue, intimant à la seule servante qu'elle gardait près d'elle de lui masser les pieds. Quand cette mise en scène fut prête, elle donna l'ordre de faire entrer.


Charles Cordier ; guéridon



Les Mille et Une Nuits ; L'amour interdit ; Texte établi sur les manuscrits originaux par René R. Khawam

1. Le terme est empreint de discrétion. Nous n'avons pas voulu en forcer le sens, pour rester fidèle au ton général du récit. [NdT ...]
(À suivre ...)

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