dimanche 19 avril 2009

Dialogues des morts ... (II)



Roxelane ; peinture du XVIe siècle




AGNÈS SOREL*, ROXELANE**

(Comment règnent les courtisanes.)





AGNÈS SOREL

A vous dire le vrai, je ne comprends point votre galanterie turque. Les belles du sérail ont un amant qui n'a qu'à dire : « Je le veux » ; elles ne goûtent jamais le plaisir de la résistance, et elles ne lui laissent jamais le plaisir de la victoire ; c'est-à-dire que tous les agréments de l'amour sont perdus pour les sultans et pour les sultanes.


ROXELANE

Que voulez-vous ? Les empereurs turcs, qui sont extrêmement jaloux de leur autorité, ont négligé par des raisons de politique ces douceurs de l'amour si raffinées. Ils ont craint que les belles qui ne dépendraient pas absolument d'eux n'usurpassent trop de pouvoir sur leur esprit et ne se mêlassent trop des affaires.


AGNÈS SOREL

Eh bien, que savent-ils si ce serait un malheur ? L'amour est quelquefois bon à bien des choses ; et moi qui vous parle, si je n'avais été maîtresse d'un roi de France, et si je n'avais eu beaucoup d'empire sur lui, je ne sais où en serait la France à l'heure qu'il est. Avez-vous ouï dire combien nos affaires étaient désespérées sous Charles VII, et en quel état se trouvait réduit tout le royaume, dont les Anglais étaient presque entièrement les maîtres ?


ROXELANE

Oui, comme cette histoire a fait grand bruit, je sais qu'une certaine Pucelle sauva la France. C'est donc vous qui étiez cette Pucelle-là ? Et comment étiez-vous, en même temps, maîtresse du roi ?

AGNÈS SOREL

Vous vous trompez ; je n'ai rien de commun avec la Pucelle dont on vous a parlé. Le roi, dont j'étais aimée, voulait abandonner son royaume aux usurpateurs étrangers et s'aller cacher dans un pays de montagnes, où je n'eusse pas été trop aise de le suivre. Je m'avisai d'un stratagème pour le détourner de ce dessein. Je fis venir un astrologue, avec qui je m'entendis secrètement et, après qu'il eut fait semblant de bien étudier ma nativité, il me dit, un jour, en présence de Charles VII, que tous les astres étaient trompeurs ou que j'inspirerais une longue passion à un grand roi. Aussitôt je dis à Charles : «Vous ne trouverez donc pas mauvais, Sire, que je passe à la cour d'Angleterre : car vous ne voulez plus être roi, et il n'y a pas assez de temps que vous m'aimez pour avoir rempli ma destinée. » La crainte qu'il eut de me perdre lui fit prendre la résolution d'être roi de France et il commença, dès lors, à se rétablir. Voyez combien la France est obligée à l'amour, et combien ce royaume doit être galant, quand ce ne serait que par reconnaissance.


ROXELANE

Il est vrai, mais j'en reviens à ma Pucelle. Qu'a-t-elle donc fait ? L'histoire se serait-elle assez trompée pour attribuer à une jeune paysanne pucelle ce qui appartient à une dame de la cour, maîtresse du roi ?


AGNÈS SOREL

Quand l'histoire se serait trompée jusqu'à ce point, ce ne serait pas une si grande merveille. Cependant il est sûr que la Pucelle anima beaucoup les soldats ; mais, moi, j'avais auparavant animé le roi. Elle fut d'un grand secours à ce prince, qu'elle trouva ayant les armes à la main contre les Anglais ; mais, sans moi, elle ne l'eût pas trouvé en cet état. Enfin vous ne douterez plus de la part que j'ai dans cette grande affaire, quand vous aurez le témoignage qu'un des successeurs de Charles VII a rendu en ma faveur dans ce quatrain :

Gentille Agnès, plus d'honneur en mérite
La cause étant de France recouvrer
Que ce que peut dedans un cloître ouvrer
Close nonnain, ou bien dévot hermite.

