samedi 23 mai 2009

J'ai de mes ancêtres gaulois l'oeil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte ...




Chapitre 12


Encore tout enfant, j'admirais le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne ; je visitais les auberges et les garnis qu'il aurait sacrés par son séjour ; je voyais avec son idée le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne ; je flairais sa fatalité dans les villes. Il avait plus de force qu'un saint, plus de bon sens qu'un voyageur - et lui, lui seul ! pour témoin de sa gloire et de sa raison.

Sur les routes, par des nuits d'hiver, sans gîte, sans habits, sans pain, une voix étreignait mon coeur gelé :"Faiblesse ou force : te voilà, c'est la force. Tu ne sais ni où tu vas ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à tout. On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre."Au matin j'avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j'ai rencontrés ne m'ont peut-être pas vu.

Arthur Rimbaud ; Mauvais sang ; Une Saison en enfer, 1873





Marseille le 10 juillet 1891

Ma chère sœur
j'ai bien reçu tes lettres des 4 et 8 juillet. Je suis heureux que ma situation soit enfin déclarée nette. [...]
Quant au livret[,] je l'ai en effet perdu dans mes voyages. - Quand je pourrai circuler [,] je verrai si je dois prendre mon congé ici ou ailleurs. Mais si c'est à Marseille, je crois qu'il me faudrait en mains la réponse autographe de l'intendance. Il vaut donc mieux que j'aie en mains cette déclaration, envoyez-la-moi. Avec cela personne ne m'approchera. Je garde aussi le certificat de l'hôpital et avec ces deux pièces je pourrai obtenir mon congé ici.



Marseille ; le port ;. Cliché Seeberger ; début du XXe Siècle


Je suis toujours levé, mais je ne vais pas bien. Jusqu'ici[,] je n'ai encore appris à marcher qu'avec des béquilles, et encore il m'est impossible de monter ou descendre une seule marche. Dans ce cas[,] on est obligé de me descendre ou monter à bras le corps. Je me suis fait faire une jambe en bois très légère, vernie et rembourrée, fort bien faite, (prix 50 fr[anc]s). Je l'ai mise il y a q[uel]ques jours et ai essayé de me traîner en me soulevant encore sur des béquilles, mais je me suis enflammé le moignon et ai laissé l'instrument maudit de côté. Je ne pourrai guère m'en servir avant 15 ou 20 jours, et encore avec des béquilles pendant au moins un mois, et pas plus d'une heure ou deux par jour. Le seul avantage est d'avoir 3 points d'appui au lieu de deux.
Je recommence donc à béquiller. Quel ennui, quelle fatigue, quelle tristesse en pensant à tous mes anciens voyages, et comme j'étais actif il y a seulement 5 mois ! Où sont les courses à travers monts, les cavalcades, les promenades, les déserts, les rivières et les mers. Et à présent l'existence de cul de jatte !





Car je commence à comprendre que les béquilles, jambes de bois et jambes mécaniques sont un tas de blagues et qu'on n'arrive avec tout cela qu'à se traîner misérablement sans pouvoir jamais rien faire. Et moi qui justement avais décidé de rentrer en France cet été pour me marier ! Adieu mariage, adieu famille, adieu avenir, ma vie est passée, je ne suis qu'un tronçon immobile.





Je suis loin encore de pouvoir circuler même dans [sic] la jambe de bois, qui est cependant ce qu'il y a de plus léger. Je compte au moins encore quatre mois pour pouvoir faire seulement q[uel]ques marches dans la jambe de bois avec le seul soutien d'un bâton. Ce qui est très difficile, c'est de monter ou de descendre. Dans six mois seulement[,] je pourrai essayer une jambe mécanique et avec beaucoup de peine sans utilité. La grande difficulté est d'être amputé haut. D'abord les névralgies ultérieures à l'amputation sont d'autant plus violentes et persistantes qu'un membre a été amputé haut. Ainsi, les désarticulés du genou supportent beaucoup plus vite un appareil. Mais peu importe à présent tout cela, peu importe la vie même.





