samedi 16 février 2008

Le voyage...




Autant pas se faire d'illusions, les gens n'ont rien à se dire, ils ne se parlent que de leurs peines à eux chacun, c'est entendu. Chacun pour soi, la terre pour tous. Ils essaient de s'en débarasser de leur peine, sur l'autre, au moment de l'amour, mais alors ça ne marche pas et ils ont beau faire, ils la gardent toute entière leur peine, et ils recommencent, ils essaient encore une fois de la placer . «Vous êtes jolie, Mademoiselle», qu'ils disent. Et la vie les reprend, jusqu'à la prochaine où on essaiera encore le même petit truc. «Vous êtes bien jolie, Mademoiselle !...»
Et puis à se vanter entre-temps qu'on y est arrivé à s'en débarasser de sa peine, mais tout le monde sait bien n'est-ce pas que c'est pas vrai du tout et qu'on l'a bel et bien gardée entièrement pour soi. Comme on devient de plus en plus laid et répugnant à ce jeu-là en vieillissant, on ne peut même plus la dissimuler sa peine, sa faillite, on finit par en avoir plein la figure de cette sale grimace qui met des vingt ans, des trente ans et davantage à vous remonter enfin du ventre sur la face. C'est à cela que ça sert, à ça seulement, un homme, une grimace, qu'il met toute une vie à se confectionner, et encore, qu'il arrive même pas toujours à la terminer, tellement qu'elle est lourde et compliquée la grimace qu'il faudrait faire pour exprimer toute sa vraie âme sans rien en perdre. [...]














Les jeunes c'est toujours si pressés d'aller faire l'amour, ça se dépêche de saisir tout ce qu'on leur donne à croire pour s'amuser, qu'ils y regardent pas à deux fois en fait de sensation. C'est un peu comme ces voyageurs qui vont bouffer tout ce qu'on leur passe au buffet, entre deux coup de sifflet. Pourvu qu'on les fournisse aussi les jeunes de ces deux ou trois petits couplets qui servent à remonter les conversations pour baiser, ça suffit, et les voilà tout heureux. C'est content facilement les jeunes, ils jouissent comme ils veulent d'abord c'est vrai !
Toute la jeunesse aboutit sur la plage glorieuse, au bord de l'eau, là où les femmes ont l'air d'être libres enfin, où elles sont si belles qu'elles n'ont même plus besoin du mensonge de nos rêves.
Alors bien sûr, l'hiver une fois venu, on a du mal à rentrer, à se dire que c'est fini, à se l'avouer. On resterait quand-même dans le froid, dans l'âge, on espère encore. Ça se comprend. On est ignoble. Il faut en vouloir à personne. Jouir et bonheur avant tout. C'est bien mon avis. Et puis quand on commence à se cacher des autres, c'est signe qu'on a peur de s'amuser avec eux. C'est une maladie en soi. Il faudrait savoir pourquoi on s'entête à ne pas guérir de la solitude. Un autre type que j'avais rencontré pendant la guerre à l'hôpital, un caporal, il m'en avait bien un peu parlé lui de ces sentiments-là. Dommage que je l'aie jamais revu, ce garçon ! « La terre est morte ! Qu'il m'avait expliqué... On est rien que des vers dessus nous autres, des vers sur son déguelasse de gros cadavre, à lui bouffer tout le temps les tripes et rien que ses poisons... Rien à faire avec nous autres. On est tout pourris de naissance... Et puis voilà ! » [...]







Et puis, nous nous mîmes à discourir sur les âges avec le curé. Nous avions lui et moi franchi la trentaine d'assez loin déjà. Elle s'éloignait au passé notre trentaine sur des rives coriaces et pauvrement regrettées. C'était même pas la peine de se retourner pour les reconnaître les rives. On n'avait pas perdu grand-chose en vieillissant.
« Il faut être bien vil après tout, concluais-je, pour regretter telle année plutôt que les autres ! ... C'est avec entrain qu'on peut vieillir nous autres, Curé, et carrément encore ! Hier était-il si drôle ? Et l'autre année d'avant ?... Comment la trouviez-vous ? ... Regretter quoi ?... Je vous le demande ? La jeunesse ?... On n'en a pas eu nous autres de jeunesse !...
« Ils rajeunissent c'est vrai plutôt du dedans à mesure qu'ils avancent les pauvres, et vers leur fin pourvu qu'ils aient essayé de perdre en route tout le mensonge et la peur et l'ignoble envie d'obéir qu'on leur a donnée en naissant ils sont en somme moins dégoutants qu'au début. Le reste de ce qui existe sur la terre c'est pas pour eux ! Ça les regarde pas ! Leur tâche à eux, la seule, c'est de se vider de leur obeissance, de la vomir. S'ils y sont parvenus avant de crever tout à fait alors ils peuvent se vanter de n'avoir pas vécu pour rien. » [...]






