samedi 18 avril 2009

Dialogues des morts ... (I)



Charles Mengin (1853-1933) ; Sappho, 1877



SAPHO*, LAURE **



(Sur la nature de l'amour)





LAURE

Il est vrai que, dans les passions que nous avons eues toutes deux, les Muses ont été de la partie et y ont mis beaucoup d'agrément ; mais il y a cette différence que c'était vous qui chantiez vos amants, et moi j'étais chantée par le mien.


SAPHO

Hé bien ! cela veut dire que j'aimais autant que vous étiez aimée.


LAURE

Je n'en suis pas surprise, car je sais que les femmes ont d'ordinaire plus de penchant à la tendresse que les hommes. Ce qui me surprend, c'est que vous sentiez pour eux, et que ayez en quelque manière attaqué leur cœur par vos poésies. Le personnage d'une femme n'est que de se défendre.


SAPHO

Entre nous, j'en étais un peu fâchée ; c'est une injustice que les hommes nous ont faite. Ils ont pris le parti d'attaquer, qui est bien plus aisé que celui de se défendre.


LAURE

Ne nous plaignons point, notre parti a ses avantages. Nous qui nous défendons, nous nous rendons quand il nous plaît ; mais eux qui nous attaquent, ils ne sont pas toujours vainqueurs quand ils le voudraient bien.


SAPHO

Vous ne dites pas que, si les hommes nous attaquent, ils suivent le penchant qu'ils ont à nous attaquer ; mais, quand nous nous défendons, nous n'avons pas trop de penchant à nous défendre.


LAURE

Ne comptez-vous pour rien le plaisir de voir par tant de douces attaques si longtemps continuées et redoublées si souvent, combien ils estiment la conquête de notre cœur ?


SAPHO

Et ne comptez-vous pour rien la peine de résister à ces douces attaques ? Ils en voient le succès avec plaisir dans tous les progrès qu'ils font auprès de nous ; et nous, nous serions bien fâchées que notre résistance eût trop de succès.


LAURE

Mais enfin, quoiqu'après tous leurs soins ils soient victorieux à bon titre, vous leur faites grâce en reconnaissant qu'ils le sont. Vous ne pouvez plus vous défendre, et ils ne laissent pas de vous tenir compte de ce que vous ne vous défendez plus.


SAPHO

Ah! cela n'empêche pas que ce qui est une victoire pour eux ne soit toujours une espèce de défaite pour nous. Ils ne goûtent dans le plaisir d'être aimés que celui de triompher de la personne qui les aime ; et les amants heureux ne sont heureux que parce qu'ils sont conquérants.


LAURE

Quoi ! auriez-vous voulu qu'on eût établi que les femmes attaqueraient les hommes ?


SAPHO

Eh ! quel besoin y a-t-il que les uns attaquent, et que les autres se défendent ? Qu'on s'aime de part et d'autre autant que le cœur en dira.


LAURE

Oh ! les choses iraient trop vite, et l'amour est un commerce si agréable qu'on a bien fait de lui donner le plus de durée que l'on a pu. Que serait-ce si l'on était reçu dès que l'on souffrirait ? Que deviendraient tous ces soins qu'on prend pour plaire, toutes ces inquiétudes que l'on sent quand on se reproche de n'avoir pas assez plû, tous ces empressements avec lesquels on cherche un moment heureux, enfin tout cet agréable mélange de plaisirs et de peines qu'on appelle amour ? Rien ne serait plus insipide, si l'on ne faisait que s'entr'aimer.


SAPHO

Hé bien ! s'il faut que l'amour soit une espèce de combat, j'aimerais mieux qu'on eût obligé les hommes à se tenir sur la défensive. Aussi-bien ne m'avez-vous pas dit que les femmes avaient plus de penchant qu'eux à la tendresse ? A ce compte, elles attaqueraient mieux.


LAURE

Oui, mais ils se défendraient trop bien. Quand on veut qu'un sexe résiste, on veut qu'il résiste autant qu'il faut pour faire mieux goûter la victoire à celui qui attaque, mais non pas assez pour la remporter, ni si fort qu'il ne se rende jamais. C'est là notre caractère et ce ne serait peut-être pas celui des hommes. Croyez-moi, après qu'on a bien raisonné ou sur l'amour, ou sur telle autre matière qu'on voudra, on trouve au bout du compte que les choses sont bien comme elles sont, et que la réforme qu'on prétendrait y apporter gâterait, tout.


Bernard Le Bouyer de Fontenelle, (1657 -1757) ; Nouveaux dialogues des morts, 1683





Sandro Botticelli (1445-1510) ; La primavera, 1477-78



* Poétesse de l'antiquité grecque, on ne connaît que peu d'éléments sûrs concernant Sappho : en effet, son amour pour les femmes est clairement lisible dans certains de ses poèmes, ce qui en a empêché la préservation par les scribes chrétiens médiévaux (les sources antiques elles-mêmes la condamnant parfois pour cela : la Souda, par exemple, parle d'« amitiés honteuses »). Ainsi, il ne nous reste d'elle que des fragments et des citations éparses faites par d'autres auteurs s'étendant à travers les siècles. On ne peut reconstituer son œuvre et sa vie qu'à travers ce prisme très déformant. Il ne faut donc pas perdre de vue qu'on parle à la fois d'une personne et d'un personnage, sans qu'il soit toujours facile de distinguer l'une de l'autre. [Wiki...]


** Fille d'Audibert de Noves, née vers 1307, à Noves, près d'Avignon, elle épousa, en 1325, Hugues de Sade. Pétrarque, qui la vit deux ans après, à Avignon, conçut pour elle un amour sans espoir et la chanta dans ses poèmes. Laure de Sade fut mère de onze enfants et périt lors de l'épidémie de la "peste noire", en 1348.

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