Il ne fait guère plus frais ici qu'en Égypte. Nous avons à midi de 30 à 35, et la nuit de 25 à 30. - La température du Harar est donc bien plus agréable, surtout la nuit, qui ne dépasse pas 10 à 15.
Je ne puis vous dire ce que je ferai, je suis encore trop bas pour le savoir moi[-]même. Ça ne va pas bien, je le répète. Je crains fort quelque accident. J'ai mon bout de jambe beaucoup plus épais que l'autre, et plein de névralgies. Le médecin naturellement ne me voit plus, parce que pour le médecin, il suffit que la plaie soit cicatrisée pour qu'il vous lâche. Il vous dit que vous êtes guéri. Il ne se réoccupe de vous que lorsqu'il vous sort des abcès, etc, etc, ou qu'il se produit d'autres complications nécessitant q[uel]que[s] coups de couteau. Ils ne considèrent les malades que comme des sujets d'expériences, On le sait bien. Surtout dans les hôpitaux, car le médecin n'y est pas payé. Il ne recherche ce poste que pour s'attirer une réputation et une clientèle.





Je voudrais bien rentrer chez vous parce qu'il y fait frais, mais je pense qu'il n'y a guère là de terrains propres à mes exercices acrobatiques. Ensuite[,] j'ai peur que de frais il n'y fasse froid. Mais la première raison est que je ne puis me mouvoir, je ne le puis, je ne le pourrai avant longtemps, - et pour dire la vérité, je ne me crois même pas guéri intérieurement, et je m'attends à q[uel]que explosion - Il faudrait me porter en wagon, me descendre, etc, etc, c'est trop d'ennuis, de frais, et de fatigue. J'ai ma chambre payée jusqu'à fin juillet, je réfléchirai et verrai ce que je puis faire, dans l'intervalle.






Jusque-là[,] j'aime mieux croire que cela ira mieux comme v[ou]s voulez bien me le faire croire, - si stupide que soit son existence[,] l'homme s'y rattache toujours[.]
Envoyez[-]moi la lettre de l'intendance. Il y a justement à table avec moi un inspecteur de police malade qui m'embêtait toujours avec ces histoires de service et s'apprêtait à me jouer quelque tour. Excusez[-]moi du dérangement, - je vous remercie, je vous souhaite bonne chance et bonne santé. Bien à vous
Écrivez[-]moi


Rimbaud






Marseille le 15 juillet 1891


Ma chère Isabelle
Je reçois ta lettre du 13 et trouve occasion d'y répondre de suite. Je vais voir quelles démarches je puis faire avec cette note de l'intendance et le certificat de l'hôpital. Certes, il me plairait d'avoir cette question réglée, mais, hélas ! je ne trouve pas moyen de le faire, moi qui suis à peine capable de mettre mon soulier à mon unique jambe. Enfin, je me débrouillerai comme je pourrai. Au moins, avec ces deux documents, je ne risque plus d'aller en prison ; car l'adm[inistrati]on militaire est capable d'emprisonner un estropié, ne fût-ce que dans un hôpital. Quant à la déclaration de rentrée en France, à qui et où la faire ? Il n'y a personne autour de moi pour me renseigner, et le jour est loin où je pourrai aller dans des bureaux, avec mes jambes de bois, pour aller m'informer. Je passe la nuit et le jour à réfléchir à des moyens de circulation : c'est un vrai supplice ! Je voudrais faire ceci et cela, aller ici et là, voir, vivre, partir : impossible, impossible au moins pour longtemps, sinon pour toujours ! Je ne vois à côté de moi que ces maudites béquilles : sans ces bâtons, je ne puis faire un pas, je ne puis exister. Sans la plus atroce gymnastique, je ne puis même m'habiller. Je suis arrivé à courir presque avec mes béquilles, mais je ne puis monter ou descendre des escaliers, et, si le terrain est accidenté, le ressaut d'une épaule à l'autre fatigue beaucoup. J'ai une douleur névralgique très forte dans le bras et l'épaule droite, et avec cela la béquille qui scie l'aisselle, - une névralgie encore dans la jambe gauche, et avec tout cela[,] il faut faire l'acrobate tout le jour pour avoir l'air d'exister.





