vendredi 21 novembre 2008

Très brève relation de la destruction des Indes ...


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Représentation hollandaise des premiers "sauvages" rencontrés par des Européens ; gravure du XVIIe siècle


Les Indes ont été découvertes en l'année 1492 ; elles furent peuplées l'année suivante de chrétiens espagnols, de sorte qu'en quarante-neuf ans de nombreux Espagnols s'y sont rendus. La première terre où ils pénétrèrent pour s'y établir est la grande et bienheureuse île Espagnole, qui a six cents lieues de pourtour. Il y a tout autour d'innombrables autres îles très grandes. Nous les avons vues et elles étaient toutes aussi peuplées et pleines de naturels, les Indiens, que n'importe quelle terre habitée du monde.
La Terre Ferme, dont le point le plus proche est à environ deux cent cinquante lieues de l'île, a dix mille lieues de côtes connues, et on en découvre chaque jour davantage. Toutes les terres découvertes jusqu'en 1541 sont tellement pleines de gens, comme une ruche, que l'on croirait que Dieu y a mis la plus grande quantité de tout le lignage humain.


Dessin de J. de Winghe, gravé par Théodore de Bry, 1598


Tous ces peuples universels et innombrables, de toutes sortes, Dieu les a créés extrêmement simples, sans méchanceté ni duplicité, très obéissants et très fidèles à leurs seigneurs naturels et aux chrétiens qu'ils servent ; les plus humbles, les plus patients, les plus pacifiques et tranquilles qui soient au monde ; sans rancune et sans tapage, ni violents ni querelleurs, sans rancœur, sans haine, sans désir de vengeance. Ce sont aussi des gens de conformation délicate, fluette et fragile, qui supportent difficilement les travaux et meurent très facilement de n'importe quelle maladie. Les fils de princes et de seigneurs de chez nous, élevés dans l'aisance et la vie douce, ne sont pas plus fragiles qu'eux, et même pas plus fragiles que les Indiens de familles paysannes. Ce sont aussi des gens très pauvres, qui possèdent fort peu et qui ne veulent pas posséder de biens temporels ; c'est pourquoi ils ne sont ni orgueilleux, ni ambitieux, ni cupides. Leur nourriture n'est ni plus abondante, ni meilleure, ni moins pauvre que celle des Saints Pères dans le désert. Ils vont en général tout nus, ne couvrant que leurs parties honteuses ; ils se couvrent tout au plus d'une couverture de coton d'une aune et demie à deux aunes carrées. Leurs lits sont des nattes et, au mieux, ils dorment dans des sortes de filets suspendus qu'ils appellent hamacs dans la langue de l'île Espagnole.


Gravure de Théodore de Bry, America pars IV, pl. XXI, 1594


Ils ont l'entendement clair, sain et vif. Ils sont très capables et dociles pour toute bonne doctrine, et très aptes à recevoir notre sainte foi catholique et à acquérir des mœurs vertueuses. Dieu n'a pas créé au monde de peuple où il y ait moins d'obstacle à cela.
Et dès qu'ils commencent à entendre parler des choses de la foi ils insistent tellement pour les connaître et exercer les sacrements de l'Eglise et le culte divin qu'en vérité les religieux doivent être dotés par Dieu d'une signalée patience pour les supporter. Finalement, j'ai entendu souvent, depuis plusieurs années, beaucoup d'Espagnols qui n'étaient pas des religieux, dire qu'ils ne pouvaient nier la bonté visible de ces gens. Ils auraient été certainement les plus heureux du monde si seulement ils avaient connu Dieu.
C'est chez ces tendres brebis, ainsi dotées par leur créateur de tant de qualités, que les Espagnols, dès qu'ils les ont connues, sont entrés comme des loups, des tigres et des lions très cruels affamés depuis plusieurs jours. Depuis quarante ans, et aujourd'hui encore, ils ne font que les mettre en pièces, les tuer, les inquiéter, les affliger, les tourmenter et les détruire par des cruautés étranges, nouvelles, variées, jamais vues, ni lues, ni entendues. J'en dirai quelques-unes plus loin ; elles ont été telles que sur les trois millions de naturels de l'île Espagnole que nous avons vus il n'y en a même plus deux cents aujourd'hui.


