jeudi 21 mai 2009

La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde ...







Chapitre 11


N'eus-je pas une fois une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à écrire sur des feuilles d'or, - trop de chance ! Par quel crime, par quelle erreur, ai-je mérité ma faiblesse actuelle ? Vous qui prétendez que des bêtes poussent des sanglots de chagrin, que des malades désespèrent, que des morts rêvent mal, tâchez de raconter ma chute et mon sommeil. Moi, je ne puis pas plus m'expliquer que le mendiant avec ses continuels Pater et Ave Maria. Je ne sais plus parler !

Pourtant, aujourd'hui, je crois avoir fini la relation de mon enfer. C'était bien l'enfer ; l'ancien, celui dont le fils de l'homme ouvrit les portes.

Du même désert, à la même nuit, toujours mes yeux las se réveillent à l'étoile d'argent, toujours, sans que s'émeuvent les Rois de la vie, les trois mages, le coeur, l'âme, l'esprit. Quand irons-nous, par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer - les premiers ! - Noël sur la terre !

Le chant des cieux, la marche des peuples ! Esclaves ne maudissons pas la vie.

Arthur Rimbaud ; Matin ; Une saison en enfer, 1873



Marseille ; Quai de la Joliette, cliché pris entre 1890 et 1905



Marseille Vendredi 23 [1] mai 1891

Ma chère maman
Ma chère sœur
Après des souffrances terribles, ne pouvant me faire soigner à Aden, j'ai pris le bateau des Messageries pour rentrer en France. Je suis arrivé hier après 13 jours de douleurs. Me trouvant par trop faible à l'arrivée ici, et saisi par le froid, j'ai dû entrer ici à l'hopital de la Conception, où je paie 10 fr[anc]s par jour, docteur compris. Je suis très mal, très mal, je suis réduit à l'état de squelette par cette maladie de ma jambe gauche [2], qui est devenue à présent énorme, et ressemble à une énorme citrouille. C'est une synovite, une hydarthrose, etc, une maladie de l'articulation et des os.
Cela doit durer très longtemps, si des complications n'obligent pas à couper la jambe. En tout cas j'en resterai estropié. Mais je doute que j'attende. La vie m'est devenue impossible. Que je suis donc malheureux ! que je suis donc devenu malheureux !
J'ai à toucher ici une traite de fr[anc]s 36.800 sur le Comptoir national d'Escompte de Paris. Mais je n'ai personne pour s'occuper de placer cet argent. Pour moi je ne puis faire un seul pas hors du lit. Je n'ai pas encore pu toucher l'argent. Que faire [?]
Quelle triste vie ! Ne pouvez-vous m'aider en rien [?]

Rimbaud

Hôpital de la Conception
Marseille

1. Rimbaud a daté cette lettre du « vendredi 23 mai » (le 23 mai 1891 était un samedi), mais l'enveloppe porte le cachet de la poste de Marseille à la date du 21 mai, et celui de la poste parisienne du 22 mai.

2. Lapsus calami de l'épistolier, dont la jambe droite était atteinte.



Marseille ; le port ; cliché attribué à A. Boiziau, v. 1906


Télégramme
Madame
Rimbaud Roches
par Attigny
Ardennes

Pour Attigny de Marseille N° 68 107 Mots 32 dépôt le [22 mai 1891], à 2h50m. du s

Aujourd'hui toi ou Isabelle venez Marseille par train express lundi matin on ampute ma jambe danger mort affaires sérieuses régler Arthur hopital Conception répondez

Rimbaud








Arthur Rimbaud

Hopital Conception Marseille

Attigny 334 15 22 [22 mai 1891] 6h35

Je pars arriverai demain soir courage et patience – Vve Rimbaud



Marseille ; le port



Marseille, 30 mai 1891


A Son Excellence le Ras Mékonène
Gouverneur du Harar

Excellence
Comment vous portez[-]vous ? Je vous souhaite bonne santé et complète prospérité. Que Dieu v[ou]s accorde tout ce que vous désirez. Que votre existence coule en paix.
Je vous écris ceci de Marseille en France. Je suis à l'hôpital. On m'a coupé la jambe il y a six jours. Je vais bien à présent et dans une vingtaine de jours je serai guéri[.]
Dans quelques mois, je compte revenir au Harar, pour y faire du commerce comme avant, et j'ai pensé à vous envoyer mes salutations[.]
Agréez les respects de votre dévoué serviteur

