dimanche 3 mars 2013

...De l'immortalité de l'âme...







LIVRE IV




  Il était dans une certaine ville, un roi et une reine. Ce roi et cette reine avaient trois filles d’une beauté remarquable. Les aînées, toutefois, si agréables qu’elles fussent à voir, n’avaient rien, semble-t-il, qu’une louange humaine ne pût célébrer dignement. De la plus jeune, au contraire, si rare, si éclatante, était la perfection que, pour en donner une idée, pour en faire même un suffisant éloge, le langage humain était trop pauvre. À telles enseignes que, gens du pays ou étrangers, tous ceux que la renommée d'un spectacle aussi unique assemblait en foule, empressés et curieux, restaient stupides d'admiration pour cette beauté sans égale, et, portant leur main droite à leurs lèvres, l'index posé sur le pouce levé, ils lui prodiguaient dévotement les mêmes marques d'adoration qu'à la déesse Vénus en personne. Déjà dans les villes voisines et les contrées environnantes le bruit s'était répandu que la déesse née du sein azuré des mers et formée de la rosée des vagues écumantes daignait, à tout venant, rendre accessible sa puissance et se mêler parmi la société des hommes, à moins qu'une création nouvelle des gouttelettes célestes n'eût fait germer non plus des flots, mais de la terre, une autre Vénus, parée de sa fleur virginale.



 Les trois graces ; cliché de Iosif Badalov


   C'est ainsi qu'à perte de vue la croyance, de jour en jour, gagne du terrain ; d'une île voisine à l'autre, puis, sur le continent, de province en province, la renommée s'étend et se propage. Et nombreux sont les mortels qu'au prix de grands voyages et de lointaines traversées voit affluer vers elle la glorieuse merveille du siècle. À Paphos, à Cnide, à Cythère même, aucun navigateur n'abordait pour contempler la déesse Vénus. Ses sacrifices sont délaissés, ses temples se vont dégradant, ses coussins sont foulés aux pieds, ses cérémonies sont négligées, ses images restent sans couronnes, et des cendres refroidies souillent ses autels désolés. C'est à la jeune fille qu'on adresse des prières, c'est sous les traits d'une mortelle qu'on implore la grâce de l'auguste divinité. Quand, au matin, apparaît la vierge, c'est de Vénus absente qu'on invoque le nom secourable en offrant victimes et festins, et quand elle traverse les places, le peuple se presse pour l'adorer avec des guirlandes et des fleurs.

   Cet extravagant transfert des honneurs célestes au culte d'une mortelle enflamme d'une violente colère la véritable Vénus. Elle ne peut contenir son indignation ; elle secoue la tête en frémissant jusqu'au fond de son être et se tient à elle-même ce langage : « Ainsi, moi, mère antique de la nature, origine première des éléments, nourricière de l'univers, Vénus, on me réduit à cette condition de partager avec une mortelle les honneurs dus à ma majesté, et mon nom, consacré dans le ciel, est profané par le contact des souillures terrestres. Apparemment, il me faudra, dans l'équivoque communauté des hommages rendus à mon nom, voir l'adoration me confondre avec une remplaçante, et celle qui, partout, présentera mon image, c'est une fille promise à la mort. Ah ! C'est en vain que ce berger, dont l'impartiale justice fut approuvée du grand Jupiter, m'a préférée, pour mes attraits sans pareils, aux plus éminentes déesses. Mais elle ne se réjouira pas longtemps, quelle qu'elle soit, d'avoir usurpé mes honneurs ; je saurai, de cette beauté même à laquelle elle n'a point droit, faire en sorte qu'elle se repente. »


