jeudi 22 mai 2008

Orphée ...

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La légende d'Orphée, une des plus obscures de la mythologie grecque, est liée à la religion des mystères ainsi qu'à une littérature sacrée. Aède mythique de la Thrace, fils du roi Œagre et de la muse Calliope, il savait par les accents de sa lyre charmer les animaux sauvages et parvenait à émouvoir les êtres inanimés. Il fut comblé de dons multiples par Apollon, et on raconte qu'il rajouta deux cordes à la traditionnelle lyre à sept cordes que lui donna le dieu, en hommage aux neuf Muses, protectrices des arts et des lettres, auxquelles appartenait sa mère. Héros voyageur, il participa à l'expédition des Argonautes au cours de laquelle il triompha des sirènes et se rendit jusqu'en Égypte, puis revint en Grèce. À la fin de son périple, il rentra en Thrace, dans le royaume de son père.

Sa femme, Eurydice (une dryade), refusa les avances d'Aristée l'apiculteur, et, s'enfuyant, fut mordue au mollet par un serpent. Elle mourut et descendit au royaume des Enfers. Orphée put, après avoir endormi de sa musique enchanteresse Cerbère, le monstrueux chien à trois têtes qui en gardait l'entrée, et les terribles Euménides, approcher le dieu Hadès. Il parvint, grâce à sa musique, à le faire fléchir, et celui-ci le laissa repartir avec sa bien-aimée à la condition qu'elle le suivrait et qu'il ne se retournerait ni qu'il lui parlerait tant qu'ils ne seraient pas revenus tous deux dans le monde des vivants. Mais au moment de sortir des Enfers, Orphée, inquiet de son silence, ne put s'empêcher de se retourner vers Eurydice et celle-ci lui fut ravie définitivement.

Orphée se montra par la suite inconsolable. Les Bacchantes ou Ménades en éprouvèrent un vif dépit et le déchiquetèrent. Sa tête, jetée dans le fleuve Hébros, vint se déposer sur les rivages de l'île de Lesbos, terre de la Poésie. Les Muses, éplorées, recueillirent les membres pour les enterrer au pied du mont Olympe, à Leibèthres.

