L'Épopée de Gilgamesh est une œuvre littéraire, la plus ancienne qui soit arrivée jusqu'à nous. Il s'agit d'un poème épique dont la version intégrale devait comprendre trois mille vers. Nous n'en connaissons que les deux tiers, retrouvés sur des tablettes d'argile au cours des diverses fouilles archéologiques menées depuis un siècle et demi. La version la plus complète provient de la bibliothèque d'Assurbanipal (669-630 av. J.-C.) : mille six cents vers rédigés en akkadien, sur douze tablettes. D'autres fragments dispersés dans tout le Moyen-Orient furent découverts, témoignant des multiples traductions et interprétations auxquelles donna lieu cette légende durant deux millénaires, jusqu'à l'ère chrétienne. La Babylonie s'étendait sur la partie méridionale de ce qu'on appelle la Mésopotamie, vers le golfe Persique, correspondant à l'Irak actuel. C'est là qu'est apparue la première des grandes civilisations, dont le mythe de Gilgamesh est l'expression littéraire la plus ancienne et la plus durable. Divers groupes ethniques, dont le souvenir s'est aujourd'hui effacé, ont contribué à former cette culture, mais deux peuples en particulier ont marqué son histoire : l'un, sémite, venu du Nord-Ouest (l'actuelle Syrie), appelé akkadien, et l'autre, sans doute venu du Sud-Est (l'Iran actuel), appelé sumérien.
Ces deux peuples ont créé, ensemble, la civilisation mésopotamienne. Les Sumériens dominent culturellement le IIIe millénaire. Ils inventent l'écriture et leur langue s'impose dans l'administration, la religion et la littérature. Au cours du IIe millénaire, c'est l'akkadien qui devient la langue officielle et dominante. Si les deux peuples sont parvenus à bâtir ensemble cette civilisation, ils ne lui ont pas trouvé de traduction politique. Ils sont restés éclatés en de multiples cités-États dirigées par des princes féodaux. Depuis leurs capitales, ils exploitaient des régions agricoles rendues fertiles par le Tigre et l'Euphrate, se consacrant principalement à la culture des céréales et à l'élevage du bétail, au milieu de la steppe et du désert.
Le développement économique entraînant la croissance de leurs besoins en matières premières, les cités États menèrent des opérations militaires pour aller chercher bois, pierres et minerais à l'étranger, tout en se faisant la guerre entre elles. Ainsi, à partir de la fin du IIIe millénaire, d'épais remparts vinrent les ceinturer.
L'Épopée de Gilgamesh est l'histoire du roi d'Uruk, une de ces cités-États, dont il aurait construit les remparts. La Liste sumérienne des Rois rédigée au début du IIe millénaire distingue une période préhistorique, qui précède le Déluge, et une autre, historique, qui succède au cataclysme. Dans ce catalogue des souverains, Gilgamesh occupe la cinquième place de la première dynastie après le Déluge, et règne sur Uruk vers 2600 av. J.-C. Il serait donc un roi «historique »,ayant vraiment existé, mais la légende en fait un être à la fois humain et divin.
Cette partition n'a rien de surprenant. Elle renvoie à une question qui traverse toute l'histoire de la souveraineté, sous les formes les plus variées, celle de la divinisation du pouvoir. Qu'un roi soit considéré comme un dieu, en tout ou en partie, de son vivant ou après sa mort, est chose courante. Ce qui est extraordinaire avec Gilgamesh, c'est la pérennité de sa légende et du texte qui la propage. Pendant vingt siècles, il s'est développé, se démultipliant, s'enrichissant au fil du temps et des cultures dominantes, tout en gardant sa cohérence et sa force. Cette première œuvre littéraire fut recopiée, traduite, transcrite, réécrite ou plutôt, devrait-on dire, inlassablement rééditée, remaniée avec une grande liberté, pour l'adapter aux goûts d'une époque ou l'enrichir d'un épisode issu des nombreuses traditions orales.
La version la plus complète qui nous soit parvenue, celle retrouvée dans la bibliothèque d'Assurbanipal, est attribuée à un auteur unique: Sînleqe'Unnennî, nom qui signifie en akkadien : « Dieu Sîn reçois ma prière. » Désigné comme exorciste, ce grand clerc, sans doute homme de lettres réputé en son temps, a dû vivre vers la fin du IIe millénaire. Son épopée court sur onze tablettes. Une douzième, probablement signée d'un autre auteur dont le nom serait : « Dieu Nabu érige le droit », reprend autrement l'histoire. Il s'agirait d'une adaptation akkadienne de la seconde moitié d'une autre légende sumérienne: Gilgamesh, Enkidu et l'Enfer.
Peu de temps avant l'ère chrétienne, la légende de Gilgamesh disparaît, engloutie dans l'oubli, comme la civilisation qui l'avait fait naître. Il fallut attendre le XIXe siècle de notre ère pour la voir réapparaître, grâce aux premières fouilles archéologiques et au déchiffrement des écritures cunéiformes.
Au commencement était Uruk, la première cité. Ses murailles impressionnantes étaient denses comme des nids d'oiseaux. Au centre de la ville se trouvait le quartier sacré qu'on appelait la Maison du Ciel. En ce lieu se dressait le sanctuaire dédié à Ishtar, le temple de la grande déesse du Ciel.
Dans ce panthéon sacré était dissimulé un coffre de cuivre, verrouillé par une serrure de bronze. Il renfermait, à l'intérieur d'un tiroir secret, une tablette de lazulite. Sur cette pierre était gravée l'Épopée de Gilgamesh, le bâtisseur de cette citadelle, celui qui a surmonté toutes les épreuves. Revenu de ses lointains voyages, exténué mais apaisé, il confia à cette pierre ses exploits.
Voici celui qui a tout vu, exploré la Terre entière, pénétré chaque chose. Sage parmi les sages, il a percé tous les secrets, dévoilé tous les mystères.
Il a ouvert le chemin vers les montagnes, creusé des puits sur les pentes les plus inaccessibles, traversé le vaste océan jusqu'à l'endroit d'où surgit le Soleil. Il a exploré l'univers à la recherche de la vie éternelle, atteint avec courage les limites de ce monde.
