samedi 22 août 2009

Conte d'été ... (8)






... Alors, il se rendit chez Ali fils de Bakkâr. La troupe des esclaves se précipita à sa rencontre dès qu'il fut en vue, et l'un d'eux alla même, la mine réjouie, jusqu'à lui baiser la main. C'est dans cette liesse que le joaillier fut introduit auprès du prince qui, couché sur son lit, était incapable d'articuler un seul mot. Quand le visiteur pourtant s'assit à son chevet et lui prit la main, le malade, ouvrant les yeux, murmura :

- Sois le bienvenu ! Que ma maison te soit vaste et accueillante !

Il eut toutes les peines du monde à se mettre dans la position assise. Le joaillier le salua :

- Louanges à Dieu qui m'a permis de te voir !

Puis il ne cessa de l'encourager jusqu'à ce qu'il obtînt de lui qu'il fit quelques pas. Le prince, pour faire plaisir à son ami, consentit à changer de vêtements et à prendre un peu de boisson. La conversation s'engagea entre eux à voix basse. Lorsque le joaillier vit le prince un peu calmé, il lui annonça :

- Je sais ce qui peut combler tes désirs. Que je sois celui qui t'annonce la bonne nouvelle : tu n'y trouveras que matière à réjouir ton esprit et à apaiser l'émoi de ton cœur.

Le jeune homme, d'un signe, renvoya les esclaves, qui se dispersèrent dans la maison.

- As-tu vu nos visiteurs de la nuit ? demanda-t-il aussitôt.

Puis il se reprit et, présentant ses excuses, demanda d'abord des nouvelles de la santé de son hôte. Celui-ci le mit au courant de tout ce qui s'était passé depuis leur dernière entrevue. Il lui parla de Soleil-du-Jour et du rapport sur elle que lui avait fait sa servante, ajoutant combien d'argent elle lui avait fait parvenir. Le prince remercia le Dieu Très-Haut et Lui adressa des louanges. Puis il ajouta :

- Quelle excellente femme ! Quel courage en elle ! Pour moi, je vais remplacer tout le mobilier et les autres objets de ce genre que tu as perdus.

Appelant son intendant, il lui donna ses instructions : on réunit un lot de meubles, de tentures, de bibelots d'or et d'argent, qui dépassait de loin les pertes du joaillier, au point qu'il fut rempli de confusion, car c'était trop de générosités. Il rendit grâce au prince, puis déclara :

- Je n'aurai désormais d'autre intention que d'agir selon ton cœur, car ton agrément m'est plus précieux que les cadeaux dont tu viens de me combler. Vois en moi un homme prêt à se jeter pour toi et ta bien-aimée dans les périls, tout au service de votre passion.




Taj Mahal ; Âgrâ, Inde



Il passa ensuite le restant de la journée chez le prince, et même y dormit, car il se rendait bien compte de sa faiblesse et de son abattement, que montraient du reste à l'évidence ses gémissements continuels et ses abondantes larmes. Lorsque le visage du jour se fut découvert, le prince dit à son ami :

- Toi (il lui donna son nom), sache que toute chose connaît sa fin ici-bas, et que la fin de la passion amoureuse, c'est, ou bien la mort ou bien la conjonction perpétuelle. A présent, je me trouve plus près de la mort : elle est plus douce pour moi et me satisfait plus que l'état où je me trouve. Si seulement j'avais obtenu l'oubli en échange de mon amour ! Nul doute, j'aurais déjà quitté la vie. Si seulement j'avais oublié moi-même mon désir ! J'y aurais gagné le repos, pour moi et pour mon entourage. Mais non : voici que nous organisons une rencontre, une seconde, différente de la première, et quels résultats ? Ceux que tu connais. Comment l'âme pourrait-elle patienter jusqu'à la troisième rencontre ? Qui trouverait à plaider pour une pareille entreprise et l'excuser, après le danger auquel l'âme même a été exposée et la réputation mise en jeu ? Peut-on passer sous silence que sans l'intervention de la bonté de Dieu - qu'Il soit exalté et glorifié -, c'était à coup sûr la mort ou le déshonneur ? Je ne sais quelle voie emprunter, qui me mène à la délivrance. Sans la crainte de Dieu en moi, j'aurais certes précipité la fin de mes jours. Mais la certitude de devoir un jour périr vaut pour moi et pour elle aussi et nous demande raisonnablement d'attendre que s'écoule pour nous la période assignée par le destin.

