jeudi 20 mars 2008

Ô rage ! Ô desespoir ! Ô vieillesse ennemie !...


SCENE IV


DON DIEGUE

Ô rage ! Ô désespoir ! Ô vieillesse ennemie !
N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras qu'avec respect toute l'Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ?
Ô cruel souvenir de ma gloire passée !
Oeuvre de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité fatale à mon bonheur !
Précipice élevé d'où tombe mon honneur !
Faut-il de votre éclat voir triompher Chimène,
Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur ;
Ce haut rang n'admet point un homme sans honneur ;
Et ton jaloux orgueil par cet affront insigne
Malgré le choix du roi, m'en a su rendre indigne.
Et toi, de mes exploits glorieux instrument,
Mais d'un corps tout de glace inutile ornement,
Fer jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense,
M'as servi de parade, et non pas de défense,
Va, quitte désormais le dernier des humains,
Passe, pour me venger en de meilleures mains ;
Si Rodrigue est mon fils, il faut que l'amour cède,
Et qu'une ardeur plus haute à ses flammes succède,
Mon honneur est le sien, et le mortel affront
Qui tombe sur mon chef rejaillit sur son front.







SCENE V

DON DIEGUE, DON RODRIGUE


DON DIEGUE

Rodrigue, as-tu du coeur ?

DON RODRIGUE

Tout autre que mon père
L'éprouverait sur l'heure.

DON DIEGUE

Agréable colère !
Digne ressentiment à ma douleur bien doux !
Je reconnais mon sang à ce noble courroux ;
Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte.
Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte ;
Viens me venger.

DON RODRIGUE

De quoi ?

DON DIEGUE

D'un affront si cruel,
Qu'à l'honneur de tous deux il porte un coup mortel :
D'un soufflet. L'insolent en eût perdu la vie ;
Mais mon âge a trompé ma généreuse envie ;
Et ce fer que mon bras ne peut plus soutenir,
Je le remets au tien pour venger et punir.
Va contre un arrogant éprouver ton courage :
Ce n'est que dans le sang qu'on lave un tel outrage ;
Meurs, ou tue. Au surplus, pour ne te point flatter
Je te donne à combattre un homme à redouter ;
Je l'ai vu, tout couvert de sang et de poussière,
Porter partout l'effroi dans une armée entière.
J'ai vu par sa valeur cent escadrons rompus ;
Et pour t'en dire encore quelque chose de plus,
Plus que brave soldat, plus que grand capitaine, C'est...

DON RODRIGUE

De grâce, achevez.

DON DIEGUE

Le père de Chimène.

DON RODRIGUE

Le...

DON DIEGUE

Ne réplique point, je connais ton amour,
Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour ;
Plus l'offenseur est cher, et plus grande est l'offense :
Enfin tu sais l'affront, et tu tiens la vengeance :
Je ne te dis plus rien ; venge-moi, venge-toi ;
Montre-toi digne fils d'un père tel que moi ;
Accablé des malheurs où le destin me range,
Je vais les déplorer. Va, cours, vole, et nous venge.






SCENE VI


DON RODRIGUE

Percé jusques au fond du coeur
D'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur d'une juste querelle,
Et malheureux objet d'une injuste rigueur,
Je demeure immobile, et mon âme abattue
Cède au coup qui me tue.
Si près de voir mon feu récompensé,
Ô Dieu ! l'étrange peine !
En cet affront mon père est l'offensé,
Et l'offenseur le père de Chimène !


Que je sens de rudes combats !
Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse :
Il faut venger un père, et perdre une maîtresse.
L'un m'anime le coeur l'autre retient mon bras.
Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,
Ou de vivre en infâme,
Des deux côtés mon mal est infini.
Ô Dieu, l'étrange peine !
Faut-il laisser un affront impuni ?
Faut-il punir le père de Chimène ?

Père, maîtresse, honneur, amour
Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,
Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.
L'un me rend malheureux, l'autre indigne du jour.
Cher et cruel espoir d'une âme généreuse,
Mais ensemble amoureuse,
Digne ennemi de mon plus grand bonheur
Fer qui causes ma peine,
M'es-tu donné pour venger mon honneur ?
M'es-tu donné pour perdre ma Chimène ?


Il vaut mieux courir au trépas.
Je dois à ma maîtresse aussi bien qu'à mon père ;
J'attire en me vengeant sa haine et sa colère ;
J'attire ses mépris en ne me vengeant pas.
À mon plus doux espoir l'un me rend infidèle,
Et l'autre indigne d'elle.
Mon mal augmente à le vouloir guérir ;
Tout redouble ma peine.
Allons, mon âme ; et puisqu'il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.


Mourir sans tirer ma raison !
Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !
Endurer que l'Espagne impute à ma mémoire
D'avoir mal soutenu l'honneur de ma maison !
Respecter un amour dont mon âme égarée
Voit la perte assurée !
N'écoutons plus ce penser suborneur,
Qui ne sert qu'à ma peine.
Allons, mon bras, sauvons du moins l'honneur
Puisqu'après tout il faut perdre Chimène.

Oui, mon esprit s'était déçu.
Je dois tout à mon père avant qu'à ma maîtresse :
Que je meure au combat, ou meure de tristesse,
Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu.
Je m'accuse déjà de trop de négligence ;
Courons à la vengeance ;
Et tout honteux d'avoir tant balancé,
Ne soyons plus en peine,
Puisqu'aujourd'hui mon père est l'offensé,
Si l'offenseur est père de Chimène.


Pierre Corneille ; Le Cid, 1637

7 commentaires:

Anonyme a dit…

... n’avez-vous donc tant vécu que pour cette infamie ?!

Hum, ma cervelle est un peu embrouillée à cette heure-ci, mais si mes yeux ne me trompent pas, vous vous êtes un peu loupé hier soir sur ce post ... hum ?!

Allez zou, je m'en vais à ma pauvre formation ... aujourd'hui : concours blanc ... chouette ...

M. Ogre a dit…

...Là !!!

M. Ogre a dit…

Désolé, charmante hôtesse, mais il me fallait réparer ce que j'avais brisé hier au soir !!! C'est chose faite à présent, et votre commentaire n'a rien de déplacé, malgrè cela...

Mais les Ogres sont têtus et tenaces...

M. Ogre a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Anonyme a dit…

... Cruel dilemme ...

Allons, mon âme ; et puisqu'il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.

J'adore ...

Anonyme a dit…

C'est tout de même exquis, ces morceaux de théâtre ! J'aime particulièrement le début, là où toute la force poétique et tragique se fait ressentir...

Ca change de la performance d'Antoine de Caunes...
"Rodrigue, as-tu du coeur ?
- Nan j'ai qu'du carreau ! mouhahahaha !"

Lily.mee a dit…

Bonjour,

ce n'est pas "Faut-il de votre éclat voir triompher CHIMÈNE ? " Mais le Comte.

Merci pour ce post !

Bonne journée :)