Voici ce que j'ai considéré en dernier lieu comme cause de ma maladie. Le climat du Harar est froid, et je ne me vêtais presque pas : un simple pantalon de toile et une chemise de coton. Avec cela[,] des courses à pied de 15 à 40 kilomètres par jour, des cavalcades insensées à travers les abruptes montagnes du pays. Je crois qu'il a dû se développer dans le genou une douleur arthritique causée par la fatigue, et les chauds et froids. En effet[,] cela a débuté par un coup de marteau sous la rotule léger coup qui me frappait à chaque minute ; grande sécheresse de l'articulation et rétraction du nerf de la cuisse. Vint ensuite le gonflement des veines tout autour du genou qui faisait croire à des varices. Je marchais et travaillais toujours beaucoup, plus que jamais, croyant à un simple coup d'air. Puis la douleur dans l'intérieur du genou a augmenté. C'était, à chaque pas, comme un clou enfoncé de côté. - Je marchais toujours, quoique avec plus de peine ; je montais surtout à cheval et descendais chaque fois presque estropié. - Puis le dessus du genou a gonflé, la rotule s'est empâtée, le jarret aussi s'est trouvé pris, la circulation devenait pénible, et la douleur secouait les nerfs jusqu'à la cheville et jusqu'aux reins. - Je ne marchais plus qu'en boitant fortement et me trouvais toujours plus mal, mais j'avais toujours beaucoup à travailler, forcément. - J'ai commencé alors à tenir ma jambe bandée du haut en bas, à frictionner, baigner, etc., sans résultat. Cependant, l'appétit se perdait. Une insomnie opiniâtre commençait. Je faiblissais et maigrissais beaucoup. - Vers le 15 mars, je me décidai à me coucher, au moins à garder la position horizontale. Je disposai un lit entre ma caisse, mes écritures et une fenêtre d'où je pouvais surveiller mes balances au fond de la cour, et je payai du monde de plus pour faire marcher le travail, restant moi-même étendu, au moins de la jambe malade.





Mais, jour par jour, le gonflement du genou le faisait ressembler à une boule, j'observai que la face interne de la tête du tibia était beaucoup plus grosse qu'à l'autre jambe : la rotule devenait immobile, noyée dans l'excrétion qui produisait le gonflement du genou, et que je vis avec terreur devenir en quelques jours dure comme de l'os : à ce moment, toute la jambe devint raide, complètement raide, en huit jours, je ne pouvais plus aller aux lieux qu'en me traînant. Cependant[,] la jambe et le haut de la cuisse maigrissaient toujours, le genou et le jarret gonflant, se pétrifiant, ou plutôt s'ossifiant, et l'affaiblissement physique et moral empirant.



Marseille ; le port ;. Cliché Seeberger ; début du XXe Siècle



Fin mars, je résolus de partir. En quelques jours, je liquidai tout à perte. Et, comme la raideur et la douleur m'interdisaient l'usage du mulet ou même du chameau, je me fis faire une civière couverte d'un rideau, que seize hommes transportèrent à Zeilah en une quinzaine de jours. Le second jour du voyage, m'étant avancé loin de la caravane, je fus surpris dans un endroit désert par une pluie sous laquelle je restai étendu seize heures sous l'eau, sans abri et sans possibilité de me mouvoir. Cela me fit beaucoup de mal. En route, je ne pus jamais me lever de ma civière, on étendait la tente au-dessus de moi à l'endroit même où on me déposait et, creusant un trou de mes mains près du bord de la civière, j'arrivais difficilement à me mettre un peu de côté pour aller à la selle sur ce trou que je comblais de terre. Le matin, on enlevait la tente au-dessus de moi, et on m'enlevait. J'arrivai à Zeilah, éreinté, paralysé. Je ne m'y reposai que quatre heures, un vapeur partait pour Aden. Jeté sur le pont sur mon matelas (il a fallu me hisser à bord dans ma civière !) il me fallut souffrir trois jours de mer sans manger. À Aden, nouvelle descente en civière. Je passai ensuite quelques jours chez Mr Tian pour régler nos affaires et partis à l'hôpital où le médecin anglais, après quinze jours, me conseilla de filer en Europe. Ma conviction est que cette douleur dans l'articulation, si elle avait été soignée dès les premiers jours, se serait calmée facilement et n'aurait pas eu de suites. Mais j'étais dans l'ignorance de cela. C'est moi qui ai tout gâté par mon entêtement à marcher et travailler excessivement. Pourquoi au collège n'apprend-on pas de la médecine au moins le peu qu'il faudrait à chacun pour ne pas faire de pareilles bêtises ?