Il a restauré les sanctuaires ravagés par le Déluge, et permis aux peuples de retrouver leurs rites religieux. Monarque prestigieux, fils héroïque de la cité d'Uruk, il est le buffle aux cornes menaçantes.
Marchant parfois à la tête de ses sujets, il a su les guider, mais il savait aussi les suivre pour les protéger. Il était à la fois la digue puissante gardant ses troupes et le violent raz-de-marée détruisant les murs de pierre.
Tel était Gilgamesh, fils de Lugalbanda et de Ninsuna la Bufflesse, être éblouissant à la force supérieure. Devenu le jeune prince d'Uruk, il abusa de sa puissance. Personne, parmi la multitude des hommes, ne pouvait se dire son égal. Sa souveraineté était sans partage au point qu'un jour il proclama :
- Le roi c'est moi. Je suis l'Unique !
Humain pour un tiers, aux deux tiers divin, son corps avait des proportions gigantesques. C'est Aruru la Sublime, déesse qui créa l'humanité, qui l'avait esquissé. Enki-Ea, maître des Arts, paracheva sa stature élancée. Tout en lui resplendissait et sa prestance était superbe.
Débordé par sa vigueur excessive, il sillonnait Uruk, tête haute, comme un animal féroce, faisant étalage de sa force. Il opprimait les guerriers de la cité tel un tyran. Même les plus braves tremblaient en secret.
Une rumeur se répandit dans tout le pays :
- Gilgamesh ne laisse pas un fils à son père ; de jour comme de nuit, il peut faire irruption dans leur chambre et se déchaîner contre eux. Gilgamesh ne laisse pas une adolescente à sa mère, qu'elle soit fille de guerrier ou déjà promise. Aussi glorieux, sagace et averti qu'il puisse être et bien qu'il soit notre guide, Gilgamesh est incapable de maîtriser sa vigueur ; il est insatiable !
À force d'entendre les plaintes du peuple d'Uruk, les dieux célestes finirent par se lasser et décidèrent de faire appel à leur propre créateur : Anu, le père des dieux et le seigneur de la cité.
- N'est-ce pas toi, Anu, qui as hissé sur le trône Gilgamesh, cet animal à l'arrogance sans pareille ?
Ils lui rapportèrent les reproches faits par les habitants d'Uruk à leur souverain. Tant et si bien qu'Anu finit par admettre leurs doléances. Les dieux célestes cherchèrent une solution et lorsqu'ils l'eurent trouvée, ils se retournèrent vers Aruru la Sublime pour qu'elle la mette en œuvre.
- Grande Aruru, toi qui as conçu l'humanité, crée maintenant un autre homme en suivant le modèle de l'ouragan imaginé par Anu. Qu'il soit l'égal de Gilgamesh et se mesure à sa fougue. Qu'ils s'empoignent tous les deux et qu'ainsi Uruk retrouve sa quiétude.
Aruru entendit la requête et appliqua ce qu'Anu lui avait prescrit. Après s'être lavé les mains, elle prit un bloc d'argile, et le déposa au milieu de la steppe.
C'est ainsi que fut créé Enkidu le Valeureux, mis au monde dans la solitude, à la musculature aussi dense qu'un météore. Le corps abondamment velu, il avait la chevelure d'une femme aux boucles foisonnantes comme un champ de seigle.
Ne connaissant personne, il vivait à l'état sauvage, en compagnie des gazelles, et broutait les feuillages. Il suivait sa horde, fréquentait les points d'eau, se désaltérant avec les bêtes.
Un jour, un chasseur poseur de pièges l'aperçut aux abords d'une mare. Une première fois, une autre fois, puis une troisième.
Dès qu'il le vit, le chasseur fut médusé. Stupéfait devant cette vision, le cœur serré, le visage saisi par l'inquiétude, il perdit brutalement la parole. Il en garda l'expression de celui qui revient de loin et resta muet des jours durant. Puis, ayant surmonté sa frayeur et retrouvé le langage, il se confia à son père :
- Mon père, il y a un colosse dans la steppe. C'est le plus fort et le plus vigoureux qu'il me fut donné de rencontrer. Sa musculature est un bloc venu du Ciel. J'en ai eu si peur que je n'ai osé l'approcher. Ce géant a comblé les trappes que j'avais moi-même creusées, arraché les filets que j'avais tendus et détourné le gros et le menu gibier. Père, il ne me laisse plus chasser dans la steppe !
Son père lui répondit :
- Mon fils, sache que Gilgamesh a la certitude que personne n'est plus fort que lui. Alors, fais ce que je te dis : va le trouver, va à Uruk, et dis-lui qu'un autre humain peut rivaliser avec lui. Apprenant cela, je te prédis que l'idée lui viendra de te donner sa courtisane. Emmène-la avec toi à la chasse et vante-lui la robustesse de ce gaillard. Lorsque la horde arrivera au point d'eau, la fille de joie ôtera ses vêtements et dévoilera ses charmes. Quand il la verra ainsi, il ne pourra s'empêcher de se jeter sur elle. Sa horde familière découvrira alors sa nature humaine et lui tournera le dos.
Le chasseur suivit les conseils de son père. Il entra dans Uruk, s'en fut trouver Gilgamesh et lui dit les mots que son père avait prescrits. Le souverain lui répondit comme prévu :
- Va, chasseur, et emmène avec toi ma courtisane.
Le chasseur partit, emmenant avec lui celle qu'on appelait La Joyeuse. Ils prirent la route et, après trois jours de marche, arrivèrent au but.
Ils s'installèrent dans un endroit où ils ne seraient pas vus et restèrent là, près de l'eau, à attendre. Un jour. Deux jours. Puis la horde arriva pour s'abreuver.
Enkidu, fils du désert, broutait en compagnie des gazelles. La courtisane vit cet être humain sauvage, cette redoutable créature. Le chasseur lui dit :
- Le voilà ! Dénude-toi. Dévoile-lui tes charmes afin qu'il découvre le plaisir d'un humain. Lorsqu'il te verra ainsi, il ne pourra se retenir et se jettera sur toi. Laisse alors choir tes vêtements pour qu'il s'allonge sur ton corps et fais-lui découvrir, à ce sauvage, ce qu'une femme sait faire. N'aie pas crainte de l'épuiser. Alors, le voyant te caresser, sa horde se retournera contre lui.
