vendredi 27 février 2009

... Des joies du mariage ... (premier épisode ...)



La fontaine de jouvence ; détail. Fresque - fin XIVe - début du XVe siècle. Château de Manta


La première joie de mariage arrive lorsque le jeune homme est dans sa belle jeunesse, qu'il est frais et gaillard, brillant et séduisant, et qu'il ne se préoccupe que d'être tiré à quatre épingles, de composer des ballades et de les chanter, de regarder les femmes les plus belles et de chercher comment il pourra goûter les plaisirs de l'amour et mener une vie agréable, selon ses moyens financiers ; il ne se préoccupe pas de savoir d'où vient l'argent, car il se trouve que vivent encore son père ou sa mère ou d'autres parents qui subviennent à ses besoins. Mais il a beau mener largement la belle vie, il ne peut plus le supporter et regarde les autres qui, mariés, sont bien emprisonnés dans la nasse, mais qui - du moins le croit-il - se divertissent, parce qu'ils ont auprès d'eux l'appât, c'est-à-dire une femme, belle, bien parée et vêtue de beaux habits ; peut-être n'est-ce pas le mari qui les a payés, mais on lui fait croire qu'ils proviennent d'une libéralité de son père ou de sa mère. Alors notre jeune homme tourne et vire autour de la nasse tant et si bien qu'il finit par trouver l'entrée et il se marie. Sa hâte de goûter à l'appât le conduit souvent à peu s'enquérir de tout ce que cela va lui coûter, aussi se jette-t-il dans la nasse sans marchander.

Le voici maintenant enfermé le pauvre homme, lui qui, autrefois, ne se préoccupait que de chanter, d'être tiré à quatre épingles et de se procurer des bourses de soie ou autres colifichets pour offrir aux belles. Là, pendant un certain temps, il connaît plaisirs et jouissances et ne songe pas à sortir jusqu'au jour où il en a envie. mais il est trop tard. Il lui faut donner à sa femme un train de vie qui lui convienne ; il se trouvera même qu'elle aime paraître et plaire, et, l'autre jour, à une réception à laquelle elle s'était rendue, elle aura peut-être remarqué que des jeunes femmes, des bourgeoises ou d'autres femmes de son milieu, étaient habillées à la dernière mode. Elle entend aussitôt être habillée comme les autres. Alors elle choisit le lieu, le moment et l'heure pour aborder ce sujet avec son mari persuadée que les femmes devraient naturellement parler de leurs problèmes personnels là où leurs maris sont le plus enclins à se soumettre et le plus disposés à dire oui, je veux parler du lit, là où le conjoint s'attend à goûter plaisirs et jouissances et où, lui semble-t-il, il n'a rien d'autre à faire. Alors sa femme commence à lui dire :

« Mon ami, laissez-moi, car je suis très contrariée.

- Ma mie, mais à cause de quoi ?

- Ah oui, j'ai bien des raisons de l'être : mais je ne vous en dirai rien. car vous ne tenez aucun compte de ce que je vous dis.

- Mais, ma mie, pourquoi vous me parlez ainsi ?

- Mon Dieu, monsieur, il n'est pas nécessaire que je vous le dise, parce que, vous aurais-je exposé l'affaire, vous n'en tiendriez pas compte et vous vous imagineriez que je l'aurais fait pour d'autres motifs.

- En vérité, vous me le direz.

- Eh bien, répond-elle, je vais vous le dire, puisque vous le désirez. Mon ami, vous savez que l'autre jour, je me suis rendue à une réception à laquelle vous m'aviez envoyée, ce qui ne me plaisait guère. Eh bien, une fois là-bas, je vis qu'aucune femme de ma condition, même la plus modeste, n'était plus mal habillée que moi.

« Ce n'est pas pour me vanter, mais, Dieu merci, je suis issue d'une aussi bonne famille que telle dame, demoiselle ou bourgeoise qui me fut présentée (je m'en rapporte aux généalogistes). Je ne dis pas cela à cause de ma tenue vestimentaire, car peu m'importe comme je suis mise, mais j'en ai honte, je ne fais honneur ni à vous ni à vos amis.

- Allons donc, ma mie, quelle toilette portaient-elles à cette réception ?