Après ces réflexions, il passa par une crise de larmes et récita ces strophes :

Sous les coups de l'affliction,
quelle autre solution que les pleurs ?
A qui me traitera alors d'indiscret,
je plaiderai le seul désir de la voir.

Je passe ma nuit comme si l'obscurité
disait à ses étoiles : « Arrêtez-vous !
ne répondez pas au vœu de celui qui appelle
à grands cris le matin. »





Le joaillier tâcha de calmer son ami :

- Ô mon maître, prends patience, arme-toi de fermeté, de manière que, ni la joie ni non plus la tristesse, ne te troublent à ce point les esprits. Il se peut que vous vous rencontriez un jour : attends ce jour avec constance.

Mais le jeune homme, pour toute réponse, recourut à cette poésie :

Mes larmes aiment-elles à présent
tenir compagnie à mes paupières ?
La douleur les repousse-t-elle plutôt,
loin de la belle patience ?

Les sentiments secrets
se sont accumulés, si nombreux
que la digue s'est rompue,
inondant les yeux de larmes.


Je tentai bien de les retenir,
mais à chaque fois, je craignais
de voir le désir s'affaiblir
et je n'y faisais rien.


Alors, le joaillier prit congé :

- J'ai l'intention d'aller chez moi pour y attendre la servante, au cas où elle aurait quelque nouvelle à m'apporter.

- Va, et que Dieu t'accompagne, répondit le prince. Mais reviens vite, de grâce, car tu vois mon état.


Taj Mahal ; Âgrâ, Inde



Dès que le joaillier fut chez lui, la servante arriva, inquiète, émue aux larmes ; l'angoisse, la consternation se lisaient sur son visage tourmenté.

- Qu'as-tu donc ? demanda le joaillier.

- Le malheur est tombé sur nous sans crier gare, répondit-elle, et ce que nous redoutions est arrivé. Hier, après t'avoir quitté, j'ai retrouvé ma maîtresse dans une situation embarrassante ; elle avait ordonné de fouetter légèrement, devant elle, l'une des jeunes servantes qui nous accompagnaient l'autre fois, et qui avait mérité cette punition pour quelque peccadille. Mais la fillette avait réussi à échapper à ceux qui la tenaient et, trouvant une porte ouverte, elle avait pris la fuite par là, comptant sortir du palais. C'était compter sans le portier qui y était en faction : il l'arrêta, et comme c'est un des espions qui travaillent pour une favorite du khalife, il a pensé que c'était l'occasion rêvée pour apprendre quelque chose sur nous.
» Il a commencé par prendre la fillette pour la cacher et lui éviter la punition et, en échange de ses bontés, a essayé de lui soutirer des renseignements. La gamine a laissé échapper quelques détails sur les incidents de la première nuit de l'entrevue avec Ali fils de Bakkâr, au palais, et sur ceux de la seconde, chez toi. L'autre l'a menée séance tenante auprès de l'Émir des Croyants, qui a obtenu d'elle des aveux. Hier, l'ordre est arrive de sa part de transférer ma maîtresse au palais khalifal, Vingt domestiques ont reçu la charge de s'occuper d'elle, qui n'a eu aucune audience du souverain, et n'a rien pu savoir des causes de ce transfert. De mon côté, je suis sortie du palais. Je crains fort qu'on n'en soit qu'au début d'une série de désagréments, et je ne sais quelle conduite adopter ni à quelles ruses recourir pour remédier à ce mauvais pas pour moi et ma maîtresse.
» Elle n'a personne en qui elle ait autant de confiance ; et moi, je sais que je suis celle qui garde le plus jalousement son secret. Peux-tu aller trouver Ali fils de Bakkâr afin de l'avertir de ce qui se passe, de sorte qu'il prenne toutes les précautions propres à sauver sa vie et mettre ses biens à l'abri ?