Et la fille de joie d'écarter ses voiles et de découvrir l'intimité de son corps. Quand elle se fut dénudée, la prophétie s'accomplit : six jours et sept nuits, Enkidu, en rut, fit l'amour à la courtisane. Puis, ivre du plaisir qu'elle lui avait donné, il décida de rejoindre sa meute.
Mais à sa vue les gazelles s'enfuirent, les bêtes sauvages s'écartèrent de lui. Il voulut s'élancer, mais son corps était vidé de ses forces. Ses genoux trop engourdis, il ne pouvait plus suivre les bêtes dans leur course.
Enkidu était affaibli, mais il avait mûri et avait acquis l'intelligence. Aussi, revenu s'asseoir aux pieds de la courtisane, les yeux rivés sur son visage, il découvrit qu'il était désormais capable de comprendre le langage des humains. Tout ce qu'elle lui disait, il le comprenait :
- Enkidu, tu es si beau, tu ressembles à un dieu. Pourquoi galoper dans la steppe avec les bêtes ? Laisse-moi t'emmener à Uruk en la sainte demeure d'Ishtar, là où se trouve Gilgamesh qui, pareil au taureau, peut vaincre les plus vaillants.
Devenu clairvoyant, il pressentit, à travers ces paroles, qu'il pourrait, en rencontrant l'homme dont elle lui parlait, découvrir aussi l'amitié. Il acquiesça et, devenu maître de ses mots, il s'adressa ainsi à La Joyeuse :
- Allons ! Conduis-moi jusqu'à la demeure de Gilgamesh. Je me mesurerai à lui. La lutte sera sans doute sévère, mais je le vaincrai et pourrai proclamer dans tout Uruk : « Le plus puissant, c'est moi ! » Le natif des steppes que je suis sera reconnu comme le plus fort et le plus puissant ! Je pourrai alors changer le cours des choses dans cette cité.
- Viens, dit la courtisane, allons retrouver Gilgamesh en personne. Je te le montrerai car je sais où il se trouve. Enkidu ! Viens avec moi à Uruk, la ville où chaque jour on fait la fête, où ne cessent de retentir les tambours, où les filles de joie lascives, aux cris voluptueux, voient les plus hauts personnages quitter leur couche nocturne pour leur beauté étincelante. Toi, Enkidu, qui ne savais pas vivre, je te montrerai Gilgamesh, cet homme inébranlable. Face à lui, tu verras comme son corps est parfait, comme il a de la prestance et respire la séduction. Tout, en lui, sur toi l'emporte. Sa vigueur est infatigable, il l'exerce sans relâche, jour et nuit ! Enkidu, mets ta hargne de côté. Samash, le dieu du Soleil, a pris Gilgamesh en affection, et Anu, Enlil et Ea ont démultiplié son intelligence. C'est un devin : avant même que tu sois arrivé jusqu'à lui, il t'a vu en songe et, à peine sorti de son sommeil, il s'est adressé à sa mère pour lui raconter son rêve.
Voici le récit qu'il fit à sa mère :
- Ma mère, je voudrais te raconter le rêve que j'ai fait cette nuit. Tandis que m'entouraient les étoiles célestes, un bloc venu du Ciel est tombé près de moi. J'ai voulu le soulever, mais il était trop lourd. Je tentai de le déplacer, mais je n'y parvins pas. Le peuple s'était rassemblé, la foule se pressait autour de lui. Tous se bousculaient pour le voir et lui baisaient les orteils comme à un nouveau-né. Et moi je le caressais comme une épouse. Puis je l'ai déposé à tes pieds, et toi, tu l'as traité comme un autre moi-même !
Sage et avisée, Ninsuna interpréta le rêve de son fils :
- Gilgamesh, les étoiles célestes sont ton escorte. Ce bloc tombé du Ciel, trop lourd pour toi et que tu as déposé à mes pieds, signifie que tu vas rencontrer un compagnon puissant et qui te sera secourable. Que tu l'aies caressé comme une épouse veut dire que lui, au moins, ne t'abandonnera jamais ! Ton rêve est excellent, Gilgamesh, et du meilleur augure !
Le lendemain, replongeant dans le sommeil, il fit un second rêve. À peine réveillé, il s'empressa de le conter à sa mère :
- Ma mère, voici que j'ai fait un autre songe. J'arpentais les carrefours d'Uruk, le nez au vent, lorsque je vis la foule se presser devant un objet. C'était, cette fois-ci, une hachette à l'aspect singulier. Les jeunes gens se rassemblaient devant elle. Elle me plut et l'ayant prise, je la plaçai à mon côté, comme la portent les guerriers. Je l'aimais elle aussi et je la caressais comme une épouse. Je la déposai à tes pieds et tu la traitas comme mon égale.
Compatissante, Ninsuna la Bufflesse, savante et perspicace, lui dit :
- Mon fils, la hache que tu as vue, c'est un homme, un camarade. Il va t'arriver un compagnon qui sera ton égal, un être puissant et qui te sera d'un grand secours.
Il lui répondit :
- Pouvais-je rêver qu'il m'arrive une telle chance ! D'avoir pour moi un si grand conseiller et qui en plus deviendra mon ami !
Tels furent les rêves que Gilgamesh confia à sa mère. Ceux-là mêmes que la fille de joie rapportait à Enkidu tandis qu'au bord de l'eau ils prolongeaient leurs caresses. Elle tenta de lui faire oublier son désert natal et l'exhorta à la suivre dans la grande ville, à la rencontre de Gilgamesh.
- Viens, lève-toi, quitte ce sol où dorment les bergers. Tu verras, tu l'aimeras comme un autre toi-même.
Les conseils de la fille de joie pénétrèrent son esprit. Il obtempéra. Comme toutes les femmes de la région, elle portait deux vêtements. Elle lui donna l'un d'eux pour qu'il n'aille pas nu et se revêtit de l'autre. Elle le prit par la main comme un enfant et le conduisit vers une hutte où vivaient des bergers. Aussitôt ils s'attroupèrent autour de lui et, en chœur, s'exclamèrent :
- Comme il ressemble à Gilgamesh ! Même stature, même taille ! N'est-ce pas Enkidu, le natif du désert, celui qui ne se nourrit que de l'herbe printanière et du lait des bêtes sauvages qu'il a coutume de téter ?