- Ma foi, répond-elle, il n'y avait aucune femme de ma condition, même la plus modeste, qui ne portât une robe d'écarlate ou d'étoffe de Malines ou de beau drap de fine laine, fourrée de « bon gris » » ou de « petit gris », avec de grandes manches et un capuchon assorti, en forme de cruche et avec un ruban de soie rouge ou verte traînant jusqu'à terre, le tout exécuté à la dernière mode. Or moi, je portais encore mon ensemble de mariée qui est bien usé et bien court, parce que j'ai grandi depuis qu'on me l'a fait : j'étais encore une adolescente lorsque je vous ai été donnée, et pourtant, me voilà déjà bien flétrie : j'ai connu tant de fatigues qu'on me prendrait pour la mère de telle dont je pourrais être la fille. Oui, au milieu de ces femmes. j'éprouvais une telle honte que, timide, je ne savais quelle attitude adopter. Mais ce qui me fit le plus de mal, c'est lorsque la dame de tel endroit et la femme d'un tel déclarèrent devant tous que c'était vraiment une honte d'être aussi mal habillée, et, ma foi, elles n'ont pas à craindre de m'y voir retourner d'ici longtemps.

- Allons, dit ce respectable benêt, je vais vous expliquer. Vous savez bien que nous avons beaucoup de difficultés, vous savez, qu'au début de notre mariage, nous n'avions guère de meubles et nous avons dû acheter des lits, des couvertures, des tapisseries et beaucoup d'autres objets ; aussi n'avons-nous plus beaucoup d'argent à présent. Et puis, vous savez bien qu'il est nécessaire d'acheter deux bœufs pour notre métayer de tel endroit : il y a encore le pignon de notre grange qui est tombé l'autre jour à cause de la toiture, c'est donc la première réparation à faire. Et puis, je dois aussi me rendre à l'audience du tribunal à tel endroit, à cause d'un procès concernant une terre que vous possédez dans ce coin, terre qui ne m'a rien rapporté, ou bien peu, mais qui va m'obliger à faire de grandes dépenses.

- Ah oui, monsieur, je savais bien que vous ne sauriez me faire d'autre reproche que ma terre. »

Alors, elle se tourne dans le lit de l'autre côté :

« Pour l'amour de Dieu, laissez-moi tranquille, car je ne vous en parlerai plus jamais.

- Ah, diable ! ajoute notre respectable benêt, vous vous fâchez sans raison.

- Non, ce n'est pas vrai, monsieur, car si cette terre ne vous a rien rapporté, ou presque, je n'y puis rien. D'ailleurs, vous savez bien qu'on avait parlé de me marier à un tel et à un tel, et ce en plus de vingt endroits différents : ils ne réclamaient que la beauté de mon corps. Mais, vous le savez bien, à force de vous voir sans cesse aller et venir, je ne voulais que vous, ce qui me brouilla avec monsieur mon père qui m'en veut encore, et je me le reproche amèrement, car je crois être la femme la plus malheureuse qui fut jamais. Et je vous le demande, monsieur, continue-elle, est-ce que la femme d'un tel et celle de tel autre qui avait bien songé m'épouser sont dans l'état où je suis ? Et elles ne sont même pas de mon rang. Par saint Jean, les robes qu'elles abandonnent à leurs femmes de chambre ont plus de valeur que mes effets du dimanche. Je ne sais pas pourquoi certains prétendent que c'est bien dommage que meurent tant d'êtres jeunes et bons. Plaise à Dieu que je ne vive plus longtemps ! Au moins, vous seriez débarrassé de moi et je ne vous causerais plus de soucis.



Énée et Didon. Virgile, fol. 74 v° - XVe siècle



- Ma foi, ma mie, vous tenez de méchants propos, car il n'est rien que je n'aurais fait pour vous. Occupez-vous donc plutôt de ce que nous avons à faire. Retournez-vous de mon côté et je vais vous faire ce que vous voudrez.

- Mon Dieu, laissez-moi tranquille, car, ma foi, je n'en ai pas envie. Plût à Dieu que vous n'en ayez jamais plus envie que moi ! Par ma foi, vous ne me toucheriez plus jamais.

- Plus jamais ? dit-il.

- Non, assurément, plus jamais ! »

C'est alors qu'il s'imagine bien la mettre à l'épreuve en lui disant :

« Si je venais à mourir, vous seriez bien vite remariée à un autre.

