vendredi 17 avril 2009

Ce que se dirent Achille et la tortue ...



Lewis Carroll par lui-même


Achille avait rattrapé la tortue et s'était installé sur son dos, bien à l'aise.
- Vous avez donc, dit la tortue, réussi à terminer cette course. Elle se compose pourtant bien d'une série infinie de distances ? Il me semblait qu'un savant - je ne me rappelle plus son nom - avait prouvé que c'était impossible ?
- C'est tout à fait possible, répondit Achille. C'est même chose faite ! Solvitur ambulando. Les distances, voyez-vous, diminuaient constamment, si bien que ... La tortue l'interrompit :
- Mais si, au contraire, elles avaient augmenté constamment ? Que se serait-il passé ?
- En ce cas, je ne serais pas ici, répondit Achille avec modestie, et quant à vous, vous auriez fait plusieurs fois le tour du monde !
- Vous me faites rougir, rugir, veux-je dire, déclara la tortue ; car vous pesez un rude poids, je vous l'assure ! Cela dit, voulez-vous que je vous raconte une course que la plupart des gens s'imaginent pouvoir terminer en deux ou trois pas, et qui, en réalité, se compose d'un nombre infini de distances, dont chacune est supérieure à la précédente ?
- Volontiers, dit le guerrier grec, tirant de son casque (rares étaient, en ce temps-là, les guerriers grecs munis de poches) un énorme carnet ainsi qu'un crayon. Vous pouvez commencer ! Et parlez lentement, je vous en prie ! On n'a pas encore inventé la sténographie.
- Ah ! murmura la tortue, l'air rêveur, je pense à cette grandiose première proposition d'Euclide ! Aimez-vous Euclide ?
A la folie ! C'est-à-dire, autant qu'on puisse aimer un homme dont le traité ne sera publié que d'ici plusieurs siècles !
- Bien ; en ce cas, considérons une toute petite partie du raisonnement que contient cette première proposition, deux étapes, sans plus, ainsi que la conclusion qu'il en tire. Ayez la bonté de les inscrire sur votre carnet. Et, pour la commodité, appelons-les A, B et Z ;

A. Deux choses égales à une même troisième sont égales entre elles.

B. Les deux côtés de ce triangle sont égaux à un même troisième.

Z. Les deux côtés de ce triangle sont égaux entre eux.




Illustration de Max Ernst pour Logique sans peine



Tout lecteur d'Euclide admettra, du moins je le présume, que Z découle logiquement de A et B, et que, si l'on admet la vérité de A et de B, on est contraint d'admettre celle de Z ?
- Sans aucun doute ! Le moindre élève de lycée dès que les lycées seront inventés, c'est-à-dire dans quelque deux mille ans - admettra cela.
- Et si un lecteur n'avait pas encore admis la vérité de A et de B, il pourrait cependant, du moins je le présume, admettre la validité de la suite des propositions ?
- On pourrait probablement rencontrer un lecteur de ce genre. Il dirait sans doute : "J'accepte pour vraie la proposition hypothétique suivante : si A et B sont vrais, Z est nécessairement vrai, mais je ne reconnais pas la vérité de A et de B". Ce lecteur aurait fort intérêt à renoncer à Euclide, et à s'orienter vers le football.
- Ne pourrait-on également rencontrer un lecteur pour affirmer : "J'accepte pour vrais A et B, mais je n'admets pas l'hypothétique ?"
- Cela est évidemment possible. En ce cas, lui aussi ferait mieux de s'orienter vers le football.
La tortue poursuivit : "Mais aucun de ces deux lecteurs n'est jusqu'à présent contraint logiquement d'accepter Z pour vrai ?
- Exactement, reconnut Achille.
Bien. En ce cas, j'aimerais que vous me considériez comme appartenant à la deuxième catégorie, et que vous m'obligiez logiquement à accepter la vérité de Z.
- Une tortue jouant au football, commença Achille.
- Serait une anomalie, bien entendu, se hâta d'interposer la tortue. Ne vous écartez pas du sujet. Z d'abord, le football ensuite !
- Donc, si je comprends bien, je dois vous contraindre à accepter Z ?, dit Achille d'un ton rêveur. Et votre position, pour l'instant, c'est que vous admettez A et B, mais sans admettre l'hypothétique.
- Appelons-la C, dit la tortue.
- Mais sans admettre la proposition C que voici : si A et B sont vrais, Z est nécessairement vrai.
- C'est effectivement là ma position actuelle, déclara la tortue.
Il faut donc que je vous demande d'admettre C.
- Je le ferai, dit la tortue, dès que vous l'aurez inscrite sur votre carnet. Que contient-il d'autre ?
- Rien que de petits comptes rendus, dit Achille en tournant les pages avec agitation ; de petits comptes rendus des combats dans lesquels je me suis particulièrement distingué !
- Quelle foule de pages vierges !, fit observer la tortue avec entrain. Nous en aurons bien besoin ! (Achille sentit un frisson le parcourir). Écrivez donc ce que je vais vous dicter :