Ils lui proposèrent du pain et de la bière. Enkidu les regarda, méfiant, et refusa d'y goûter. La courtisane lui dit :
- Pour vivre avec les humains, Enkidu, il faut que tu manges ce pain. Et cette bière, il faut la boire, c'est l'usage ici.
Il mangea le pain et but sept chopes de bière. Le coeur joyeux, l'âme en liesse, son visage s'illumina. Avec de l'eau, il nettoya son corps velu, le frictionna avec de l'onguent. Il commençait à ressembler à un homme. Lorsqu'il s'habilla, on eût dit un jeune marié.
Après avoir surmonté ses répulsions et s'être accoutumé à sa nouvelle vie, il voulut se rendre utile. II devint le berger des pâtres, protégeant leur sommeil. La nuit, il mettait les loups en pièces et attaquait les lions. Ils pouvaient dormir tranquilles, ils avaient trouvé en lui un gardien d'une vigilance sans pareille.
Enkidu vivait ainsi, heureux de sa nouvelle condition, mais un jour, levant les yeux, il aperçut un homme.
- La Joyeuse, qui est cet homme, que fait-il ici ?
La courtisane l'appela, il vint vers Enkidu qui lui demanda :
- Où cours-tu ainsi, jeune homme, où te mène ton chemin ?
Il lui répondit :
- Chargé de victuailles, je me rends à une noce à laquelle je suis invité. Je déposerai ces nourritures succulentes sur la grande table de fête. Ayant fait cette offrande, je pourrai participer à la cérémonie. La coutume veut que la future épouse soit d'abord fécondée par Gilgamesh, puis, mais seulement ensuite, par son futur mari. C'est l'usage, le conseil des dieux en a décidé ainsi pour toutes les femmes dès leur naissance. Tel est leur destin, et tel est le privilège du souverain.
À ce discours Enkidu pâlit de colère, et décida d'empêcher que ce rituel puisse avoir lieu. La courtisane lui dit :
- Au lieu de rester sur place à te laisser envahir par ton emportement, viens plutôt à Uruk pour le laisser éclater.
Pendant ce temps, la cérémonie pour les noces était prête à commencer, et un lit avait été préparé pour la déesse afin qu'elle préside à l'union de Gilgamesh et de la jeune fiancée.
Dans Uruk, les sacrifices se succédaient et les jeunes gens s'abandonnaient à la luxure. La rumeur de l'arrivée d'un homme venu pour empêcher le rituel s'était déjà répandue.
Enkidu entra dans la ville, suivi par la courtisane. La foule se rassembla autour de lui, les habitants palabraient sur son compte :
- Comme il ressemble à Gilgamesh, surtout de profil ! Il est plus petit par son ossature, mais sa musculature est aussi vigoureusement charpentée. Cela est dû à son lieu de naissance, il devait brouter les herbages printaniers et téter le lait des bêtes sauvages. Bien qu'il soit comme un dieu, Gilgamesh a donc désormais un double.
Au moment où le souverain voulut se rendre à la cérémonie de noce, Enkidu s'immobilisa dans la rue et lui barra la route. De toutes ses forces, il s'élança contre Gilgamesh, bloquant la porte de son pied, et empêcha le souverain d'entrer. Le combat commença, ils s'empoignèrent comme des athlètes, s'arc-boutant tels des taureaux. Dans la lutte, ils démolirent le seuil, arrachèrent les jambages et firent trembler les murs. Au bout d'un moment, Gilgamesh fut immobilisé et mit un genou à terre, sa colère retomba et il céda devant son adversaire.
C'est un être d'exception que ta mère, Ninsuna la Bufflesse, a mis au monde. On a élevé ta tête au-dessus de celles des autres hommes, même de ceux qu'on s'apprête à marier. Enlil t'a assigné la royauté sur tous les peuples.
Le monarque, ayant entendu ces paroles, comprit qu'il s'agissait du compagnon qui lui avait été annoncé dans ses rêves. Il proposa à Enkidu un pacte d'amitié et décida de le présenter à sa mère.
Ninsuna la Bufflesse le reçut et dit à son fils :
J'ai appris qu'Enkidu s'était plaint amèrement de ta conduite et qu'il t'avait affronté.
- C'est vrai, lui répondit-il. Debout devant la porte de la maison nuptiale, il s'est interposé, m'empêchant d'y entrer. Devant mon peuple, il s'est plaint, avec aigreur, de ma conduite. Mais il faut savoir que l'homme qui est ici devant toi, Enkidu, n'a eu ni père ni mère. Regarde sa chevelure, elle flotte librement sur ses épaules. Mis au monde dans la steppe, nul ne l'a élevé. Mais regarde-le bien, cet homme est un délice, mère, accueille-le avec bienveillance.
Enkidu, qui assistait, immobile, à ce dialogue, fut saisi et ému. Son cœur envahi par le chagrin, ses yeux emplis de larmes, les bras sans force, toute vigueur l'ayant abandonné, il se sentit brusquement abattu. Alors Gilgamesh, se penchant vers son nouvel ami, lui demanda :
- Pourquoi tes yeux se remplissent-ils de larmes, pour quelle raison ton cœur est-il serré par le chagrin, et toi si abattu ?
- À force de me lamenter, mon ami, ma nuque est devenue toute raide, mes bras sont sans force et ma vigueur anéantie.
Alors leurs mains se rejoignirent et ils s'enlacèrent. Ayant découvert dans quel état de détresse était plongé celui qu'il considérait désormais comme un frère, Gilgamesh tenta de lui redonner des forces en lui proposant de réaliser ensemble un exploit :
Si les enfants ont été mis au monde, ce n'est pas pour rester inactifs. Enkidu, partons ensemble jusqu'à la forêt de Cèdres, ce lieu mystérieux interdit aux humains. C'est là que demeure Humbaba, l'Ogre chargé par les dieux des Tempêtes d'en être le gardien féroce. Toi et moi, nous irons là-bas, nous couperons les cèdres pour pénétrer dans la forêt et nous abattrons cet être funeste, le rayant de la surface de la Terre.