- Moi, me remarier ? Après tout le plaisir que m'a donné le mariage ! Par la Sainte Hostie, jamais une bouche d'homme ne s'approcherait de la mienne. Et si je savais qu'il me faudrait vivre après vous je m'arrangerais pour m'en aller la première. »

Et la femme de se mettre à pleurer, alors qu'elle n'en a pas du tout envie. Quant au brave homme, il est à la fois content et mécontent. Content, parce qu'il s'imagine avoir une épouse frigide et si pure qu'elle méprise ces bestialités, et aussi parce qu'il est fort épris d'elle. Mécontent, parce qu'il la voit pleurer, ce qui l'apitoie fort et le rend très malheureux ; il n'aura de cesse qu'elle ne soit calmée : aussi cherche-t-il tous les moyens de lui faire plaisir. Mais elle, qui veut réussir le coup qu'elle lui a monté pour obtenir sa robe, n'en fera rien : au contraire, elle se lèvera de bon matin, à une heure inhabituelle : toute la journée elle fera sa mauvaise tête, si bien qu'il n'en tirera pas un mot aimable.

La nuit suivante, elle se couchera, et, lorsqu'elle sera au lit, le brave homme écoutera pour voir si elle dort : il veillera à ce qu'elle ait les bras bien couverts et la couvrira au besoin. Alors elle fera semblant de s'éveiller, et le mari plein de sagesse de lui demander :

« Dormez-vous, ma mie ?

- Non, pas du tout.

- Êtes-vous bien calmée ?

- Calmée ? Mon irritation n'a pas grande importance.
« Et, Dieu merci, dit-elle en soupirant, je me contente de ce que j'ai puisque c'est la volonté de Dieu.

- Par Dieu, ma mie, s'il plaît à Dieu, nous aurons beaucoup plus. Et j'ai réfléchi à une chose : je vais vous procurer une toilette telle que, je m'en fais fort, vous serez aux noces de ma cousine, la femme la plus élégante.

- En vérité, je ne me rendrai à aucune réception cette année.

- Ma foi, ma mie, vous vous y rendrez et vous aurez ce que vous demandez.

- Ce que je demande ? Mais je ne demande rien. Aussi vrai que Dieu existe, je ne vous en parle pas par envie d'être admirée (personnellement je préférerais ne jamais sortir de chez nous, sauf pour aller à l'église), mais je vous en parle à cause des propos qu'elles échangeaient - je le sais de source sûre, d'une amie qui a entendu une grande partie de leur conversation et qui me les a rapportés. »

Alors le brave homme, responsable depuis peu du train du ménage, songe qu'il a beaucoup de choses à faire peut-être n'a-t-il pas beaucoup d'argent et peut-être la robe lui coûtera-t-elle cinquante ou soixante écus d'or. Il réfléchit mais ne trouve pas de bon moyen pour avoir des liquidités ; cependant, il faut qu'il s'en procure, car sa femme, à ses yeux, le mérite ; il loue même Dieu, au fond de son cœur, de lui avoir donné une perle aussi rare. Alors, il se met à se tortiller puis à se tourner et retourner d'un côté puis d'un autre, mais de toute la nuit il ne trouvera un sommeil réparateur. Et, dans certains cas, la femme est si rusée qu'elle reconnaît bien là son travail et rit toute seule sous les draps.

Le lendemain matin, le brave homme, courbatu après la nuit durant laquelle il n'a cessé de réfléchir, se lève et s'en va. Il trouve les tissus et les garnitures en fourrure, mais peut-être, pour les obtenir, a-t-il dû ou bien signer aux marchands une reconnaissance de dette, ou bien emprunter, ou bien s'engager à servir une rente annuelle de dix ou vingt livres, en attendant de pouvoir rembourser, ou bien vendre le bijou ancien, en or ou en argent, qui datait de l'époque de son bisaïeul et que son père avait conservé pour lui. Il fait tant qu'il revient chez lui pourvu de tout ce que sa femme lui demandait. Mais elle paraît y être totalement indifférente et maudit tous ceux qui lancèrent des modes aussi coûteuses. Et lorsqu'elle voit qu'elle a atteint son but, puisqu'il a apporté tissus et fourrure, elle lui dit :

« Mon ami, ne venez pas me dire un jour que je vous ai fait dépenser votre argent, car, je vous le jure, je ne donnerais pas un sou de la plus belle robe du monde, pourvu que j'aie un vêtement chaud. »

Et bien vite la robe se fait, ainsi que la ceinture et le capuchon assortis qui seront exhibés dans plus d'une église et plus d'un bal.