 Aphrodite ; cliché de Alfred Weissenegger



   Et elle appelle sur-le-champ son fils, l'enfant ailé, ce mauvais garnement qui, bravant par son inconduite la morale publique, armé de torches et de flèches, court çà et là la nuit dans les maisons des autres, brouille tous les ménages, commet impunément les pires scandales, bref ne fait jamais chose qui vaille. Et bien qu'effronté déjà par naturelle friponnerie, elle l'excite encore par ses discours, le conduit dans la ville dont nous avons parlé, présente à ses yeux Psyché - tel était le nom de la belle -, lui fait le récit de cette rivalité de beauté ; enfin, gémissante et frémissante d'indignation : « Je t'en conjure », dit-elle, « par les liens de l'amour maternel, par les douces blessures de tes flèches, par les délicieuses brûlures de la torche que tu portes, venge celle qui t'a donné le jour, mais venge-la pleinement, et, par le respect qui m'est dû, châtie cette beauté rebelle. Consens seulement - et cela seul me tiendra lieu de tout - à faire en sorte que cette vierge s'éprenne d'un ardent amour pour le dernier des hommes, un homme que, dans son rang, son patrimoine et sa personne même, la fortune ait maudit, si abject en un mot que, dans le monde entier, il ne trouve pas son pareil en misère. »

   Elle dit et, les lèvres entr'ouvertes, elle baise son fils longuement, avidement ; puis, gagnant l'endroit le plus proche du rivage où meurt le flot, elle presse de ses pieds de rose la crête écumeuse des vagues qui miroitent, et bientôt la voilà qui se laisse porter sur la claire surface de la mer profonde. A peine a-t-elle eu le temps de vouloir, et, comme sur un ordre donné d'avance, sa suite marine s'empresse. Voici les filles de Nérée, chantant un chœur, et Portunus, tout hérissé d'une barbe bleuâtre, et Salacia, les plis de sa robe lourds de poissons, et Palémon, le petit aurige, conduisant un dauphin ; voici, bondissant çà et là sur la mer, les troupes des Tritons : l'un souffle doucement dans sa conque sonore, l'autre oppose un tissu de soie à la flamme d'un soleil importun ; celui-ci tient un miroir sous les yeux de la reine ; ceux-là nagent par couples attelés à son char. Telle est l'escorte qui accompagne Vénus dans sa course vers l'Océan.





   Cependant, Psyché, avec tout l'éclat de la beauté qui est la sienne, ne tire nul avantage de ses charmes. Chacun la contemple, chacun la loue, mais personne, ni roi, ni prince, ni même, à défaut, homme du peuple, ne désire sa main ni ne se présente pour l'obtenir. On admire sans doute son aspect de déesse, mais c'est comme une statue d'un art sans défaut que tout le monde l'admire. Depuis longtemps ses deux aînées, dont la beauté moyenne n'a nulle part été proclamée par la rumeur publique, accordées à des prétendants royaux, ont fait de brillants mariages ; Psyché, vierge délaissée, reste dans sa maison à pleurer son abandon et sa solitude. Le corps dolent, le cœur meurtri, elle déteste en elle cette beauté dont s'enchantent des nations entières. Tant qu'enfin le triste père de l'infortunée jeune fille, soupçonnant quelque malédiction céleste et craignant d'avoir encouru la colère d'en haut, interroge l'antique oracle du dieu de Milet, offre à cette puissante divinité des prières et des victimes, demande pour la vierge dédaignée un hymen et un mari. Apollon, bien que grec et ionien, par égard pour l'auteur de notre milésienne, rendit cet oracle en latin :

   « Sur un roc escarpé, roi, expose ta fille, pour un hymen de mort pompeusement parée. Et n'attends pas un gendre issu d'un rang mortel, mais un monstre cruel, féroce et vipérin, qui vole par les airs et, n'épargnant personne, porte partout la flamme et blesse avec le fer, fait trembler Jupiter, effroi de tous les dieux, et, redoutable même aux fleuves infernaux, inspire la terreur aux ténèbres du Styx. »