Mais Enkidu, toujours abattu, lui répondit :
- Aller trouver Humbaba et le vaincre, hélas mon ami, c'est impossible. Lorsque je vivais dans le désert, j'ai appris que le périmètre de la forêt de Cèdres s'étend sur près de six cents kilomètres ! Qui pourrait y pénétrer ? Il nous faudrait d'abord triompher du monstre qui en est le gardien. Humbaba ! Lorsqu'il hurle, c'est le Déluge ! Sa bouche, c'est le feu ! Son souffle, c'est la mort ! Pourquoi te mettre en tête pareille entreprise ? C'est un combat perdu d'avance.
Gilgamesh insista :
- Je veux quand même escalader la montagne et me rendre dans cette forêt.
- Comment pourrions-nous vaincre cette forêt ? répliqua Enkidu. Elle est placée sous la surveillance de ces dieux redoutables, Wer et Adad, qui ne dorment jamais, règnent sur les tempêtes, les orages, et ont désigné Humbaba pour la défendre. Enlil lui a donné pour remplir sa mission de terribles armes : les Sept Effrois, rayons lumineux foudroyants. Ces fulgurances magiques le rendent invincible.
Gilgamesh lui répondit :
- Qui donc peut atteindre le Ciel, où seuls les dieux disposent de l'éternité ? Les hommes, eux, ont leurs jours comptés, tout ce qu'ils font n'est que du vent ! Et toi, tu crains de mourir, mais qu'est devenu ton courage ? J'avancerai donc en tête, suis-moi et contente-toi de crier : « En avant, n'aie pas peur ! » Si je succombe, du moins me serai-je fait un nom ! On dira de moi : « Gilgamesh a engagé la lutte contre Humbaba le Féroce. » Toi qui es né et as grandi dans la steppe, toi que les lions ont assailli, tu dois le comprendre. Tu as parlé avec tant de faiblesse que tu m'as fait de la peine, mais quoi qu'il en soit, j'ai décidé d'aller couper les cèdres et de me faire ainsi un renom éternel. Allons, Enkidu, suis-moi à la forge et demandons aux artisans de couler nos armes.
Après s'être concertés, les artisans forgerons décidèrent de créer des armes à la mesure de ces géants. Ils coulèrent des haches et des cognées de soixante kilos chacune, des épées et des baudriers du même poids. Les deux hommes porteraient trois cents kilos d'armes chacun.
Gilgamesh s'adressa alors aux jeunes guerriers d'Uruk pour annoncer à tous son projet :
- Je me sens assez fort pour affronter ce combat incertain. Souhaitez-moi bonne route. Je serai de retour pour la fête du Nouvel An et j'entrerai dans Uruk par la grande porte. La fête de l'Akitu ne peut se célébrer qu'en ma présence. N'ayez crainte, je reviendrai à temps pour mener le cortège vers la chapelle de l'Akitu, accompagné par la musique et les cris de joie.
Devant l'excitation des jeunes guerriers et l'enthousiasme populaire, Enkidu ne savait plus comment calmer Gilgamesh. Inquiet, il alla demander aux Anciens de retenir son ami :
- Les jeunes gens d'Uruk l'encouragent, mais vous qui détenez la sagesse, dites-lui de ne pas se rendre dans cette forêt. Cette expédition est de la folie. Gilgamesh n'est qu'un homme, alors que celui qui est chargé par les dieux de la défendre est un monstre sans pitié.
Les Anciens mirent en garde le souverain :
- Tu es jeune, Gilgamesh, et tu te laisses déborder par ta fougue ! Comprends-tu seulement ce dont tu parles ? Quelle légèreté ! Un papillon t'aurait-il donné le jour ? Sais-tu seulement qui est Humbaba ? Lorsqu'il crie, l'épouvante te saisit ! De sa bouche jaillit un feu mortel ! Son visage est terrible et monstrueux, ses yeux énormes et saillants, son nez camus et, autour de sa bouche, une barbe sinueuse lui donne un air terrifiant. Il perçoit le moindre bruit de la forêt sur six cents kilomètres ! Qui donc pourrait y pénétrer ? Même les Igigi, ces dieux infernaux, n'osent pas s'y aventurer, car c'est pour semer la terreur que les dieux l'ont créé afin de protéger les cèdres.
Ayant entendu les avis des sages, Gilgamesh jeta un regard moqueur à Enkidu :
-Alors, mon ami, diras-tu, toi aussi : Humbaba me fait peur, je ne veux pas y aller ?
Voyant qu'ils ne parviendraient pas à le convaincre de renoncer à son expédition, les Anciens lui prodiguèrent leurs conseils :
- Ne te fie pas à tes forces, Gilgamesh, ajuste bien ton regard afin que tes coups portent. Vous serez deux, celui qui marchera le premier peut sauver son compagnon, celui qui connaît l'itinéraire est une protection pour son ami. Enkidu devra marcher en tête car il connaît le chemin de la forêt de Cèdres. Habitué au combat, maître en matière de lutte, il te protégera, quitte à se jeter le premier dans les chausse-trapes. Devant l'assemblée, Enkidu, nous te confions solennellement notre roi. Tu devras nous le ramener sain et sauf.
Gilgamesh prit Enkidu par la main et l'emmena faire ses adieux à Ninsuna, la grande reine, sa mère.
- Allons, ami, lui dit-il, rendons-nous au sublime palais de Ninsuna. Elle, si sage, intelligente et sachant tout, saura nous indiquer l'itinéraire le plus prudent pour notre expédition.
Il lui dit :
- Ninsuna, je me sens assez fort pour franchir la longue route qui mène à Humbaba et pour l'affronter dans un combat incertain. Je crois pouvoir me lancer dans cette aventure hasardeuse et revenir de la forêt de Cèdres ayant immolé Humbaba le Féroce et éliminé cet être funeste de la Terre. D'ailleurs, Samash, le dieu du Soleil, le déteste et m'encourage à agir ainsi.
