lundi 14 janvier 2008

Point de cantiques : tenir le pas gagné...

Chapitre 4

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Le Caire, 26 août 1887

Mon cher Monsieur Bardey,
Sachant que vous vous intéressez toujours aux choses de l'Afrique, je me permets de vous envoyer les quelques notes suivantes sur les choses du Choa et du Harar à présent.
D' Entotto à Tadjourah, la route Dankalie est tout à fait impratiquable ; les fusils Soleillet, arrivés à Tadjourah en février 86, sont encore là. - Le sel du lac Assal, qu'une société devait exploiter, est inaccessible et serait d'ailleurs invendable : c'est une flibusterie.
Mon affaire a très mal tourné, et j'ai craint quelque temps de redescendre sans un thaler ; je me suis trouvé assailli là-haut par une bande de faux créanciers de Labatut, et en tête Ménélik, qui m'a volé, en son nom, 3 000 thalaris. Pour éviter d'être intégralement dévalisé, je demandai à Ménélik de me faire passer par le Harar, qu'il venait d'annexer : il me donna une traite genre Choa, sur mon oukil au Harar, le dedjatch Makonnen.
Ce n'est que quand j'eus demandé à Ménélik de passer par cette route que M. Borelli eut l'idée de se joindre à moi.



Jules Borelli (1852-1941) par lui-même

Voici l'itinéraire :
1° D'entotto à la rivière Akaki plateau cultivé, 25 kilomètres ;
2° Village galla des Abitchou, 30 kilomètres. Suite du plateau : hauteur, environ 2 500 mètres. On marche avec le mont Hérer au sud ;
3° Suite du plateau. On descend à la plaine du Mindjar par le Chankora. Le Mindjar a un sol riche soigneusement cultivé ; l'altitude doit être de 1800 mètres (je juge de l'altitude par le genre de végétation ; il est impossible de s'y tromper, pour peu qu'on ait voyagé dans les pays éthiopiens.) Longueur de cette étape : 25 kilomètres ;
4° Suite du Mindjar : 25 kilomètres. Mêmes cultures. Le Mindjar manque d'eau ; on conserve dans des trous l'eau des pluies ;
5° Fin du Mindjar. La plaine cesse, le pays s'accidente ; le sol est moins bon. Cultures nombreuses de coton. - 30 kilomètres ;
6° Descente au Cassam. Plus de cultures. Bois de mimosas traversés par la route frayée par Ménélik et déblayée sur une largeur de dix mètres. - 25 kilomètres ;
7° On est en pays bédouin, en Konella, ou terre chaude. Brousailles et bois de mimosas peuplés d'éléphants et de bêtes féroces. La route du Roi se dirige vers une source d'eau chaude, nommée Fil-Ouaha, et l'Hawash. Nous campons dans cette direction, à 30 kilomètres du Cassam ;
8° De là à l'Hawash très encaissé à ce passage, 20 kilomètres. Toute la région des deux côtés de l'Hawash à deux jours et demi se nomme Careyon. Tribus Gallas bédouines, propriétaires de chameaux et autres bestiaux ; en guerre avec les Aroussis. Hauteur du passage de l'Hawash : environ 800 m., 80 [centimètres] d'eau ;


Traversée de l'Hawasch (cliché Ch. Michel ; mission Bonchamps, 1897)

9° Au delà de l'Hawash, 30 kilomètres de brousse, on marche par les sentiers des éléphants ;
10° Nous remontons rapidement à l'Itou par des sentiers ombragés. Beau pays boisé, peu cultivé. Nous nous retrouvons vite à 2000 mètres d'altitude. Halte à Galamso, poste abyssin de trois à quatre cents soldats au dedjatch Woldé Guibril. - 35 kilomètres ;
11° De Galamso à Boroma, poste de mille soldats au ras Dargué, 30 kilomètres. Les cultures de l'Abyssinie sont remplacées par le dourah (sorgo). Altitude : 2 200 mètres ;
12° Suite du Tchercher, magnifiques forêts. Un lac, nommé Arro. On marche sur la crête d'une chaine de collines. L'Aroussi, à droite, parallèle à notre route, plus élevé que l'Itou ; ses grandes forêts et ses belles montagnes sont ouvertes en panorama. Halte à un lieu nommé Wotcho. - 30 kilomètres ;
13° 15 kilomètres jusqu'à la maison du cheikh Jahia, à Goro. Nombreux villages. C'est le centre des Itous où se rendent les marchands du Harar et ceux de l'Abyssinie qui viennent vendre des chammas. Il y a beaucoup de familles abyssines musulmanes ;
14° 20 kilomètres, Herna. Splendides vallées couronnées de forêts de forêts à l'ombre desquelles on marche. Caféiers. C'est là qu'Abdullahi, l'émir de Harar, avait envoyé quelques Turcs déloger un poste abyssin, fait qui causa la mise en marche de Ménélik ;

Entrée des défilés de Meta Ouarabelly (cliché Bidault de Glatigné [s.d.])