Rimbaud



Marseille ; rue du panier


Marseille le 24 Juin 1891


Ma chère soeur
Je reçois ta lettre du 21 juin. Je t'ai écrit hier. Je n'ai rien reçu de toi le 10 juin, ni lettre de toi, ni lettre du Harar. Je n'ai reçu que les deux lettres du 14. Je m'étonne fort où sera passé [sic] la lettre du 10.
Quelle nouvelle horreur me racontez[-]vous ? Quelle est encore cette histoire de Service militaire ? Depuis que j'ai eu l'âge de 26 ans, ne v[ou]s ai-je pas envoyé d'Aden un certificat prouvant que j'étais employé dans une maison française, ce qui est une dispense, - et par la suite[,] quand j'interrogeais maman[,] elle me répondait toujours que tout était réglé, que je n'avais rien à craindre. Il y a à peine quatre mois, je v[ou]s ai demandé dans une de mes lettres si l'on n'avait rien à me réclamer à ce sujet, comme j'avais l'envie de rentrer en France. Et je n'ai pas reçu de réponse. Moi[,] je croyais tout cela arrangé par vous. A présent[,] vous me faites entendre que je suis noté insoumis, que l'on me poursuit, etc, etc.., ne vous informez de cela que si v[ou]s êtes sûr [sic] de ne pas attirer l'attention sur moi. Quant à moi[,] il n'y a pas de danger dans ces conditions que je revienne, la prison après ce que je viens de souffrir, il vaudrait mieux la mort !
Oui, depuis longtemps d'ailleurs[,] il aurait mieux valu la mort ! Que peut faire au monde un homme estropié ? Et à présent encore réduit à s'expatrier définitivement ! Car je ne reviendrai certes plus avec ces histoires, - heureux encore si je puis sortir d'ici par mer ou par terre et gagner l'étranger.
Aujourd'hui[,] j'ai essayé de marcher avec des béquilles, mais je n'ai pu faire que quelques pas. Ma jambe est coupée très haut, et il m'est difficile de garder l'équilibre. Je ne serai tranquille que quand je pourrai mettre une jambe artificielle, mais l'amputation cause des névralgies dans le restant du membre, et il est impossible de mettre une jambe mécanique avant que ces névralgies soient absolument passées, il y a des amputés auxquels cela dure 4, 6, 8, 12 mois ! On me dit que cela ne dure jamais guère moins de deux mois. Si cela ne me dure que deux mois[,] je serai heureux ! Je passerais ce temps[-]là à l'hôpital et j'aurais le bonheur de sortir avec deux jambes. Quant à sortir avec des béquilles, je ne vois pas à quoi cela peut servir. On ne peut monter ni descendre, c'est une affaire terrible. On s'expose à tomber et à s'estropier encore plus. J'avais pensé pouvoir aller chez vous passer quelques mois en attendant d'avoir la force de supporter la jambe artificielle, mais à présent je vois que c'est impossible.
Eh bien[,] je me résignerai à mon sort . Je mourrai où me jettera le destin. J'espère pouvoir retourner là où j'étais, j'y ai des amis de dix ans, qui auront pitié de moi, je trouverai chez eux du travail, je vivrai comme je pourrai. Je vivrai toujours là-bas, tandis qu'en France, hors de vous, je n'ai ni amis, ni connaissances, ni personne. Et si je ne puis vous voir, je retournerai là[-]bas. En tout cas[,] il faut que j'y retourne.
Si vous v[ou]s informez à mon sujet, ne faîtes jamais savoir où je suis. Je crains même qu'on ne prenne mon adresse à la poste. N'allez pas me trahir. - Tous mes souhaits.

Rimbaud



Marseille ; escaliers, rue de la Paixxx ...

2 commentaires:

thé a dit…

Merci. Et toujours superbement illustré.

M. Ogre a dit…

... Mille mercis à vous chère Thé ... La suite à paraître très bientôt, je pense ...
Bien à vous