Ninsuna se retira en ses appartements, se purifia pour pouvoir s'adresser à un dieu supérieur. Elle enfila une robe qui soulignait ses formes, s'orna d'un collier mettant en valeur sa poitrine, posa sur la tête son diadème et, ainsi parée, elle s'élança sur la terrasse du palais. Là, devant Samash, elle disposa un brûle-parfum et lui présenta une offrande. Puis, les mains levées vers lui, elle s'écria :
- Pourquoi, m'ayant attribué Gilgamesh pour fils, lui as-tu assigné une âme aussi infatigable ? Voilà que maintenant tu l'incites à franchir la longue route qui mène à Humbaba, cet être funeste que tu hais. Mais toi, tandis que tu convoleras avec Aya, ta jeune épouse, accepteras-tu de protéger la vie de mon propre fils, de la confier aux gardes de la nuit, aux étoiles du soir ?
Puis, ayant éteint l'encensoir, elle s'adressa à Enkidu pour lui faire part de ses volontés :
- Puissant Enkidu, tu n'es pas sorti de mon sein, mais à présent je t'adopte solennellement. Au nom des filles de dieux qui entourent Gilgamesh, des prêtresses, des consacrées et des hiérodules, je t'adjure de ramener Gilgamesh, mon fils. Sache que c'est pour cette mission que je t'adopte.
Enkidu répondit :
- Je m'engage à protéger mon ami et à le sauvegarder. Ce roi que vous me confiez, je le ramènerai, que le voyage dure un mois ou qu'il dure une année, pour le remettre entre vos mains.
Gilgamesh s'adressa à Samash :
Ô mon dieu, si je reviens à Uruk, le coeur joyeux, je te bâtirai un palais et je te ferai asseoir sur un trône.
On leur apporta leurs armes. Tandis qu'ils partaient par la grand-rue, la foule les encourageait par ses louanges :
-Puisse Samash te conduire au triomphe et réaliser tes vœux. Qu'il t'ouvre les voies fermées, te rende aisé le chemin et la montagne praticable. Que tes songes nocturnes soient autant d'heureux présages. Que Lugalbanda, ton père légendaire, t'aide à triompher. Obtiens au plus tôt la victoire. Comme tu en as le désir, trempe tes pieds dans le fleuve de Humbaba. À chacun de tes bivouacs, creuse un puits, pour qu'il y ait toujours de l'eau pure dans tes outres, de quoi faire à Samash des libations d'eau fraîche, et, chaque fois, tu auras une pensée pour Lugalbanda. Pars, Gilgamesh ! Que Samash ton dieu protecteur t'accompagne et te conduise au triomphe !
Ils partirent pour cette longue marche. Au bout de deux cents kilomètres, ils mangèrent. Puis, après trois cents autres, ils bivouaquèrent. Ils avaient ainsi parcouru cinq cents kilomètres en un jour. Habituellement, ce trajet prend un mois et demi. Ils atteignirent le mont Liban en trois jours. Alors, se prosternant devant Samash, ils creusèrent un puits. Gilgamesh monta au sommet de la montagne et versa de la farine à brûler pour le dieu Soleil en disant :
- Montagne, fais venir en moi un songe qui soit une promesse de bonheur.
Illustration : Julie Ricossé
Enkidu exécuta alors un rituel magique pour Gilgamesh, il lui aménagea un abri pour la nuit tandis qu'une tempête passait, puis il le fit se coucher et l'enferma dans un cercle enchanté. Comme se courbe l'orge des champs lorsque le Soleil disparaît, Gilgamesh, ayant appuyé son menton sur ses genoux, sentit le sommeil qui se déverse sur les hommes tomber sur lui. À minuit, il se réveilla brusquement, se leva et raconta à son ami le songe qu'il venait de faire :
- Nous étions dans les ravins d'une gorge montagneuse. Brusquement, la montagne, dans une terrible avalanche, s'est écroulée sur nous. Nous nous sommes alors envolés, pareils à des mouches de roseaux.
Enkidu interpréta le songe :
- Mon ami, ce rêve est excellent ! La montagne que tu as vue signifie que nous nous emparerons de Humbaba, que nous l'immolerons et que nous jetterons son cadavre dans la plaine. Demain, Samash nous apprendra une bonne nouvelle.
Ils reprirent leur marche. Après deux cents kilomètres, ils s'arrêtèrent pour manger, puis s'endormirent. Gilgamesh, réveillé en sursaut, raconta son deuxième rêve :
- Au cœur du sommeil que concèdent les dieux, j'ai vu un songe étrange, fascinant et troublant, à la fois effrayant et bouleversant. Je luttais, corps à corps, avec un buffle sauvage. En mugissant, de ses sabots il fendait le sol, soulevant un nuage de poussière qui obscurcissait le Ciel. Je cédais devant lui, pliant le genou, lorsque quelqu'un me prit la main. Me saisissant par le bras, il dégagea mon corps écrasé par le buffle. Brusquement, je vis un autre homme dégainer sa dague et poser la lame sur ma tempe puis sur ma joue. Ensuite, il me fit boire l'eau de son outre.
Enkidu interpréta le rêve :
- Pour le premier, il s'agit de l'être surnaturel, du dieu vers lequel nous nous rendons. Ce buffle n'est pas du tout un présage hostile, il n'est autre que le Samash-Protecteur, le dieu Soleil-Resplendissant. Dans les épreuves, en plein danger, il nous prendra la main. Le second, celui qui t'a fait boire l'eau de son outre, c'est ton dieu paternel, ton divin patron, Lugalbanda, qui prend soin de toi et, de sa dague, honore ta personne. Si nous agissons sous leur protection, Gilgamesh, nous accomplirons ensemble quelque chose d'unique, une prouesse inouïe, jamais réalisée en ce monde.
La nuit suivante, Gilgamesh fut une troisième fois brusquement tiré de son sommeil :
- Enkidu ! Tu ne m'as pas appelé ? Pourquoi suis-je éveillé ? Tu ne m'as pas touché ? Pourquoi suis-je troublé ? Un dieu est-il passé, ou était-ce un fantôme ? Pourquoi ma chair frissonne-t-elle ? Mon ami, je viens d'avoir un troisième songe tout à fait bouleversant. Les cieux tonnaient, la terre grondait. Puis la tempête a fait place à un silence de mort. Le jour faiblissait, puis les ténèbres descendirent, enfin l'obscurité survint. Un éclair de foudre déclencha un incendie. Sur les flammes se mit à pleuvoir de la mort. Puis le brasier s'effondra sur lui-même et fut réduit en cendres.
