vendredi 20 juin 2008

Lady Day ... (suite...)


Découvrez Billie Holiday!



Un peu grâce à son père, mais surtout grâce à son talent, Billie croise bien des musiciens, notamment Bobby Henderson avec qui elle tourne dans plusieurs clubs de Harlem, et dont elle devient bientôt la compagne. La vie n'est pas rose dans l'Amérique de la crise : Billie se contente des pourboires, qui s'accumulent lorsqu'elle entonne Trav'lin' All Alone ou Them There Eyes.
En 1933, John H. Hammond, producteur pour Columbia, découvre Billie dans un club où elle chante par hasard, à l'occasion d'un remplacement. Immédiatement convaincu de son talent, il lui ouvre les studios de Columbia pour une session avec un autre jeune musicien sous contrat avec la firme, le clarinettiste Benny Goodman : ce jour-là, elle enregistre
Your Mother's Son-in-Law et Riffin' the Scotch, et y gagne trente-cinq dollars. L'année suivante, elle chante avec Bobby Henderson à l'Apollo, la salle à la mode où l'on vient applaudir les jeunes talents. Leur liaison cesse peu de temps après, Bobby étant déjà marié. Billie rencontre d'autres musiciens prometteurs : parmi eux, Lester Young, engagé par Fletcher Henderson. La chanteuse et le saxophoniste se lient immédiatement d'amitié. Lester la surnomme Lady Day, Billie le surnomme President, ou plus brièvement Prez. Elle et lui sillonnent les clubs après leurs engagements respectifs, du soir au matin.

Billie chante également avec Duke Ellington qui la choisit pour son court-métrage
Symphony in Black, dans lequel elle interprète Saddest Tale. À la même époque, elle entame une liaison avec le jeune saxophoniste Ben Webster. John Hammond programme le 2 juillet 1935 un enregistrement pour la firme Brunswick, avec Billie, Ben Webster, ainsi que Benny Goodman, le pianiste Teddy Wilson, le trompettiste John Truehart, le contrebassiste John Kirby et le batteur Cosy Cole. What a Little Moonlight Can Do et Miss Brown to You en ressortent, gravés à la perfection, et figurent dans les meilleures ventes de l'année. Tout va bien pour Billie, qui enchaîne les aventures sentimentales et installe sa mère à la tête d'un petit restaurant où, souvent, on se retrouve après la nuit pour le petit déjeuner.
Elle devient dès lors l'une des vedettes du jazz new-yorkais, à travers de nombreux engagements qu'elle partage régulièrement avec Teddy Wilson. Le style de Billie, intimiste, s'adapte mal aux plus grands shows, réservés à Bessie Smith et à ses imitatrices. Peu importe : ses disques avec Lester Young se vendent bien et Billie chante bientôt avec le grand orchestre de Count Basie, puis avec celui d'Artie Shaw. Une chanteuse noire dans un orchestre blanc ! La tournée avec ce dernier est pourtant écourtée, à cause du racisme des États du sud, où elle ne peut pas chanter, ni même réserver une chambre d'hôtel ou entrer dans un restaurant avec les musiciens de l'orchestre.

Les arbres du Sud portent un « étrange fruit » ...
Rentrée à New York, Billie continue de chanter dans les clubs grâce aux engagements que lui trouve John Hammond, en particulier au Café Society. C'est à cette époque qu'on la voit boire de plus en plus, et fumer de la marijuana entre les sets. C'est à cette époque aussi qu'elle enchaîne des liaisons féminines et qu'on la surnomme Mister Holiday.
En mars 1939, un jeune professeur de lycée, Lewis Allan, écrit un poème et le met lui-même en musique. Il proposa ensuite à Billie Holiday d'interpréter
Strange Fruit. Cette métaphore du lynchage des noirs dans la brise du sud devient la chanson-phare du Café Society et de Billie. La chanson déchaîne la controverse, et l'enregistrement qui en est bientôt tiré rencontre un immense succès.