look back ; cliché de Natasha Barabasha



   Le roi jadis heureux, après qu'il a reçu la divine prophétie, s'en retourne chez lui à regret, l'âme en peine. Il explique à sa femme ce que prescrit l'oracle de malheur. On se désole, on pleure, on se lamente pendant plusieurs jours. Mais déjà du fatal arrêt presse la sinistre exécution. Déjà l'on prépare pour la vierge infortunée l'appareil de la funèbre noce. La flamme des torches se noircit de fumée et se meurt sous la cendre ; les sons de la flûte nuptiale font place aux accents plaintifs du mode lydien, le joyeux chant d'hyménée finit en hurlement lugubre et l'épousée de demain essuie ses larmes avec son propre voile. Le triste sort qui pèse sur cette maison provoque des pleurs de sympathie dans la cité entière, et la douleur unanime se traduit sans retard par la proclamation d'un deuil public.

   Mais la nécessité d'obéir aux avertissements célestes exigeait que Psyché, la pauvrette, subisse la peine qui l'attend. On achève donc, dans une profonde tristesse, les apprêts solennels de cet hymen de mort. Suivi de tout un peuple, le convoi se met en marche de ce cadavre vivant, et Psyché, en larmes, accompagne non sa noce, mais ses obsèques. Cependant, ses parents, navrés et accablés par un si grand malheur, ne peuvent se résoudre à consommer le monstrueux forfait ; c'est leur fille elle-même qui les exhorte en ces termes :


 Cliché de Alfred Weissenegger

   « Pourquoi infliger à votre vieillesse malheureuse le tourment de pleurs continuels ? Pourquoi, ce souffle qui est le mien plus encore que le vôtre, pourquoi le secouer sans trêve par d'épuisants cris de douleur ? Pourquoi souiller de larmes inutiles un visage pour moi vénérable ? Pourquoi, dans vos yeux blesser mon propre regard ? Pourquoi dévaster votre chevelure blanche ? Pourquoi meurtrir une poitrine, un sein qui me sont sacrés ? Voilà pour vous la glorieuse récompense de mon incomparable beauté. C'est une jalousie inhumaine qui vous frappe d'un coup mortel : trop tard vous vous en apercevez. Quand les nations et les peuples nous rendaient des honneurs divins, quand, d'une voix unanime, ils m'appelaient une nouvelle Vénus, c'est alors qu'il fallait gémir, c'est alors qu'il fallait pleurer, c'est alors qu'il fallait prendre le deuil, comme si déjà je vous étais ravie. Je le comprends, je le vois aujourd'hui : seul le nom de Vénus est ce qui m'a perdue. Emmenez-moi, placez-moi sur le rocher auquel le sort m'a assignée. J'ai hâte d'affronter cette heureuse union, j'ai hâte de voir le noble époux qui sera le mien. Pourquoi différer, pourquoi me dérober à la rencontre de celui qui est né pour la ruine de l'univers ? »



 Cliché de Carsten Witte


   Ainsi parla la vierge ; puis elle se tut et, d'un pas affermi, se mêla à la foule qui formait son cortège. On arrive au roc désigné, sur une montagne escarpée ; on place la jeune fille au plus haut sommet ; puis tous l'abandonnent et, jetant là les torches nuptiales qui ont éclairé leur marche et qu'ils ont en cet endroit même éteintes avec leurs larmes, ils reprennent, la tête basse, le chemin de leurs demeures. Les malheureux parents, abattus par la calamité, ont fui la lumière au fond de leur palais clos et se sont enfermés dans une nuit éternelle. Psyché, pendant ce temps, apeurée et tremblante, n'arrête pas de pleurer au haut de son rocher, quand la douce haleine d'un Zéphyr plein de caresses agite d'un frémissement le bord de sa robe et en gonfle les plis, soulève la jeune fille d'un mouvement insensible et, d'un souffle tranquille, la porte sans secousse le long de la paroi rocheuse, au pied de laquelle, dans le creux d'un vallon, il la dépose et gentiment la couche au sein d'une pelouse fleurie.


Apulée (IIe siècle après J.C.) ; Les métamorphoses, livres IV-VI ; conte de Psyché
 D'après un cliché de Alfred Weissenegger

(À suivre...)

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