Gilgamesh raconta ensuite un quatrième songe :
- J'ai vu en rêve un colosse, son visage avait l'aspect du gypse, sa taille était immense, les touffes de sa barbe drues comme des orges. À peine avions-nous pénétré dans la forêt que la bataille avec lui se déclencha, tandis que tu regardais, fasciné, l'éclat surnaturel d'un être très vieux.
Enkidu lui expliqua :
- Ce Humbaba que ton âme redoute tant, tu te mesureras longuement à lui, et tu l'abattras comme un taureau. De toute ta vigueur, tu lui couperas la tête. Quant au vieillard qui t'est apparu, c'est peut-être Wer, ton dieu, celui qui déclenche les ouragans ou bien ton géniteur : Lugalbanda.
Mais Gilgamesh poursuivit :
- J'ai vu un autre songe encore plus terrible que les précédents. Je regardais Anzu dans le Ciel, l'aigle colossal à tête de lion qui incarne les forces du Chaos. Il avait dérobé la tablette des Destins, celle qui gouverne le sort des dieux et des hommes. Sur elle étaient inscrits les caractéristiques et le devenir de chaque être. L'aigle s'est alors enfui dans la montagne, provoquant l'immobilité et le silence de tout l'univers. Ninurta, le dieu de la Guerre, après un premier assaut infructueux, réussit à le priver de la parole puis, lui ayant ôté le pouvoir de changer les destinées grâce aux conseils d'Enki-Ea, le dieu de la Magie, il parvint à le terrasser et à le mettre à mort. Anzu s'élança pour planer au-dessus de nous comme un nuage menaçant. Son aspect était monstrueux, sa bouche était du feu, son haleine, la mort. Un gaillard passa devant mes yeux et mes mains réussirent à empoigner ses ailes.
Enkidu interpréta :
- C'est moi que tu as vu dans ton rêve car je te soutiendrai contre lui. Quant au gaillard, il n'est autre que Samash le Tout-Puissant.
Après trois jours, ils atteignirent la montagne de Cèdres. Devant Samash, les larmes de Gilgamesh coulaient.
- La promesse que tu as faite à Ninsuna, ma mère, rappelle-t'en : Assiste-moi ! Exauce-moi !
Samash entendit ces paroles, et lui qui voit tout s'aperçut que Humbaba ne s'était pas encore préparé.
Depuis le Ciel, il fit entendre sa voix à Gilgamesh pour le prévenir :
- Talonne-le rapidement, fais-le maintenant, qu'il n'ait pas le temps de descendre dans la forêt. Empêche-le de regagner son repaire, de pénétrer dans les fourrés pour s'y cacher. Il n'a pas encore revêtu ses sept manteaux enchantés, ses sept cuirasses, il n'en porte qu'une et s'est débarrassé des six autres.
Alors ils foncèrent comme des buffles furieux. Mais le gardien de la forêt vociféra. Ce premier cri les emplit de terreur. Puis il hurla de plus belle. Enkidu retrouvait ses anciennes frayeurs. Gilgamesh tentait de le rassurer :
- Descendons ! C'est un terrain glissant, on ne peut pas y marcher seul. Mais à deux, c'est possible. Deux lionceaux sont plus forts qu'un seul lion. On ne peut rompre une cordelette à trois nœuds.
Enkidu fut à nouveau envahi par le désarroi :
- Quand bien même je parviendrais à descendre, à m'introduire dans la forêt pour ouvrir le chemin, mes bras, mes membres resteront paralysés.
Gilgamesh répondit :
- Pourquoi nous laisser aller à tant de faiblesse ? Nous avons franchi tous les obstacles, le terme du voyage est proche. Toi, Enkidu, mon ami, expert au combat, familier des batailles, frotte-toi le corps de plantes magiques et tu ne craindras plus la mort. Fais retentir ta voix comme un tambour, rugis à pleine voix, fais-la mugir comme une tornade. Éloigne la paralysie de tes bras, la faiblesse de tes genoux. Donne-moi la main, ami, marchons ensemble. Que ton cœur brûle à l'idée du combat ! Méprise la mort, ne pense qu'à la vie ! Celui qui veille sur quelqu'un doit être à toute épreuve ! Qui marche devant l'autre le préserve et sauvegarde son compagnon. Jusqu'à nos plus lointains descendants, nous aurons acquis la gloire.
Ils arrivèrent à la lisière de la forêt et restèrent là, immobiles et muets. Ils contemplèrent alors la hauteur des cèdres et examinèrent longuement comment entrer dans la forêt. Un sentier avait été creusé par les allées et venues de Humbaba. Le chemin était frayé, la marche était facile, une route toute droite au bout de laquelle on apercevait, au loin, la montagne de Cèdres, résidence des dieux. Sur le versant de la montagne, les cèdres déploient leur luxuriance, leur ombrage délicieux, empli de parfums suaves. Les buissons s'y entrelacent d'essences précieuses dégageant des substances aromatiques.
La forêt est entourée d'un premier fossé, large de dix kilomètres, puis d'un second de sept kilomètres. Ils les franchirent et entrèrent dans la forêt. Ils avançaient au milieu des arbres, attentifs au moindre bruit, lorsque tout à coup ils se retrouvèrent face à Humbaba. Le monstre ne cria pas, mais il les menaça de la malédiction d'Enlil qui avait interdit aux hommes d'y pénétrer. Gilgamesh fut impressionné, mais Enkidu lui rappela ses propres paroles, et l'exhorta au courage. Humbaba lui dit :
- Des fous et des inconscients t'auraient-ils conseillé, Gilgamesh, de venir m'affronter ? Et toi, Enkidu, qui n'es qu'un enfant trouvé, semblable aux œufs des poissons, qui n'as jamais connu ton père et, pas plus que les tortues, n'as jamais tété ta mère. En ton jeune âge, je t'observais, mais je me suis bien gardé de te fréquenter. À présent, si je te tuais, j'en aurais l'âme bien épanouie. Car c'est toi qui as conduit Gilgamesh jusqu'ici. Ne vois-tu pas que ce Gilgamesh est un étranger furieux, un ennemi ! J'aurais dû depuis longtemps lui déchirer la gorge et le donner en pâture aux serpentaires, aux aigles et aux vautours !