Jean-Baptiste Corot (1796-1875) ; Orphée ramenant Eurydice des Enfers, 1861

Orphée – Livre dixième

De là, par les champs de l'espace, Hyménée, couvert de tissus éclatants, s'élance vers les rives de l'Hèbre. Il vient : Orphée l'appelle, mais il l'appelle en vain. Le dieu parut, il est vrai, mais il n'apporta ni paroles sacrées, ni visage souriant, ni fortunés présages. La torche même qu'il balance pétille, et ne jette que des flots de cuisante fumée ; Hymen l'agite sans pouvoir en ranimer la flamme. C'était le prélude d'un plus affreux malheur ; car tandis que la nouvelle épouse, accompagnée de la troupe des Naïades, court au hasard parmi les herbes fleuries, la dent d'un reptile pénètre dans son pied délicat. Elle expire. Quand le chantre du Rhodope l'eut assez pleurée à la face du ciel, résolu de tout affronter, même les ombres, il osa descendre vers le Styx par la porte du Ténare, à travers ces peuples légers, fantômes honorés des tributs funèbres ; il aborda Perséphone et le maître de ces demeures désolées, le souverain des mânes. Les cordes de sa lyre frémissent ; il chante :
«O divinités de ce monde souterrain où retombe tout ce qui naît pour mourir, souffrez que laissant les détours d'une éloquence artificieuse, je parle avec sincérité. Non, ce n'est pas pour voir le ténébreux Tartare que je suis descendu sur ces bords. Non, ce n'est pas pour enchaîner le monstre dont la triple tête se hérisse des serpents de méduse. Ce qui m'attire, c'est mon épouse. Une vipère, que son pied foula par malheur, répandit dans ses veines un poison subtil, et ses belles années furent arrêtés dans leur cours. J'ai voulu me résigner à ma perte ; je l'ai tenté, je ne le nierai pas : l'Amour a triomphé. L'Amour ! il est bien connu dans les régions supérieures. L'est-il de même ici, je l'ignore : mais ici même je le crois honoré, et si la tradition de cet antique enlèvement n'est pas une fable, vous aussi, l'Amour a formé vos nœuds. Oh ! par ces lieux pleins de terreur, par ce chaos immense, par ce vaste et silencieux royaume, Eurydice ! ... de grâce, renouez ses jours trop tôt brisés ! Tous nous vous devons tribut. Après une courte halte, un peu plus tôt, un peu plus tard, nous nous empressons vers le même terme... C'est ici que nous tendons tous... Voici notre dernière demeure, et vous tenez le genre humain sous votre éternel empire. Elle aussi, quand le progrès des ans aura mûri sa beauté, elle aussi pourra subir vos lois. Qu'elle vive ! c'est la seule faveur que je demande. Ah ! si les destins me refusent la grâce d'une épouse, je l'ai juré, je ne veux pas revoir la lumière. Réjouissez-vous de frapper deux victimes !»
Il disait, et les frémissements de sa lyre se mêlaient à sa voix, et les pâles ombres pleuraient. Il disait, et Tantale ne poursuit plus l'onde fugitive, et la roue d'Ixion s'arrête étonnée, et les vautours cessent de ronger le flanc de Tityus, et les filles de Bélus se reposent sur leurs urnes, et toi, Sisyphe, tu t'assieds sur ton fatal rocher. Alors, pour la première fois, des larmes, ô triomphe de l'harmonie ! mouillèrent, dit-on, les joues des Euménides. Ni la souveraine des morts, ni celui qui règne sur les mânes ne peuvent repousser sa prière. Ils appellent Eurydice. Elle était là parmi les ombres nouvelles, et d'un pas ralenti par sa blessure, elle s'avance. Il l'a retrouvée, mais c'est à une condition. Le chantre du Rhodope ne doit jeter les yeux derrière lui qu'au sortir des vallées de l'Averne : sinon la grâce est révoquée.
Ils suivent, au milieu d'un morne silence, un sentier raide, escarpé, ténébreux, noyé d'épaisses vapeurs. Ils n'étaient pas éloignés du but ; ils touchaient à la surface de la terre, lorsque, tremblant qu'elle n'échappe, inquiet, impatient de voir, Orphée tourne la tête. Soudain elle est rentraînée dans l'abîme. Il lui tend les bras, il cherche son étreinte, il veut la saisir ; elle s'évanouit, et l'infortuné n'embrasse que son ombre. C'en est fait ! elle meurt pour la seconde fois : mais elle ne se plaint pas de son époux. Et de quoi se plaindrait-elle ? Il l'aimait. Adieu ! ce fut le dernier adieu, et à peine parvint-il aux oreilles d'Orphée : déjà l'Enfer a reconquis sa proie.
Orphée demeure glacé. Perdre deux fois sa compagne ! Il est là, comme ce berger pusillanime à la vue des trois têtes de Cerbère enchaîné. La terreur n'abandonne l'infortuné qu'avec la vie. Son corps se transforme en pierre. Tel encore cet Olénus qui appela sur sa tête le châtiment de ton crime, ô Lethaea, trop fière de ta malheureuse beauté. Coeurs naguère tendrement unis, vous n'êtes plus que des rochers insensibles au sommet humide de l'Ida ! Il prie ; il veut en vain repasser l'Achéron. Le nocher le repousse. Et pourtant, sept jours entiers, couvert de poussière, sevré des dons de Cérès, il reste sur la rive du fleuve, immobile, se repaissant du trouble de son âme, de sa douleur et de ses larmes. Il accuse de cruauté les dieux de l'Erèbe. Enfin, il se réfugie au haut du Rhodope, de l'Hémus que battent les Aquilons. Trois fois, sur les pas du Soleil, les célestes Poissons avaient fermé le cercle de l'année, et nulle femme n'avait ramené à Vénus son cœur indocile, soit prudence, soit fidélité. Plusieurs cependant brûlaient de s'unir au chantre divin ; plusieurs essuyèrent la honte d'un refus. Même, à son exemple, les peuples de la Thrace apprirent à s'égarer dans des amours illégitimes, à cueillir les premières fleurs de l'adolescence, ce court printemps de la vie.