A. Deux choses égales à une même troisième sont égales entre elles.

B. Les deux côtés de ce triangle sont égaux à un même troisième.

C. Si A et B sont vrais, Z est nécessairement vrai.

Z. Les deux côtés de ce triangle sont égaux entre eux.




Illustration de Max Ernst pour Logique sans peine



- Vous devriez dire D, et non Z, dit Achille. C'est une proposition qui vient immédiatement après les précédentes. Si l'on accepte A, B, et C, on doit nécessairement accepter Z.
- Pourquoi nécessairement ?
- Parce qu'elle en découle logiquement. Si A, B et C sont vrais, Z est nécessairement vrai. Vous n'allez pas contester ce point ?
La tortue répéta la phrase d'un ton pensif : "Si A, B et C sont vrais, Z est nécessairement vrai. Nous avons là, n'est-ce pas vrai ? une nouvelle hypothétique. Et si je ne réussissais pas à en apercevoir la vérité, il me serait toujours loisible d'admettre A, B et C, et pourtant de ne pas admettre Z ?
- Ce serait possible, reconnut avec franchise notre héros ; cela dit, un esprit aussi obtus serait proprement phénoménal. Enfin, c'est une attitude possible. Je dois donc vous demander d'admettre une nouvelle hypothétique.
- Très bien. Je suis toute prête à l'admettre, dès que vous l'aurez inscrite sur votre carnet. Nous l'appellerons D. Si A, B et C sont vrais, Z est nécessairement vrai. Avez-vous enregistré cela sur votre carnet ?
- Voilà qui est fait ! s'écria gaiement Achille en replaçant le crayon dans sa gaîne. Nous voici donc parvenus au terme de cette course imaginaire ! Puisqu'à présent vous admettez A, B, C et D, il va sans dire que vous acceptez Z ?
- Ah ! Vraiment ? fit la tortue d'un ton innocent. Entendons-nous bien : j'admets A, B, C et D. Mais si je refusais toujours d'admettre Z ?
- En ce cas, la logique vous prendrait à la gorge et vous y contraindrait !, répliqua Achille, triomphalement. La logique vous dirait : "Vous ne pouvez pas faire autrement. Puisque vous avez admis A, B, C et D, vous devez nécessairement admettre Z ! Vous voyez bien que vous n'avez pas le choix".
- Toute parole tombée des lèvres de la logique mérite d'être notée, dit la tortue. Soyez donc assez bon pour l'écrire sur votre carnet. Nous dirons : E. Si A, B, C et D sont vrais, Z est nécessairement vrai. Tant que je n'ai pas admis cette proposition, il est bien entendu, n'est-ce pas ? que je ne suis pas obligée d'admettre Z ? Vous voyez donc bien qu'il s'agit là d'une étape nécessaire ?
- Je vois, dit Achille. Sa voix était chargée de tristesse.




Illustration de Max Ernst pour Logique sans peine



A ce point de la discussion, le narrateur, contraint de se rendre de toute urgence à sa banque, dut abandonner nos deux amis, et ne put repasser par là que plusieurs mois plus tard. Il s'aperçut alors qu'Achille était toujours juché sur le dos de la patiente tortue, et écrivait quelque chose sur son carnet - lequel paraissait presque rempli de notes. La tortue était en train de demander : "Avez-vous enregistré cette dernière étape ? Si je ne me trompe, nous en sommes au numéro mille et un. Il nous en reste encore plusieurs milliers à voir. Je me permets de vous demander une faveur, à titre tout à fait personnel : eu égard à l'enrichissement considérable que notre entretien représentera pour les logiciens du XIXe siècle, verriez-vous un inconvénient à faire vôtre un calembour que, vers cette époque, pourrait faire ma cousine la Fausse Tortue, et à vous laisser rebaptiser "habile" ?
- Comme vous voulez ! répondit le lutteur lassé, et dans sa voix retentissaient les sombres sonorités du désespoir, tandis qu'il ensevelissait son visage entre ses mains. A condition cependant que, en ce qui vous concerne, vous fassiez vôtre un calembour que la Fausse Tortue a effectivement fait, et que vous vous laissiez rebaptiser "torture".


Lewis Carroll (1832-1898) ; Logique sans peine, 1897




Lewis Carroll




1 commentaire:

Anonyme a dit…
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