Gilgamesh dit alors à Enkidu qu'il n'était plus très sûr de reconnaître Humbaba, qu'il semblait avoir changé de visage.
- Pourquoi donc, mon ami, lui répondit Enkidu, chuchotes-tu ainsi, la main devant la bouche et la tête basse, en te cachant ? À présent, il n'y a plus qu'une issue : quand le vin est tiré il faut le boire. Si tu veux faire un carnage et frapper de grands coups, il n'est plus temps d'hésiter, trop tard pour quitter ces lieux, trop tard pour s'en retourner.
Gilgamesh reprit courage. Affrontant Humbaba, il le frappa à la tête. Ils piétinaient le sol, le martelaient de leurs talons, disloquant par leurs saccades l'Hermon et le Liban, au point qu'ils finirent par créer cette crevasse profonde que l'on appelle « la grande fosse syrienne ». La nuée claire devint sombre ; comme un brouillard, la mort les enveloppait.
Samash fit lever de grandes tempêtes contre Humbaba et le fit assaillir par les treize vents : du nord, du sud, de l'est, de l'ouest, souffleur, rafales, tourbillons, mauvais, poussière, mortifère, gel, tempête et tornade.
À portée des armes de Gilgamesh, Humbaba ne pouvait plus ni reculer, ni avancer. Son visage s'assombrit. Il tenait à la vie, il essaya de l'amadouer :
- Tu as été enfant, tu as été mis au monde par ta mère et tu descends de Lugalbanda. Si tu t'es élevé au-dessus des hommes, c'est grâce à Samash, roi de cette montagne. Souverain Gilgamesh, rejeton du cœur d'Uruk, je serai à tes ordres et je te livrerai autant d'arbres que tu m'en commanderas. Je réserverai pour toi les myrtes, et tous les bois destinés à embellir les édifices de ta ville...
Mais Enkidu le mit en garde :
- N'écoute pas ses discours, ne réponds pas à ses prières.
Voyant qu'Enkidu était le pire de ses ennemis, Humbaba lui dit :
- Tu es au courant du projet de Gilgamesh et de son dessein concernant ma forêt, et tu sais comment lui parler pour l'infléchir. J'aurais pu t'égorger, Enkidu, tu le sais, et à présent il est en ton pouvoir de me sauver. Persuade Gilgamesh de me laisser la vie.
Mais Enkidu n'en démordait pas :
- Achève-le, égorge-le, écrase-le avant qu'Enlil n'entende son appel et que les grands dieux ne soient furieux contre nous de nous en prendre à celui qu'ils ont établi ici. Gilgamesh, accomplis ta gloire éternelle, celle d'avoir vaincu Humbaba ! Mon ami, si tu attrapes un oiseau, où vont ses petits ? Débarrassons-nous d'abord de Humbaba, après nous nous occuperons de ses fulgurances. Comme des oisillons, elles se seront égaillées dans l'herbe. Frappe-le en premier et après tu pourras abattre ses défenses.
Humbaba se sentit perdu et il lança une malédiction sur ses deux adversaires :
- Qu'ils ne connaissent jamais la vieillesse, ni l'un ni l'autre ! Qu'Enkidu, comme son ami, ne trouve jamais de salut !
Voyant que Gilgamesh ne bougeait pas, Enkidu se décida :
- J'ai beau te parler, mon ami, tu ne m'écoutes pas, c'est donc moi qui vais expédier Humbaba.
Enkidu dégaina à cinq reprises, tandis que Humbaba bondissait pour lui échapper. Il finit par le tuer à coups de pique. Aussitôt d'épaisses ténèbres s'abattirent sur la montagne.
Ayant ainsi frappé le scélérat, ils purent abattre les sept fulgurances et les démembrer. Gilgamesh prit sur lui, pour s'enfoncer dans la forêt, une charge de deux cent trente kilos, un filet de trente kilos et une épée de deux cents kilos. Les deux amis se mirent à abattre librement les cèdres ; Enkidu repérait les troncs les plus intéressants et Gilgamesh les abattait.
Nous venons, dit Enkidu, d'abattre un cèdre extraordinairement élevé dont la cime perçait le Ciel. Fais-en faire un vantail de porte pour le temple d'Enlil, de trente-six mètres de haut et douze de large, dont les trois pivots soient de six mètres chacun. Nous le ferons flotter sur l'Euphrate jusqu'à Nippur qui sera en liesse.
Ils agencèrent un radeau et descendirent le fleuve. Gilgamesh portait à bout de bras, comme un trophée, la tête de Humbaba.
6 commentaires:
Chouette! Sumer et son Gilgamesh... Bientôt Babylone et son Hammourabi?
Joyeux anniversaire en retard au fait ;) À mercredi!
... ça roule ma poule !!!
Wouah ! Monseigneur qui déclame quelques mots de son cru !!!!
Rien que pour cette entrée en matière, je vais la lire, cette épopée ogresque !
Je reviendrais, comme dirait l'autre, et comme vous en avez l'habitude également... héhé
Et puis, joyeux z'anniversaire encore plus en retard. :)
Je vous sommes de recevoir mes plus sincères et délicats baisers sur votre front rugueux. A bientôt.
Tavernièrement vôtre.
... Et s'il vous fallait de nouveaux mots encore, Très Noble Fée, je serais prêt à vous les dire tous ... à vous les chuchoter dans le creux de l'oreille même ...
Quand à me sommer ... mmmhhh ... Ce n'est pas dans les manières d'un Ogre que de l'accepter ...
Je me rendrai donc en votre Divin Lieu sur l'heure, pour reparler de certaines rugosités que vous me prettez ...
Tous mes souhaits, ma Noble Fée ...
Damned ! 6 jours et 7 nuits accompagnée d'un gars capable de porter 300kg d'armes et de s'en prendre aussi violemment à Humbaba ?
Z'avez pas froid aux yeux, à l'époque !
Mais dites moa, seigneur, cet ogre était-il un de vos parents ? Avez-vous quelques différents avec Gilgamesh ? Un éventuel conflit ? Une rancune particulière ?
tres interessant, merci
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