George Frederick Watt (1817-1904) ; Orpheus and Eurydice

Orfeu Négro de Marcel Camus ; palme d'or, festival de Cannes, 1959

[...] Mort d'Orphée – Livre onzième

Tandis que, par ses accents, le chantre de Thrace entraîne sur ses pas les forêts, les bêtes féroces et les rochers émus, voici que, du haut d'une colline, les bacchantes furieuses, au sein couvert de sanglantes dépouilles, aperçoivent Orphée qui marie ses chants aux accords de sa lyre. Une d'elles, les cheveux épars et flottant dans les airs : «Le voilà, s'écrie-t-elle, le voilà, celui qui nous méprise» ; et elle frappe de son thyrse la bouche harmonieuse du prêtre d'Apollon. Le trait enveloppé de feuillage laisse sans blesser une empreinte légère. Une autre s'arme d'un caillou qui, lancé dans les airs, est vaincu par les accords de la lyre et des chants, et comme pour implorer le pardon d'une si criminelle audace, vient tomber suppliant aux pieds du poète. La fureur des Ménades s'en accroît : elles ne connaissent plus de bornes : l'aveugle Erinnys les possède ; les chants divins auraient émoussé tous leurs traits ; mais une horrible clameur s'élève, la flûte de Phrygie, les tymbales, le bruit des mains frappées, les hurlements des bacchantes étouffent de leurs sons discordants les sons harmonieux de la lyre : alors seulement les rochers se teignirent du sang du chantre dont ils n'entendaient plus la voix. Les innombrables oiseaux, les serpents, les bêtes féroces qu'avait attirés la lyre, et qui semblaient être encore sous le charme de la voix d'Orphée, la troupe furieuse des Ménades les disperse. Puis elles tournent contre le chantre leurs mains criminelles. Tel l'oiseau de la nuit, si le jour l'a surpris dans la plaine, est entouré d'une foule d'oiseaux attirés par sa vue : ou tel, le matin, aux yeux des spectateurs, un cerf qui doit périr dans l'arène est livré en proie à une meute féroce : ainsi les Ménades entourent Orphée, le frappent de leurs thyrses verdoyants, faits pour un autre usage. Celles-ci s'arment de glèbes ; celles-là, de branches arrachées : d'autres lancent d'énormes cailloux. Tout sert d'arme à leur fureur. Non loin de là des boeufs traçaient avec le soc des sillons dans la plaine, et de robustes laboureurs confiaient à la terre l'espoir de la moisson et le prix de leurs sueurs. A la vue de la troupe furieuse, ils s'enfuient, abandonnant les instruments de leur travail ; de tous côtés demeurent dispersés dans les champs et les sarcloirs, et les longs hoyaux, et les râteaux pesants. Les bacchantes s'en emparent, arrachent jusqu'aux cornes des boeufs, et retournent, en furie, achever les destins du chantre de la Thrace. Il leur tendait ses mains suppliantes, et sa voix, pour la première fois impuissante, leur adressait des prières inutiles. Leurs mains sacrilèges lui donnent la mort, et cette bouche, ô Jupiter ! cette bouche dont les accents s'étaient fait entendre des rochers, et avaient ému les monstres des forêts, laisse passer son âme qui s'exhale dans les airs.
Les oiseaux attristés, Orphée, les bêtes féroces, les durs rochers, les forêts, si souvent entraînées par tes chants, te pleurèrent ; les arbres dépouillèrent leur feuillage, et on dit que les fleuves s'accrurent de leurs larmes. Les Naïades, les Dryades se couvrirent de voiles funèbres, et laissèrent flotter leurs cheveux en signe de douleur.
Les membres d'Orphée sont dispersés en divers lieux. Hèbre glacé, tu reçois sa tête et sa lyre, et, ô prodige ! tandis que le fleuve les entraîne, sa lyre fait entendre des plaintes, sa langue inanimée en murmure, et les échos du rivage y répondent. Déjà ces tristes débris ont quitté le fleuve, et la mer les dépose sur le rivage de Méthymne. Là, un serpent s'apprête à dévorer cette tête abandonnée sur un sable étranger : il lèche ses cheveux encore dégoutants de l'onde amère, et, la gueule ouverte, il va déchirer cette bouche harmonieuse. Mais enfin Apollon paraît, détourne la morsure et change en un dur rocher le serpent, dont la gueule s'arrête et se durcit béante. L'ombre descend dans la demeure des morts, et reconnaît ces lieux qu'elle a déjà visités : dans les champs réservés aux justes, elle cherche, elle trouve Eurydice, et la serre avec amour dans ses bras. Là, tantôt les deux ombres s'unissent dans leur marche ; tantôt Orphée suit son épouse, tantôt il la précède, et il peut regarder en arrière sans perdre son Eurydice.
Mais Bacchus ne laisse pas le crime impuni : touché du sort de son ministre, il attache soudain à la terre, au milieu des forêts, les pas des Ménades criminelles. Les doigts de leurs pieds s'allongent en noueuses racines, et s'enfoncent dans le sol, suivant le degré de fureur qui naguère anima les coupables. Tel, si son pied s'est engagé dans les lacs qu'a disposés un adroit chasseur, l'oiseau qui se sent retenu se débat, et par ses secousses, ne fait que resserrer ses liens. Ainsi ces femmes, saisies d'effroi, cherchent à fuir ; mais la racine tenace les arrête et retient leur élan. Elles cherchent où sont leurs pieds, leurs doigts, leurs ongles, et elles voient un tronc arrondi qui a pris la place de leurs jambes ; elles veulent frapper leurs cuisses en signe de douleur, et elles ne frappent qu'un bois insensible ; déjà leur sein, leurs épaules ne sont plus que bois : on prendrait leurs bras étendus pour des rameaux, et ce ne serait pas se méprendre.


