dimanche 3 août 2008

Adorable ... !!!


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Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901) ; La toillette, 1896


« Adorable »


ADORABLE. Ne parvenant pas à nommer la spécialité de son désir pour l'être aimé, le sujet amoureux aboutit à ce mot un peu bête : adorable !




Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901) ; La blanchisseuse, 1884-1888


1. « Par un beau jour de septembre, je suis sorti pour faire des courses. Paris était adorable, ce matin-là... etc. »
Une foule de perceptions viennent former brusquement une impression éblouissante (éblouir, c'est à la limite empêcher de voir, de dire) : le temps qu'il fait, la saison, la lumière, l'avenue, la marche, les Parisiens, le shopping, tout cela tenu dans ce qui a déjà vocation de souvenir : un tableau, en somme, le hiéroglyphe de la bienveillance (tel que l'eût peint Greuze), la bonne humeur du désir. Tout Paris est à ma disposition, sans que je veuille le saisir : ni langueur ni cupidité. J'oublie tout le réel qui, dans Paris, excède son charme : l'histoire, le travail, l'argent, la marchandise, la dureté des grandes villes ; je ne vois en lui que l'objet d'un désir esthétiquement retenu. Du haut du Père-Lachaise, Rastignac lançait à la ville : À nous deux maintenant ; je dis à Paris : Adorable !


Sur une impression de la nuit, je me réveille alangui par une pensée heureuse : « X... était adorable, hier soir. » C'est le souvenir de quoi ? De ce que les Grecs appelaient la charis ; « l'éclat des yeux, la beauté lumineuse du corps, le rayonnement de l'être désirable » ; peut-être même, tout comme dans la charis ancienne, j'y ajoute l'idée – l'espoir – que l'objet aimé se donnera à mon désir.



Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901) ; La coiffure, 1891


2. Par une logique singulière, le sujet amoureux perçoit l'autre comme un Tout (à l'instar du Paris automnal), et, en même temps, ce Tout lui paraît comporter un reste, qu'il ne peut dire. C'est tout l'autre qui produit en lui une vision esthétique : il le loue d'être parfait, il se glorifie de l'avoir choisi parfait ; il imagine que l'autre veut être, comme lui-même voudrait l'être, non pour telle ou telle de ses qualités, mais pour tout, et ce tout, il le lui accorde sous la forme d'un mot vide, car Tout ne pourrait s'inventorier sans se diminuer : dans Adorable ! Aucune qualité ne vient se loger, mais seulement le tout de l'affect. Cependant, en même temps qu'adorable dit tout, il dit aussi ce qui manque au tout ; il veut désigner ce lieu de l'autre où vient s'accrocher spécialement mon désir, mais ce lieu n'est pas désignable ; de lui, je ne saurai jamais rien ; mon langage tâtonnera, bégaiera toujours pour essayer de le dire, mais je ne pourrai jamais produire qu'un mot vide, qui est comme le degré zéro de tous les lieux où se forme le désir très spécial que j'ai de cet autre-là (et non d'un autre).



Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901) ; Modèle, 1896


3. Je rencontre dans ma vie des millions de corps ; de ces millions je puis en désirer des centaines ; mais, de ces centaines, je n'en aime qu'un. L'autre dont je suis amoureux me désigne la spécialité de mon désir.
Ce choix, si rigoureux qu'il ne retient que l'Unique, fait, dit-on, la différence du transfert analytique et du transfert amoureux ; l'un est universel, l'autre est spécifique. Il a fallu beaucoup de hasards, beaucoup de coïncidences surprenantes (et peut-être beaucoup de recherches), pour que je trouve l'Image qui, entre mille, convient à mon désir. C'est là une grande énigme dont je ne saurai jamais la clef : Pourquoi est-ce que je désire Tel ? Pourquoi est-ce que je le désire durablement, langoureusement ? Est-ce tout lui que je désire (une silhouette, une forme, un air) ? Ou n'est-ce seulement qu'un morceau de ce corps ? Et, dans ce cas, qu'est-ce qui, dans ce corps aimé, a vocation de fétiche pour moi ? Quelle portion, peut-être incroyablement ténue, quel accident ? La coupe d'un ongle, une dent un peu cassée en biseau, une mèche, une façon d'écarter les doigts en parlant, en fumant ? De tous ces plis du corps, j'ai envie de dire qu'ils sont adorables. Adorable veut dire : ceci est mon désir, en tant qu'il est unique : « C'est ça ! C'est exactement ça (que j'aime) ! » Cependant, plus j'éprouve la spécialité de mon désir, moins je peux la nommer ; à la précision de la cible correspond un tremblement du nom ; le propre du désir ne peut produire qu'un impropre de l'énoncé. De cet échec langagier, il ne reste qu'une trace : le mot « adorable » (la bonne traduction de « adorable » serait l'ipse latin : c'est lui, c'est bien lui en personne).




Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901) ; Le baiser, 1892-1893


4. Adorable est la trace futile d'une fatigue, qui est la fatigue du langage. De mot en mot, je m'épuise à dire autrement le même de mon Image, improprement le propre de mon désir : voyage au terme duquel ma dernière philosophie ne peut être que de reconnaître – et de pratiquer – la tautologie. Est adorable ce qui est adorable. Ou encore : je t'adore, parce que tu es adorable, je t'aime parce que je t'aime. Ce qui clôt ainsi le langage amoureux, c'est cela même qui l'a institué : la fascination. Car décrire la fascination, cela ne peut jamais, en fin de compte, excéder cet énoncé : « je suis fasciné. » Ayant atteint le bout du langage, là où il ne peut que répéter son dernier mot, à la façon d'un disque enrayé, je me soûle de son affirmation : la tautologie n'est-elle pas cet état inouï, où se retrouvent, toutes valeurs mêlées, la fin glorieuse de l'opération logique, l'obscène de la bêtise et l'explosion du oui nietzschéen ?
...


Roland Barthes ; Fragments d'un discours amoureux, 1977




Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901) ; Dans le lit, 1892




Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901) ; Dans le lit, 1893

2 commentaires:

PetitChap a dit…

Oui, Adorable ne va pas sans Je-t'aime, il englobe la douceur, la plénitude, le sentiment de bien-être qui découle de la présence de l'autre... Il dit aussi le sentiment d'éternité de ce moment...

Vous comprendrez que je ne fasse pas de commentaire sur les illustrations... Elles sont bien évidemment excellentes ; elles montrent surtout que le petit Henry (sans mauvais jeu de mot) a peint autre chose que la Goulue et les cabarets. Ces sept tableaux dégagent une sérénité, une douceur, un sentiment d'éternité... Waouh ! En un mot, ils sont adorables...!

(Je découvre la "série" des trois tableaux dans le lit, je n'en connaissais qu'un... Belle découverte !)

Anonyme a dit…

Dingue comment, à partir d'un simple petit mot, on peut disserter et disserter encore !!! J'aime bien ! hihi

Je ne relèverais que cette histoire de fascination qui clos votre charmant article, Seigneur. Je suis bien d'accord sur le fait que la fascination est le témoignage d'une émotion qui dépasse le simple maniement des mots. Il est bien connu que malgré l'immensité du langage (des images qu'il peut créer, des élans qu'il peut nous apporter), celui-ci reste bien en dessous des émotions provoquées par la fascination (pour ne citer que cette idée).
C'est là qu'il faut sentir toute la force du mot en lui-même... Si fort qu'il ne devrait pas y avoir besoin d'explication, ni d'extensition au sentiment... Il se suffit à lui-même...
"Fascination" devient plus qu'un mot, il est concept, il est sens.

Lorsque la force de l'inexprimable se retrouve en quelques lettres, elle passe bien souvent inaperçu. C'est dommage.

Bon, et aussi, moa j'aime bien les autres tableaux plus connus de ce Toulouse Lautrec ! Les cabarets sont des demeures qui ne doivent pas être oubliées, si "adorables" qu'elles sont !^^