15° Bourka, vallée ainsi nommée d'une rivière ou torrent à fort débit, qui descend à l'Ennya. Forêts étendues. - 30 kilomètres ;
16° Obona, pays boisé, accidenté, calcaire pauvre. - 30 kilomètres ;
17° Chalenko, champ de bataille de l'Émir. Meta, forêt de pins ; Warabelly. Meta doit être le point le plus haut de toute la route, peut-être 2 600 mètres. - longueur de l'étape : 30 kilomètres.


La plaine de Chalenko (cliché de George Swayne, 1897)

18° Lac de Yabatha, lacs de Harramoïa. Harar. - 40 kilomètres.


Le lac Harramoïa (cliché P. Paulitschke, 1884)

La direction générale : entre N.-N.-E. Et S.-S.-E., il m'a paru.
C'est la route avec un convoi de mules chargées ; mais les courriers la font en dix jours à pieds.
Au Harrar, les Amara procèdent, comme on sait, par confiscation, extorsions, razzias ; c'est la ruine du pays. La ville est devenue un cloaque. Les Européens étaient consignés en ville jusqu'à notre arrivée ! Tout cela de la peur que les abyssins ont des Anglais. - La route Issa est très bonne, et la route de Gueldessey au Hérer aussi.



Harar

Il y a deux affaires à faire au Choa à présent :
1° Apporter soixante mille thalaris et acheter de l'ivoire, du musc et de l'or. - Vous savez que tous les négociants, sauf Brémond, sont descendus, et même les Suisses. - On ne trouve plus un thaler au Choa. J'ai laissé l'ivoire, au détail à cinquante thalaris ; chez le roi, à soixante thalaris.
Le ras Govana seul a pour plus de quarante mille thalaris d'ivoire et veut vendre : pas d'acheteurs, pas de fonds ! Il y a aussi dix mille okiètes musc. - Personne n'en veut à deux thalaris les trois okiètes. - Il y a aussi beaucoup d'autres détenteurs d'ivoire de qui on peut acheter, sans compter les particuliers qui vendent en cachette. Brémond a essayé de se faire donner l'ivoire du ras, mais celui-ci veut être payé comptant. Soixante mille thalaris peuvent être employés en achats tels pendant six mois, sans frais aucun, par la route de Zeilah, Harar, Itou, et laisser un bénéfice de vingt mille thalaris ; mais il faudrait faire vite, je crois que Brémond va descendre avec des fonds.


Ivoire à Entotto

2° Amener du Harar à Amado deux cents chameaux avec cent hommes armés (tout cela le dedjatch le donne pour rien), et, au même moment, débarquer avec un bateau quelconque huit mille remingtons (sans cartouches, le roi demande sans cartouches : il en a trouvé trois millions au Harar) et charger instantanément pour le Harar. La France a, à présent, Djibouti avec sortie à Ambos. Il y a trois stations de Djibouti à Ambos. Ici on a vendu et on vend encore des remingtons à huit francs. - La seule question est celle du bateau ; mais on trouverait facilement à louer à Suez.
Comme cadeaux au roi : machine à fondre des cartouches Remington. - Plaques et produits chimiques et matériel pour fabriquer des capsules de guerre.
Je suis venu ici pour voir si quelque chose pouvait se monter dans cet ordre d'idées. Mais, ici, on trouve ça trop loin ; et, à Aden, on est dégoûté parce que ces affaires, moitié par mal conduite, moitié par malchance, n'ont jamais réussi. - Et pourtant il y a à faire, et ceux qui se pressent et vont économiquement feront.
Mon affaire a très mal réussi parce que j'étais associé avec cet idiot de Labatut qui, pour comble de malheur, est mort, ce qui m'a mis à dos sa famille au Choa et tous ses créanciers ; de sorte que je sors de l'affaire avec très peu de chose, moins que ce que j'avais apporté. Je ne puis rien entreprendre moi-même, je n'ai pas de fonds.
Ici même, il n'y avait pas un seul négociant français pour le Soudan ! En passant à Souakim on m'a dit que les caravanes passent et vont jusqu'à Berbera. La gomme commence à arriver. Quand le Soudan se rouvrira, et peu à peu il se rouvre, il y aura beaucoup à faire.
Je ne resterai pas ici, et redescendrai aussitôt que la chaleur, qui était excessive cet été, diminuera dans la mer Rouge. Je suis à votre service dans tous les cas où vous auriez quelque entreprise où je pourrais servir. - Je ne puis plus rester ici, parce que je suis habitué à la vie libre. Ayez la bonté de penser à moi.

Rimbaud
Poste-restante, Caire.
Jusqu'à fin septembre.



Jeune femme de harar


Femme de Harar

2 commentaires:

null a dit…

À la limite, si je n'avais pas regardé l'heure du post, je serais moins inquiet...

Anonyme a dit…

Comme cadeaux au roi : machine à fondre des cartouches Remington. >> génial comme cadeau ... je veux le même !!

J'étais associé avec cet idiot de Labatut qui, pour comble de malheur, est mort, ce qui m'a mis à dos sa famille au Choa et tous ses créanciers >> ce passage m'a fait beaucoup rire ...

Votre cousin Landru m'a envoyé un petit mot, je suis en train d'y répondre.