Qu'en dites-vous, Roxelane ? Vous m'avouerez que, si j'eusse été une sultane comme vous et que je n'eusse pas eu le droit de faire à Charles VII la menace que je lui fis, il était perdu.


ROXELANE

J'admire la vanité que vous tirez de cette petite action. Vous n'aviez nulle peine à acquérir beaucoup de pouvoir sur l'esprit d'un amant, vous qui étiez libre et maîtresse de vous-même ; mais moi, tout esclave que j'étais, je ne laissai pas de m'asservir le sultan. Vous avez fait Charles VII roi presque malgré lui ; et moi de Soliman j'en fis mon époux malgré qu'il en eût.


AGNÈS SOREL

Eh quoi ! on dit que les sultans n'épousent jamais.


ROXELANE

J'en conviens ; cependant je me mis en tête d'épouser Soliman quoique je ne pusse l'amener au mariage par l'espérance d'un bonheur qu'il n'eût pas encore obtenu. Vous allez entendre un stratagème plus fin que le vôtre. Je commençai à bâtir des temples et à faire beaucoup d'autres actions pieuses ; après quoi, je fis paraître une mélancolie profonde. Le sultan m'en demanda la cause mille et, mille fois ; et, quand j'eus fait toutes les façons nécessaires, je lui dis que le sujet de mon chagrin était que toutes mes bonnes actions, à ce que m'avaient dit nos docteurs, ne me servaient de rien et que, comme j'étais esclave, je ne travaillais que pour Soliman mon seigneur. Aussitôt Soliman m'affranchit, afin que le mérite de mes bonnes actions tombât sur moi-même. Mais, quand il voulut vivre avec moi comme à l'ordinaire, et me traiter en Sultane du sérail, je lui marquai beaucoup de surprise, et lui représentai avec un grand sérieux qu'il n'avait nul droit sur la personne d'une femme libre. Soliman avait la conscience délicate ; il alla consulter ce cas à un docteur de la loi, avec qui j'avais intelligence. Sa réponse fut que le sultan se gardât bien de prendre rien sur moi qui n'était plus son esclave, et que s'il ne m'épousait, je ne pouvais être à lui. Alors le voilà plus amoureux que jamais. Il n'avait qu'un seul parti à prendre, mais un parti fort extraordinaire et même dangereux à cause de la nouveauté ; cependant il le prit et m'épousa.


AGNÈS SOREL

J'avoue qu'il est beau d'assujetir ceux qui se précautionnent tant contre notre pouvoir.


ROXELANE

Les hommes ont beau faire ; quand on les prend par les passions, on les mène où l'on veut. Qu'on me fasse revivre, et qu'on me donne l'homme du monde le plus impérieux, je ferai de lui tout ce qu'il me plaira, pourvu que j'aie beaucoup d'esprit, assez de beauté et un peu d'amour.


Bernard Le Bouyer de Fontenelle, (1657 -1757) ; Nouveaux dialogues des morts, 1683



Agnès Sorel par Jean Fouquet, peinture du XVe siècle



* (1409-1450). Favorite de Charles VII, elle eut, à en croire Baïf, une heureuse influence sur le caractère de ce monarque. Le roi lui fit don d'un château à Loches, du comté de Penthièvre, des seigneuries de Roquecesière, d'Issoudun, de Vernon-sur-Seine, enfin du château de Beauté, dans le bois de Vincennes. Agnès Sorel en prit le nom de Diane de Beauté. Les intrigues du dauphin la reléguèrent, en 1445, à Loches. Il se peut que le poison ait hâté sa fin.


** Née en Russie. Esclave de Soliman II, douée d'une rare beauté, de beaucoup d'esprit et d'encore plus d'ambition, elle séduisit son maître, qui l'épousa et la déclara sultane. Par ses intrigues, elle causa la perte du grand vizir Ibrahim et obtint la mort de Mustapha, fils de Soliman et d'une première femme.

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