« La jeunesse vraie, la seule, Curé, c'est d'aimer tout le monde sans distinction, cela seulement est vrai, cela seulement est jeune et nouveau. Eh bien, vous en connaissez beaucoup vous, Curé, des jeunes gens qui soient ainsi balancés ?... Moi, je n'en connais pas !... Je ne vois partout que de noires et vieilles niaiseries qui fermentent dans les corps plus ou moins récents, et plus elles fermentent ces sordidités et plus ça les tracasse les jeunes, et plus ils prétendent alors qu'ils sont formidablement jeunes ! Mais c'est pas vrai c'est du bourre-mou... Ils sont seulement jeunes à la façon des furoncles à cause du pus qui leur fait mal en dedans et qui les gonfle. »
ça le gênait Protiste que je lui parle comme ça... Pour ne pas l'agacer plus longtemps je changeais de conversation... Surtout qu'il venait d'être bien complaisant à mon égard et même providentiel...
C'est tout à fait difficile de s'empêcher de revenir sur un sujet qui vous tracasse autant que celui-là me tracassait. On est accablé au sujet de sa vie entière dès qu'on vit seul. On en est abruti. Pour s'en débarrasser on essaie d'en badigeonner un peu tous les gens qui viennent vous voir et ça les embête. Etre seul c'est s'entraîner à la mort. « Il faudra mourir, que je lui dis encore, plus copieusement qu'un chien et on mettra mille minutes à crever et chaque minute sera neuve quand-même et bordée d'assez d'angoisse pour vous faire oublier mille fois tout ce qu'on aurait pu avoir de plaisir à faire l'amour pendant mille ans auparavant... Le bonheur sur terre ça serait de mourir avec plaisir, dans du plaisir... Le reste c'est rien du tout, c'est de la peur qu'on n'ose pas avouer. C'est de l'art. » [...]






Le diable possède tous les trucs pour vous tenter ! On en finira jamais de les connaître. Si on vivait assez longtemps on ne saurait plus où aller pour se recommencer un bonheur. On en aurait mis partout des avortons de bonheur, à puer dans les coins de la terre et on ne pourrait plus même respirer. Ceux qui sont dans les musées, les vrais avortons, il y a des gens que ça rend malades rien que de les voir, et prêts à vomir. De nos tentatives aussi à nous si déguelasses pour être heureux, c'est à tomber malades tellement qu'elles sont ratées, et bien avant d'en mourir pour de bon.
On n'en pourrait plus de dépérir si on les oubliait pas. Sans compter le mal qu'on s'est donné pour en arriver où nous en sommes, pour les rendre excitants nos espoirs, nos dégénérés de bonheurs, nos ferveurs et nos mensonges... En veux-tu, en voilà ! Et nos argents donc ? Et des petites manières encore avec, et des éternités tant qu'on en veut... Et des choses qu'on se fait jurer et qu'on jure et qu'on a cru que les autres n'avaient encore jamais dites, ni jurées avant qu'elles nous remplissent l'esprit et la bouche, et des parfums et des caresses et des mimiques, de tout enfin, pour finir par cacher tout ça tant qu'on peut, pour ne plus en parler de honte et de peur que ça nous revienne comme un vomi. C'est donc pas l'acharnement qui nous manque à nous non, c'est plutôt d'être la vraie route qui mène à la mort tranquille. [...]












On s'enfonce, on s'épouvante d'abord dans la nuit, mais on veut comprendre quand-même et alors on ne quitte plus la profondeur. Mais il ya trop de choses à comprendre en même temps. La vie est bien trop courte. On ne voudrait être injuste avec personne. On a des scrupules, on hésite à juger tout ça d'un coup et on a peur surtout d'avoir à mourir pendant qu'on hésite, parce qu'alors on serait venu sur la terre pour rien du tout. Le pire des pires.
Faut se dépêcher, faut pas la rater sa mort. La maladie, la misère qui vous disperse les heures, les années, l'insomnie qui vous barbouille en gris, des journées, des semaines entières, et le cancer qui nous monte déjà peut-être, méticuleux et saignotant du rectum. On n'aura jamais le temps qu'on se dit ! Sans compter la guerre prête toujours elle aussi, dans l'ennui criminel des hommes, à monter de la cave où s'enferment les pauvres. En tue-t-on assez des pauvres ? C'est pas sûr... C'est une question ? Peut-être faudrait-il égorger tous ceux qui ne comprennent pas ? Et qu'il en naisse d'autres, des nouveaux pauvres et toujours ainsi jusqu'à ce qu'il en vienne qui saisissent bien la plaisanterie, toute la plaisanterie... Comme on fauche les pelouses jusqu'au moment où l'herbe est vraiment la bonne, la tendre.


Louis-Ferdinand Céline ; Voyage au bout de la nuit, 1932



* Dessins et gouaches de Francisco de Goya (1746-1828)

3 commentaires:

null a dit…

Wow. C'est parfait, ce texte. Ça met des mots sur bien des sentiments enfouis.

Anonyme a dit…

Je me vois dans l'obligation de vous avouer un fait qui vous sera certainement désagréable ... Je n'ai pas lu Voyage au bout de la nuit ... Et je viens de me rendre compte que c'est une erreur à la laquelle il me faudra remédier.

link886 a dit…

Jamais lu de Céline...c'est prévu, mais je n'ai pas encore fixé de calendrier...