Taj Mahal ; Âgrâ, Inde



Le joaillier sentit toute la gravité de la situation ; elle le clouait sur son siège, et l'empêcha de reconduire la servante. Il lui fallut un certain temps avant de pouvoir reprendre l'usage de ses membres ; alors, il courut vers la maison d'Ali fils de Bakkâr et, à peine entré :

- Drape-toi, lui annonça-t-il, dans le manteau de la patience, ajuste ta ceinture de courage et, toute angoisse évacuée, prends le chemin de la bravoure. Convoque tes esprits affaiblis, renonce à ta nonchalance et à ton laisser-aller : un événement est survenu, qui pourrait causer ta perte et ruiner ta fortune.

Le jeune homme, à ces mots, fut au comble de l'émoi.

- Tu nous as tués, ô mon frère, s'écria-t-il. Donne-moi au moins des détails et des précisions.

- Voici les faits ...

Le joaillier lui raconta les dernières péripéties et conclut :

- Tu es perdu sans rémission !

Le prince était consterné, muet ; son âme manqua quitter son corps. Finalement, quand le souffle lui revint :

- Que dois-je faire à présent ? demanda Ali dans un murmure.

- Tu vas prendre ce qu'il te faut d'argent pour parer au nécessaire, répondit le joaillier. Tu vas emmener quelques esclaves de confiance. Je ferai la même chose, et nous nous mettrons en route pour al-Anbâr1 avant la fin du jour.

Le jeune homme quitta son lit d'un bond, comme fou. Tantôt sa marche était normale, tantôt au contraire il trébuchait et tombait à terre. Il ramassa ce qu'il pouvait emporter, présenta ses excuses à ses proches, leur fit ses recommandations et se mit en route avec son compagnon. Tous deux se dirigèrent d'abord vers al-Anbâr, avec l'intention de gagner ensuite les régions frontalières.


Taj Mahal ; Âgrâ, Inde



Ils marchèrent pendant ce qui restait de jour et continuèrent toute la nuit, ou presque, car ils finirent par s'endormir après avoir fait déposer les fardeaux et entraver les bêtes. Le sommeil noya les voyageurs fatigués, mais quand ils s'éveillèrent en sursaut, ils se virent au milieu d'une troupe de voleurs, qui les dépouillèrent de tout : montures, argent serré dans les ceintures, vêtements. Les esclaves furent tués. Bref, le tableau, après le passage de ces pillards, était une désolation.

- Qu'est-ce qui est préférable, la mort ou ce que nous sommes en train de vivre ? demanda Ali fils de Bakkâr à son ami.

- Un fait s'est produit. Pouvons-nous le modifier alors qu'il a été tel ? C'est Dieu seul qui commande aux événements de cette sorte et peut, à Sa guise, en provoquer le changement.

Les deux hommes se mirent à marcher jusqu'à ce que parût l'aurore et, apercevant de loin un oratoire, ils le prirent pour but. Ils y entrèrent nus et misérables, pensant à leur solitude dans ces contrées. Ils restèrent assis là, dans un coin, tout le jour, sans entendre un pas et sans voir âme qui vive, pas un homme, pas une femme qui vînt à l'oratoire. La nuit arriva : ils restèrent à leur place, immobiles jusqu'au matin.

C'est alors que se présenta un individu, qui venait faire sa prière. Après s'y être livré, il se tourna vers les compagnons et leur dit :

- Bonnes gens, que Dieu vous conserve en vie ! Êtes-vous des étrangers ?

- Oui, répondirent les autres. Des voleurs nous ont coupé la route, et nous n'avons personne ici auprès de qui nous réfugier dans notre dénuement.

- Pouvez-vous venir avec moi dans la maison que j'habite ?