Gravure de Théodore de Bry, America pars IV, pl. XX, 1594


L'île de Cuba, qui est à peu près aussi longue que la distance de Valladolid à Rome, est aujourd'hui presque entièrement dépeuplée. L'île de San Juan et celle de Jamaïque, qui sont des îles très grandes, très heureuses et très belles, sont toutes deux dévastées. Les îles Lucayes, qui sont voisines de l'Espagnole et de Cuba au nord, sont plus de soixante avec celles que l'on appelait les îles des Géants et d'autres grandes et petites. La pire de toutes est plus fertile et plus belle que le jardin du roi de Séville. C'est la terre la plus saine du monde. II y avait là plus de cinq cent mille âmes, il n'y a plus personne aujourd'hui. Les Espagnols ont tué tous les habitants en les transportant à l'île Espagnole où ils avaient vu qu'il ne leur en restait plus.
Un navire a parcouru les îles pendant trois ans pour y chercher des gens après qu'elles avaient été vendangées. Parce qu'un bon chrétien, par pitié pour ceux qui s'y trouvaient, les avait convertis et gagnés au Christ, on n'a trouvé que onze personnes, que j'ai vues.
Plus de trente autres îles voisines de l'île de San Juan sont dépeuplées et perdues pour la même raison. Toutes ces îles représentent plus de deux mille lieues de terre entièrement dépeuplée et déserte.
Sur la grande Terre Ferme nous sommes certains que nos Espagnols, par leurs cruautés et leurs œuvres néfastes, ont dépeuplé et dévasté des terres pleines d'hommes doués de raison qui sont aujourd'hui désertes. Ce sont plus de dix royaumes plus grands que toute l'Espagne, l'Aragon et le Portugal réunis, et plus de terre qu'il n'y en a deux fois entre Séville et Jérusalem, ce qui fait plus de deux milles lieues.
Au cours de ces quarante ans, plus de douze millions d'âmes, hommes, femmes et enfants, sont morts injustement à cause de la tyrannie et des œuvres infernales des chrétiens. C'est un chiffre sûr et véridique. Et en réalité je crois, et je ne pense pas me tromper, qu'il y en a plus de quinze millions.


Gravure de Théodore de Bry, America pars IV, pl. XVI, 1594


Ceux qui sont allés là-bas et qui se disent chrétiens ont eu principalement deux manières habituelles d'extirper et de rayer de la face de la terre ces malheureuses nations. L'une en leur faisant des guerres injustes, cruelles, sanglantes et tyranniques. L'autre, après avoir tué tous ceux qui pourraient désirer la liberté, l'espérer ou y penser, ou vouloir sortir des tourments qu'ils subissaient, comme tous les seigneurs naturels et les hommes (car dans les guerres on ne laisse communément en vie que les jeunes et les femmes), en les opprimant dans la plus dure, la plus horrible et la plus brutale servitude à laquelle on a jamais soumis hommes ou bêtes. A ces deux formes de tyrannie infernale se réduisent, se résument et sont subordonnées toutes les autres, infiniment variées, de destruction de ces peuples.
Si les chrétiens ont tué et détruit tant et tant d'âmes et de telle qualité, c'est seulement dans le but d'avoir de l'or, de se gonfler de richesses en très peu de temps et de s'élever à de hautes positions disproportionnées à leur personne. A cause de leur cupidité et de leur ambition insatiables, telles qu'il ne pouvait y en avoir de pires au monde, et parce que ces terres étaient heureuses et riches, et ces gens si humbles, si patients et si facilement soumis, ils n'ont eu pour eux ni respect, ni considération, ni estime. (Je dis la vérité sur ce que je sais et ce que j'ai vu pendant tout ce temps.) Ils les ont traités je ne dis pas comme des bêtes (plût à Dieu qu'ils les eussent traités et considérés comme des bêtes), mais pire que des bêtes et moins que du fumier.
C'est ainsi qu'ils ont pris soin de leurs vies et de leurs âmes, et c'est pourquoi ces innombrables gens sont morts sans foi et sans sacrements. Or c'est une vérité notoire et vérifiée, reconnue et admise par tous, même par les tyrans et les assassins, que jamais les Indiens de toutes les Indes n'ont fait le moindre mal à des chrétiens. Ils les ont d'abord crus venus du ciel jusqu'à ce que, à plusieurs reprises, les chrétiens leur aient fait subir, à eux ou à leurs voisins, toutes sortes de maux, des vols, des meurtres, des violences et des vexations.

Bartolomé de Las Casas (1474-1566) ; Très brève relation de la destruction des Indes, v. 1540


Gravure de Théodore de Bry, America pars IV, pl. XXII, 1594



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