Trav’lin’ Light


Qu’on ne vienne pas me parler de ces enfants de pionniers qui se mettaient en route dans des chariots bâchés, avec plein de peaux-rouges dans les collines ! Moi je suis la fille de l’Ouest façon 1937, avec seize musiciens blancs, Artie Shaw et sa Rolls, et des collines remplies de casse-nègres.
Tout a commencé un soir, à l’Uptown House, chez Clarke Monroe, avec l’arrivée d’Artie qui s’est mis à rêver tout haut de son nouvel orchestre : il lui fallait une attraction sensationnelle pour le lancer. Je lui ai dit :
Une attraction sensationnelle ? C’est facile : tu n’as qu’à engager une bonne chanteuse noire.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Il m’a attendue toute la nuit au club et m’a emmenée directement dans sa voiture pour faire l’ouverture à Boston. Il y avait aussi Georgie Auld, Tony Pastor et Max Kaminsky.
Avant de partir, nous sommes passés chez maman qui a préparé pour toute la bande du poulet frit, sur le coup de six heures et demie du matin, en guise de petit déjeuner. Elle a fait la conquête d’Artie avec son poulet : il n’avait jamais rien mangé d’aussi bon. On a tout liquidé, on s’est entassés dans la voiture, et fouette cocher !
Boston était alors dans une activité débordante. Nous jouions au Roseland, Glenn Miller passait juste au coin de la rue et un peu plus loin, c’était Chick Webb avec Ella Fitzgerald. L’orchestre de Chick était le plus célèbre, mais nous, on était plus connus que Miller. On n’avait jamais vu une sur scène seize hommes avec une chanteuse noire, ni à Boston ni ailleurs ; comment le public allait-il prendre la chose ? On le saurait dès la soirée d’ouverture au Roseland. Évidemment, Sy Schribman, le propriétaire et par ailleurs un gars qui avait lancé des orchestres comme ceux de Tommy Dorsey, Glenn Miller, etc., n’était pas à la fête.
Or, Artie était quelqu’un qui ignorait radicalement la distinction entre Noirs et Blancs. Sa réponse a été :
Je le prends sur moi. Et je sais que Lady sera parfaitement à la hauteur.
Je suis intervenue :
C’est une affaire qui me concerne, et je me fous de ne pas rester sur scène. Quand ça sera mon tour, tu me présentes, je chante, et je me barre.
Il n’y a rien eu à faire, et Artie s’est entêté :
Non ! Je te veux sur scène comme Helen Forrest, Tony Pastor et tous les autres.
Et on a fait comme ça. Tout s’est bien passé à Boston, mais la véritable épreuve allait avoir lieu dans le Kentucky, où nous étions programmés ensuite.
Le Kentucky, c’est comme Baltimore, à la lisière du Sud, c’est-à-dire un endroit où les gens prennent les questions raciales beaucoup plus au sérieux que les racistes d’opérette qui vivent plus bas.D’entrée, on a pas pu trouver un endroit qui accepte de me louer une chambre. Alors Artie s’est mis en rogne et a choisi le plus grand hôtel de la ville, avec la ferme intention de triompher, ou d’intenter un procès. J’ai voulu l’en empêcher :
Hé ! Mon vieux, tu veux me faire tuer ?