Puis vient le moment où il faut payer les créanciers, mais le pauvre homme ne peut pas les payer et ils ne veulent plus attendre ; aussi le font-ils ou saisir ou excommunier. Sa femme l'apprend, elle voit faire la saisie : peut-être a-t-on pris ses bijoux pour l'achat desquels il s'était endetté. Or il arrivera qu'après l'excommunication, il sera frappé d'une « aggrave », ce qui poussera sa femme à ne plus oser sortir de chez elle. Dieu sait dans quels plaisirs et dans quelles joies le pauvre homme va vivre et user le reste de ses jours ; sa femme va criant à travers la maison :

« Maudite soit l'heure où je suis née ! Que ne suis-je morte dans la robe blanche de mon baptême ! Hélas ! jamais une femme de ma famille n'a connu une telle honte, cette famille qui m'a si tendrement choyée. Hélas ! dit-elle, je me donne tant de mal pour tenir la maison : et tout ce que je peux faire et épargner se dissipe. En plus de vingt bons endroits, j'aurais pu me marier si je l'avais voulu, et j'aurais été comblée d'honneurs et d'argent, car je vois bien comment vivent maintenant les femmes de mes anciens prétendants. Pauvre malheureuse que tu es, pourquoi la mort ne vient-elle pas te prendre ? »



Lucrèce dans son lit reçoit Tarquin. Vie des femmes célèbres d'Antoine du Four, fol. 31 - vers 1505



C'est en ces termes que la femme se lamente, elle qui ne pense pas à ses propres manigances, aux toilettes et aux bijoux qu'elle a voulu avoir, aux réceptions et aux noces où elle s'est rendue, alors qu'elle aurait dû rester à la maison pour s'occuper de son ménage. Elle met tout sur le compte de la négligence du pauvre homme qui se trouve n'y être pour rien ; c'est elle la vraie responsable. Cependant, il est si bête - c'est la règle du jeu - qu'il ne comprend pas que c'est sa faute à elle. Ne demandez pas dans quelles pénibles pensées il est, lui qui ne dort plus, qui, lorsqu'il prend du repos, ne songe qu'à la manière de calmer sa femme et de régler ses dettes, mais ce qui le chagrine le plus, c'est la mauvaise humeur de son épouse.

C'est ainsi qu'il dépérit peu à peu, tombe dans la pauvreté et, il ne s'en relèvera jamais, puisqu'il est acculé aux extrémités, mais tout pour lui n'est que joie. Il est enfermé dans sa nasse et, dans certains cas, il ne s'en repent même pas : en effet, n'y serait-il pas, il s'y mettrait bien vite. C'est là qu'il usera le reste de son existence, en dépérissant de jour en jour, et il finira sa vie dans la misère.


Les quinze joies de mariage ; auteur anonyme ; France, début du XVIe siècle


Bouclier d'apparat. Pays-Bas bourguignons, fin du XVe siècle

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Pour la version romancée de l'affaire, relire "Madame Bovary".

Anonyme a dit…

... Ou à lire tout court, ce qui ne sera pas si mâle ... Jamais réussi à lire ce foutu bouquin, moi ...

Elbereth a dit…

hihi, et bien, les manipulations féminines, que j'appellerais davantage négociations, ne semblent guère avoir beaucoup changées depuis le XVIè siècle !
Bon sauf qu'à cette époque, c'est forcément de la faute de la femme si son époux n'est pas capable de deviner et de comprendre que l'élégance est le summum de la présence lors d'une réception, et que s'il est pas doué pour les comptes, c'est uniquement sa faute !

Mais bon, on va pas encore se battre au sujet de la confrontation homme/femme, l'important, c'est que j'ai toujours raison.

Monseigneur, mes hommages...

Anonyme a dit…

... Me battre avec vous au sujet d'une confrontation homme/femme ... ???

M'est-il permis de choisir l'endroit ???

Veuillez recevoir, ma Très Noble Fée, l'expression de mes plus élégants et dispendieux hommages ...