Ovide ; Les métamorphoses


Edward Weston, 1924

4 commentaires:

link886 a dit…

et ben y a bien longtemps que je n'avais point lu les Métamorphoses !

Merci !

Anonyme a dit…

AAAAAAAh Orphée !!!
Quelle histoire merveilleuse ! Pour un personnage des plus attrayants ! Je dirais même plus : pour un homme des plus hommes... J'aime !
J'adore !
Orphée...
*soupir*

Sieur Ogre, je vous dépose un baiser pour vous remercier de partager une telle beauté lyrique avec les humains... Ceci est tout à votre honneur.

Marraine a dit…

Bonjour M. Ogre,
Les métamorphoses est un livre qui m'est cher, Je crois que vous avez apperçu chez moi ma version du mythe d'Actéon, sous le nom du "pique-nique de Diane, ou la terrible vengeance de la forêt", mais il faut avouer que je ne me souvenais plus de la mort affreuse d'Orphée. J'aime bien également la version pastiche d'Offenbach.
Quand à ces affreuses Ménades, leur fin est curieusement similaire à celle de Daphnée transformée en laurier.
J'espère juste qu'elles n'ont aucun lien de parenté avec les Entes de Tolkien...

Anonyme a dit…

... Grand merci mes Nobles Fées (he oui, pour le coup vous voilà deux... le hasard fait bien les choses...), je dois reconnaître que le mythe d'Orphée est un des plus beau chant d'Amour que je connaisse (là où Éros et tanathos s'entremêlent...)...
Quant à Actéon, je ne connais que lui, Très Honorée Marraine ; j'ai en effet dû suivre une bonne centaine de fois ce divin Opéra de M. de Lully, lorsque dans une autre vie, je me rendais chaque jour dans un de ces temples où l'on écoute le repertoire Baroque ...
Fils de Cadmos selon Ovide, et d'Autonoé, il passe, pour avoir été élevé par le centaure Chiron et devient un chasseur très habile. Selon la version la plus populaire, il surprend par hasard, au cours de ses chasses, la déesse Artémis prenant son bain. Furieuse et n'ayant pas ses armes à portée, elle le transforme, en l'aspergeant d'eau, en cerf : Actéon, impuissant, meurt déchiré par ses propres chiens...
...Il est des plus probable que je vous offre bientôt d'autres histoires aussi merveilleuses...
En attendant, je vous prie d'agréer, Très Nobles Fées, l'expression de ma très réelle dévotion pour vous ainsi que mes plus chaleureux hommages.