Les deux amis se consultèrent à voix basse :

- Allons avec lui, disait le joaillier, et cela pour deux raisons : quelqu'un pourrait entrer dans l'oratoire et nous reconnaître, ensuite, en tant qu'étrangers, nous n'avons aucun endroit ici où nous abriter.

Ali fils de Bakkâr y consentit. Et quand l'inconnu leur demanda leur décision, le joaillier répondit :

- Oreille attentive et bon vouloir !

L'homme alors se défit de quelques pièces de vêtement qu'il donna aux deux victimes dépouillées, et ajouta :

- C'est le moment, allons-nous-en et profitons de la demi-lueur du matin.

Les deux voyageurs se dressèrent sur leurs pieds pour accompagner l'homme dans le quartier où se trouvait sa demeure. Une fois là, celui-ci heurta à une porte, qu'ouvrit un jeune domestique. Le maître entra et donna l'ordre qu'on apportât de quoi vêtir ces messieurs : arriva alors un paquet, contenant des tuniques longues, que passèrent les invités, et des châles de mousseline, dont ils s'enturbannèrent la tête. On les fit asseoir et une servante avança une table garnie de mets.

- Mangez maintenant, leur dit l'inconnu, avec la bénédiction du Dieu Très-Haut !

La joaillier et Ali fils de Bakkâr mangèrent un peu, et l'on enleva la table. Les deux compagnons demeurèrent dans la maison jusqu'à la tombée de la nuit. Alors le jeune homme laissa entendre un gémissement et un long soupir s'échappa de sa poitrine, tandis que sur ses traits se marquaient les signes de la plus profonde tristesse.

- Ah, joaillier (il lui donna son nom), écoute :

je suis sur le point de mourir, et l'on ne peut rien pour me sauver. Aussi, reçois ma dernière recommandation : quand je serai mort, tu iras trouver ma mère et lui demanderas de ma part de venir en ce lieu laver mon corps et le nantir de tout ce qu'il faut pour l'ensevelissement. Tu lui diras bien aussi, en mon nom de supporter patiemment le deuil de moi.


Taj Mahal ; Âgrâ, Inde



Il dit, et perdit connaissance. Son évanouissement dura une heure, au bout de laquelle il revint à lui et put entendre au loin une servante qui chantait :

Les malheurs des nuits
nous ont séparés ;
ah ! vienne pour moi le jour
de la rencontre !

Prompt à venir fut le deuil
de l'aimé ; trop prompt,
après la chaude amitié,
et l'accord intime.


Vivre d'abord en commun,
puis boire la coupe amère
de la séparation : puissent
les amants échapper à ce décret !

Quand la mort vous saisit à la gorge,
l'étouffement de l'agonie est bref ;
jamais ne s'éteignent les affres
de la séparation d'avec les êtres chers.

Si nous connaissions la voie qui nous mène
à la pure essence de la séparation, ah !
comme nous lui ferions payer son mal
en lui versant le fiel de la désunion !

Puisse Dieu réunir tout amant
avec l'objet de son amour !
Puisse-t-Il se montrer charitable
pour moi et mon tourment d'amour.

Ces plaintes déchirantes dans le lointain arrivèrent à l'oreille d'Ali fils de Bakkâr et alors, dans un râle, il rendit l'âme.


Taj Mahal ; Âgrâ, Inde



Le joaillier enveloppa d'abord le corps dans un linceul, le confia au maître de maison et prit le chemin de Baghdad, en prenant soin de se mêler à un groupe de gens du commun. Il regagna sa maison, changea de vêtements, puis se rendit au domicile du défunt Ali fils de Bakkâr. La troupe des esclaves vint à sa rencontre, l'accueillant avec toutes les marques du respect. Le visiteur sollicita la faveur d'être introduit auprès de la mère du jeune homme, qu'il salua. Invité à s'asseoir, il prit place et se recueillit un moment afin de rassembler ses forces. Il fit alors cette déclaration :

- Dame mienne, écoute-moi, que Dieu t'accorde Son secours et te manifeste Sa bienveillance. Le Dieu Très-Haut conduit l'homme sur les chemins qu'Il veut, et nous ne pouvons échapper au destin qu'Il a fixé pour nous.