Il avait organisé cette tournée pour une raison précise : jouer devant le plus de gens possible avant de tenter une ouverture à New York. On avait assez à faire comme ça sans se coller des procès sur le dos à tire-larigot et faire le boulot de la NAACP [National Advancing Association for Coloured People]. Mais Artie était inébranlable. Il était impulsif et parfois bizarre, mais, dans le fond, il est épatant : un type extra. Jamais il ne reviendra sur sa parole ; s’il vous dit quelque chose, vous pouvez y compter. Et quand il avait pris une décision, il s’y tenait. S’il s’apercevait qu’il avait tort, plutôt que de se renier, il préférait souffrir. C’est pour ça que je l’aimais bien, et pour ça aussi qu’il ne m’a pas écoutée dans le Kentucky. Il m’a escortée avec huit gars de l’orchestre jusqu’à la réception du plus grand hôtel de la ville.
Je ne crois pas qu’un Noir ait jamais pu louer une chambre auparavant dans cet endroit ; mais les copains ont fait comme si c’était aussi naturel que de respirer. Le portier n’a certainement pas dû en croire ses yeux, et en a déduit que je ne pouvais pas être Noire, puisque personne n’aurait eu une telle audace. Il m’a peut-être prise pour une Espagnole ou quelque chose d’approchant ; toujours est-il qu’il m’a donné une jolie chambre sans piper mot. Les gars ont savouré cette première victoire, et évidemment décidé d’en rajouter : ils ont fait tous les huit le tour de la salle à manger en dansant, me précédant comme si j’étais le Queen Mary et eux une flotille de remorqueurs. Nous nous sommes installés, et avons commandé un repas au champagne, essayant le plus possible de faire sensation. Et on y a réussi. Après cette scène j’ai l’impression que la direction de l’hôtel s’est dit qu’elle avait limité les dégâts en acceptant de me louer une chambre.
Dans cette ville il y avait un homme à poigne : c’était le shérif ; il régentait tout. Le soir où nous avons débuté, dans une caverne naturelle sous le rocher, il était là, assez envahissant. Il laissait les gosses entrer à demi-tarif et fermait les yeux quand on leur vendait du whisky presque sous son nez : il avait d’autres chats à fouetter …
Au moment d’entrer sur scène, j’ai redit à Artie que je voulais éviter un incident et que je ne m’assiérais pas sur l’estrade.
Je sais que c’est aberrant, mais nous sommes dans ce Sud de merde !
Artie ne désarmait pas. Nous étions soucieux l’un et l’autre ; finalement on a coupé la poire en deux et convenu que je ne resterais sur l’estrade qu’un court moment avant mon tour de chant.
Ce shérif, je le sentais venir à cent kilomètres. J’ai dit aux autres qu’il cherchait la bagarre.
Il a tellement envie de m’appeler « négresse » qu’il trouvera bien le moyen de le faire.
Et j’ai pris le pari avec Tony Pastor, Georgie Auld et Max Kaminsky, deux dollars chacun, qu’il le ferait. Il l’a fait. Quand je suis entrée, il s’est avancé jusqu’au bord de l’estrade ; Artie tournait le dos à la piste de danse ; le shérif l’a tiré par la jambe du pantalon en disant :
Hé vous !
Artie s’est retourné et a hurlé par-dessus la musique :
Ne me touchez pas !
Mais le shérif n’allait pas abandonner si vite. J’attendais la suite, car j’avais du fric en jeu, qui dépendait de ce qu’il allait faire. Les copains attendaient aussi et l’avaient à l’œil. Il a tiré une deuxième fois Artie par le pantalon :
Hé vous !
Artie s’est retourné de nouveau :
Vous voulez un coup de pied ?
Pour la troisième fois ce sale con a remis ça :
Hé vous !
Puis il s’est tourné vers moi et a crié bien fort pour que tout le monde entende :
Qu’est-ce qu’elle nous chante, cette bamboula ?
Artie a pris une tête de fin du monde – et de tournée. Il a dû croire que j’allais craquer et fondre en larmes, ou qui sait quoi ? En fait je riais comme une baleine ; je me suis tournée vers Georgie, Tony et Max, leur ai tendu la main en disant :
Allez-y, aboulez le fric ! […]

Billie HolidayLady sings the blues, 1956




Strange Fruit


Southern trees bear strange fruit
Blood on the leaves
Blood at the root
Black bodies swinging in the southern breeze
Strange fruit hanging from the poplar trees
Pastoral scene of the gallant south
The bulging eyes and the twisted mouth
The scent of magnolia sweet and fresh
Then the sudden smell of burning flesh
Here is a fruit for the crows to pluck
for the rain to gather
for the wind to suck
for the sun to rot
for the tree to drop
Here is a strange and bitter crop


Les arbres du Sud portent un étrange fruit,
Du sang sur les feuilles, du sang aux racines,
Un corps noir se balançant dans la brise du Sud,
Etrange fruit pendant aux peupliers.
Scène pastorale du "vaillant Sud",
Les yeux exorbités et la bouche tordue,
Parfum du magnolia doux et frais,
Puis la soudaine odeur de chair brûlée.
Fruit à déchiqueter pour les corbeaux,
Pour la pluie à récolter,
pour le vent à assécher,
Pour le soleil à mûrir,
pour les arbres à perdre,
Etrange et amère récolte

Composée par Abel Meeropol (aka Lewis Allan), 1937
Chantée Pour la première fois au Café Society à New York par Billie Holiday, 1939




Thomas Shipp et Abram Smith, lynchés à Marion, Indiana, le 7 août 1930.

Détail d'une photographie de Lawrence H. Beitler

1 commentaire:

PetitChap a dit…

... difficile de faire un commentaire sur cet article ...