Si quelqu'un dans ce cas me consultait, je lui dirais : vous en êtes arrivé à ce point : mais ne vous laissez jamais amputer. Faites[-]vous charcuter, déchirer, mettre en pièces, mais ne souffrez pas qu'on v[ou]s ampute. Si la mort vient, ce sera toujours mieux que la vie avec des membres de moins. Et cela, beaucoup l'ont fait, et si c'était à recommencer, je le ferais. Plutôt souffrir un an comme un damné, que d'être amputé.



Marseille ; la Plaine ; Cliché Seeberger ; début du XXe Siècle



Marseille ; Coquillages ;. Cliché Seeberger ; début du XXe Siècle



Voilà le beau résultat : je suis assis et de temps en temps je me lève et sautille une centaine de pas sur mes béquilles et je me rassois. Mes mains ne peuvent rien tenir. Je ne puis en marche détourner la tête de mon seul pied et du bout des béquilles ; La tête et les épaules s'inclinent en avant, et vous bombez comme un bossu. Vous tremblez à voir les objets et les gens se mouvoir autour de vous, crainte qu'on ne vous renverse, pour v[ou]s casser la seconde patte. On ricane à v[ou]s voir sautiller. Rassis, v[ou]s avez les mains énervées et l'aisselle sciée, et la figure d'un idiot. Le désespoir v[ou]s reprend et v[ou]s restez assis comme un impotent complet, pleurnichant et attendant la nuit qui rapportera l'insomnie perpétuelle et la matinée encore plus triste que la veille, etc, etc, La suite au prochain numéro[.]
Avec tous mes souhaits.

R[im]b[au]d



Marseille ; cliché attribué à A. Boiziau, v. 1906



Marseille le 20 juillet 1890 [sic]


Ma chère sœur,
Je v[ou]s écris ceci sous l'influence d'une violente douleur dans l'épaule droite, cela m'empêche presque d'écrire, comme vous voyez.
Tout cela provient d'une constitution devenue arthritique par suite de mauvais soins. Mais j'en ai assez de l'hôpital, où je suis exposé à attraper tous les jours la variole, le typhus et autres pestes qui y habite Je pars, le médecin m'ayant dit que je puis partir et qu'il est préférable que je ne reste point à l'hôpital Dans deux ou trois jours[,] je sortirai donc et verrai à me traîner jusque chez vous comme je pourrai ; car, dans [sic] ma jambe de bois, je ne puis marcher, et même avec les béquilles[,] je ne puis pour le moment faire que quelques pas, pour ne point faire empirer l'état de mon épaule. Comme vous l'avez dit, je descendrai à la gare de Voncq. Pour l'habitation, je préférerais habiter en haut ; donc inutile de m'écrire ici, je serai très prochainement en route. Au revoir.

Rimbaud



4 commentaires:

thé a dit…

Moi, je sais pas quoi vous dire. C'est une merveille, comme toujours.

M. Ogre a dit…

... Merci ...

Lore M a dit…

Profondeur des photos, et les textes comme un crayon dans la chair.
Merci infiniment.

Lore

M. Ogre a dit…

... C'est gentil ça ... Décidément, merci ... Je suis touché de votre visite et de votre commentaire ... Je trouve que c'est finalement dommage que nous arrivions presque au dénouement de cette œuvre-vie ... Heureusement que je prévois quelques suppléments au voyage ... Et puis après, je pourrai toujours vous parler de ses copains ... là-bas ... j'ai de quoi m'affairer quelques soirées, mais il y manquera alors de cette herbe folle-amère qu'est inévitablement ce poète ... Mais nous avons encore le temps ...

... Bien à vous ...