Mais elle, éclatant en sanglots, s'écria :

- Au nom de Dieu ! Mon fils est mort !

Le joaillier ne put lui répondre, étouffé par les larmes qui s'échappaient de ses yeux et les sanglots qui se pressaient à sa gorge. La mère, terrassée par la douleur tomba sans connaissance sur le sol. Les servantes accoururent à grands cris et lui donnèrent les soins qu'il fallait pour la ranimer ; sa première question fut :

- Comment est-ce arrivé ?

Son visiteur lui relata les événements récents et ajouta :

- Par Dieu ! quelle peine me fait cette fin, moi, l'un des plus chers parmi ses amis et ses compagnons !

Il ne lui cacha rien de l'idylle de son fils.

- Je sais, dit-elle. Il m'a confié son secret et ses espoirs intimes. Est-ce qu'il t'a laissé quelque recommandation ?

Le joaillier lui répéta les dernières paroles du prince. Elle se lamenta, gémit et les servantes autour d'elle poussèrent des cris d'affliction. Quant au joaillier, une fois qu'il eut quitté la mère, il ne pouvait distinguer son chemin, accablé comme il l'était par la fin malheureuse de son ami. Il pensait à la jeunesse en fleur de l'adolescent disparu, aux circonstances qui les avaient amenés à se connaître, à ses visites chez lui, aux appels à l'aide qu'il recevait chaque fois qu'il le quittait, et il ne cessait de pleurer à l'évocation de ces souvenirs.


Taj Mahal ; Âgrâ, Inde



Une main de femme soudain prit la sienne. Dans sa distraction, il mit quelque temps à reconnaître la servante de Soleil-du-Jour. Elle portait le deuil, et son maintien était celui d'une femme que la vie a brisée, humiliée. Il comprit que Soleil-du-Jour était morte. Pleurs et gémissements redoublèrent. La servante ne cherchait pas non plus à retenir ses larmes. Tous deux marchèrent en silence quelque temps, l'un près de l'autre. Ils se retrouvèrent à la maison du rendez-vous, et là, le joaillier dit à la servante :

- As-tu appris ce qui est arrivé au jeune homme ?

- Non, par Dieu ! Répondit-elle.

Il lui dit la fin du prince. Ce fut de nouveau un concert de larmes.

- Et elle, demanda l'homme, quel événement a donc pu exacerber sa douleur au point de lui être fatal ?

- L'Émir des Croyants, lui apprit-elle, l'avait transférée, comme je te l'ai raconté, dans sa propre résidence, refusant de lui parler, et de lui communiquer le moindre élément de l'affaire. Il supporta ainsi tout seul le poids de l'accusation portée contre elle : il alla dans cette voie jusqu'à la limite du possible, car il aimait Soleil-du-Jour et avait pitié d'elle, en raison du tourment de la passion qu'elle subissait. Finalement, il prit la décision de lui parler : « Ô Soleil-du-Jour, la prédilection que mon cœur te témoigne me porte à prendre ta défense et à souligner tes qualités, à repousser loin de toi le malheur et à déclarer que tu es innocente des accusations que lancent contre toi tes ennemis. » A la suite de quoi, il la fit installer dans de beaux appartements qui comportaient un cabinet particulier orné d'or. Elle reprit à ce moment-là son rang élevé et retrouva la grande considération dont elle jouissait auparavant.
» Vers la fin de la journée, le khalife arriva chez elle, désirant prendre, selon son ancienne habitude, quelque boisson. Il fit venir ses favorites, qui s'installèrent sur leurs divans, mais il admit Soleil-du-Jour sur l'un des sièges proches de lui, afin de montrer aux yeux de tous le rang qu'elle tenait à la cour et la place qu'elle occupait dans son cœur. Ma maîtresse avait bien son corps là, mais son esprit était ailleurs : elle pouvait à peine bouger et se retrouvait comme incapable de ressentir et de percevoir la réalité, dans une sorte d'anesthésie. Et sa crainte de ce qui pourrait venir de son maître augmentait son désarroi, aggravant son état.
» Une servante chanta alors ces vers à l'intention de Soleil-du-Jour :

Le désir a convoqué les larmes ;
toutes ont répondu, et en hâte,
elles ont accouru : les voyez-vous
qui se sont rencontrées sur ma joue ?

Les paupières se sont fatiguées : pour elles,
le poids a pesé trop longtemps ;
elles ont à montrer ce que l'on a caché,
à cacher ce que l'on a montré au grand jour.


Comment remettre le voile de la discrétion
sur mes sentiments et comment garder secret
le tourment d'amour ? La force de mon désir
est telle qu'elle exhibe ce que je cèle.

Ma mort a pris une saveur douce pour moi,
depuis que je ne vois plus les êtres chers ;
je ne souhaite qu'une chose : moi partie,
qu'ils ne trouvent pas cela aussi doux !


Taj Mahal ; Âgrâ, Inde



» Ces vers remplirent Soleil-du-Jour d'une émotion qu'elle ne put contenir : elle éclata en sanglots et tomba sans connaissance. Le khalife se débarrassa de la coupe qu'il tenait à la main et, attirant vers lui le corps de sa favorite, vit qu'elle était morte. Il jeta un cri de douleur, répercuté par les servantes. Il ordonna de briser sur-le-champ tous les instruments de musique qui se trouvaient devant lui, et on les mit en pièces aussitôt. Il quitta le lieu du festin, fit porter le corps dans sa propre chambre, et passa sa nuit à le veiller personnellement.
» Lorsque se leva le matin, il donna l'ordre de laver le cadavre, de l'envelopper dans un linceul et de l'ensevelir. Depuis lors, le khalife s'est abstenu de poser la moindre question sur l'affaire, gardant obstinément le silence sur Soleil-du-Jour et tout ce qui la concernait.

La servante avait fini son récit. Mais elle ajouta cette demande au joaillier :

- Au nom de Dieu, je te supplie de ne pas oublier de me faire signe, le jour où le corps du prince Ali fils de Bakkâr arrivera dans la ville de Baghdad pour y être enseveli.

- Où habites-tu maintenant ?

- L'Émir des Croyants m'a rendu ma liberté, ainsi qu'à toutes les servantes de Soleil-du-Jour. Je ne quitte pas le cimetière où elle est enterrée.

Elle lui indiqua l'endroit. Le joaillier l'accompagna et ils visitèrent ensemble la tombe de Soleil-du-Jour, puis il rentra chez lui.


Intérieur de la tombe d'Itimâd al-Dawla ; Âgrâ, Inde, 1628



Trois jours s'écoulèrent après cette rencontre ; le quatrième, le convoi ramenant d'al-Anbâr le corps du prince Ali fils de Bakkâr arriva dans Baghdad. La population entière, sans distinction de sexe et de condition, sortit à sa rencontre. Le joaillier marchait dans la foule des gens venus en cortège : jamais il n'avait vu tel spectacle dans la ville. La servante de Soleil-du-Jour entra dans la maison du mort et se mêla au groupe des proches et des intimes. Elle donna, parmi les femmes, les signes de la douleur la plus intense : son visage était le plus défait, ses cris et ses lamentations retentissaient le plus fort. Elle entreprit l'éloge funèbre du jeune disparu, d'une voix qui déchirait les entrailles et plongeait les corps dans une fièvre ardente qui les consumait littéralement. Puis le corps, escorté par la foule, fut emmené au cimetière et, à compter de ce jour-là, une tombe fut constamment visitée par le joaillier : celle du prince persan Ali fils de Bakkâr.


Les Mille et Une Nuits ; L'amour interdit ; Texte établi sur les manuscrits originaux par René R. Khawam




Charles Marie Hilpert (1912-1995) ; deux femmes orientales nues



1. Place forte bâtie par les anciens rois de Perse aux confins de la Syrie. La population du lieu passait à l'époque pour persanophile. [NdT ...]

(fin ...)

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