samedi 25 juillet 2009

Conte d'été ... (5)





... Abou'l-Hasane fils de Tâhir avait pour lors le cœur comme une cellule hermétiquement close ; préoccupé de sa situation, il essaya de dresser un bilan de ses bénéfices dans cette histoire d'amour. A rester ainsi entre le garçon et la fille, il risquait gros à son tour, son commerce ne ferait qu'en péricliter et lui-même avait peu de chances d'échapper aux conséquences funestes que l'idylle ne tarderait pas à engendrer. Il rumina ces idées tout le restant du jour et la nuit qui suivit. Le lendemain, il alla chez Ali fils de Bakkâr prendre des nouvelles.

Le prince avait beaucoup de monde, comme d'habitude ; le parfumeur attendit que tous les visiteurs se fussent retirés, s'approcha du jeune homme et s'informa sur sa santé. Le malade exhala immédiatement ses plaintes.

- Tu es étonnant, toi, riposta Abou'l-Hasane ; je dirais même que je n'ai jamais vu personne qui dans l'amour se comporte comme toi, non, aucun amant, vraiment. Cette fougue dans la passion à côté de cette paralysie du corps qui vous cloue au lit, voilà quelque chose qui d'ordinaire sied aux amoureux rebutés, aux amants trahis ! Mais toi, tu as aimé qui ? celle qui t'aime ; tu t'es engagé envers qui ? envers celle qui répond à tes élans ! Où n'en serais-tu pas, si tu avais nourri un tendre sentiment pour une qui ne te regarde pas, si tu te consumais de passion pour une qui te tourne le dos, si ton affection s'était adressée à une qui se moque de toi ? Allons, ne reste pas dans l'état où tu es, sans quoi le voile qui protège ta vie intime est bien compromis : on le cherchera en vain comme la lune pendant l'éclipse. Distrais-toi plutôt de ton chagrin, sors, bavarde avec les gens, va à cheval, retrouve la libre disposition de tes gestes en prenant un peu d'exercice et donne à ton cœur cette aisance qui lui manque en évoquant les souvenirs avec des camarades. Crois-moi, si tu ne suis pas mes conseils, c'est la mort qui te guette.

Le prince en tomba d'accord ; il promit à son ami de tout mettre en œuvre pour l'écouter et le remercia de ses conseils. Ce qu'il en fit, cela, Abou'l-Hasane fils de Tâhir le parfumeur n'en sut jamais rien, car ce fut là leur dernière conversation. En effet, le commerçant prit congé de l'amoureux et s'en retourna fort soucieux à sa boutique, inquiet désormais pour lui, car il craignait qu'on ne finît par jaser : c'en serait fait alors de sa réputation.


Céramique d'Iznik ; plat à fond blanc, motifs floraux et médaillon central ; Turquie, XVIe siècle



Abou'l-Hasane avait un ami joaillier, un confident qu'il instruisait toujours de ses faits et gestes et qui, du coup, savait quelle relation amicale liait le parfumeur au jeune Ali fils de Bakkâr, quelle affection mutuelle les rattachait. L'homme passait fréquemment à la parfumerie et n'avait pas hésité, même, à questionner Abou'l-Hasane sur la présence de la servante de Soleil-du-Jour en ces lieux. Le parfumeur alla délibérément à l'encontre de la rumeur : il n'avait jamais vu cette fille auparavant, non, il ne savait pas au service de qui elle était.

Ce jour-là, donc, le joaillier était venu le saluer, mais il se rendit compte de toute l'angoisse qui l'habitait, comme quelqu'un d'incertain sur son sort et que la peur envahit. La conversation fut habilement amenée par le joaillier sur le point qui l'intéressait :

- Tu sais, lui dit-il à un moment, que je suis, parmi les gens que tu fréquentes, le plus discret sur tes pensées intimes, et la raison en est la grande amitié que j'éprouve pour toi. Mais il ne m'échappe pas que tu tentes de dissimuler quelque chose de l'ordre de l'anxiété et du désarroi. Voyons, laisse-toi un peu aller à te faire du bien et révèle-moi ce qui prend ton esprit au dépourvu. On ne sait jamais, j'aurai peut-être un avis extérieur, quelque chose à quoi toi, tu n'aurais pas pensé. Abou'l-Hasane lui rapporta alors tout ce qui concernait Soleil-du-Jour et Ali fils de Bakkâr. Il conclut par ces mots :

- Voilà ce que je savais : je t'ai tout raconté, excepté ce que Dieu sait et que moi j'ignore. Jusqu'à présent, je n'ai pris conseil que de moi-même et je ne t'ai rien révélé. Maintenant je le fais parce que je suis la proie de l'inquiétude et de la peur. Tu sais bien que je suis un homme connu de tout un chacun, que je traite des affaires avec les plus grands personnages de ce pays, des hommes comme des femmes. J'ai bien peur que l'intrigue des deux amants ne vienne à être découverte : pour moi ce serait la mort ou au moins la confiscation des biens, le déshonneur, et pour mes enfants et les membres de ma famille l'emprisonnement. D'un autre côté, je ne peux pas éviter Ali et Soleil-du-Jour, après avoir pris du plaisir en leur compagnie. Je me demande s'il ne convient pas que je me mette en cessation d'activité, que je règle les créances en cours, que je réalise l'actif, bref que j'en finisse et que j'aille m'installer dans la ville d'al-Basra, ne serait-ce que le temps de voir se conclure leur histoire à tous deux selon les décrets que Dieu a portés sur eux, avant qu'on ne soupçonne quel rôle j'y ai joué.
» L'amour entre ces deux êtres est devenu par trop intense, et je crois que ce sentiment ne les quittera que quand leur âme aura quitté leur corps. De plus, au premier plan de l'idylle se trouve une servante qui garde leur secret : imagine qu'elle connaisse un jour une difficulté qui leur soit imputable, ou bien qu'ils l'aient mise dans quelque embarras, elle ne se fera pas faute de divulguer ce qu'elle sait, avec les inévitables dégâts qu'entraînera une telle publicité, en deux mots leur perte et la mienne du même coup. L'initiative que j'ai prise en l'espèce, et l'empressement que j'ai apporté, se retourneront contre moi, causant ma ruine et ma mort. Et je ne trouverai d'excuse pour avoir agi comme j'ai agi ni devant Dieu ni devant les hommes.




Son ami répondit à Abou'l-Hasane :

- C'est une affaire grave que tu me présentes là, et pour s'abstenir de tomber dans ces mauvais pas que craint l'homme sage, l'homme avisé doit redoubler de circonspection. Dans ce que tu m'as exposé, je me range à ton avis et n'en ai point d'autre. Que Dieu te protège des périls que tu redoutes, qu'Il donne à tes actes les conséquences les plus heureuses.

- Je n'ai pas besoin de te recommander de garder le secret sur ma confidence ! conclut Abou'l-Hasane.

Mais le joaillier s'empressa de prendre civilement congé de celui-ci et, quand il revint le soir, quatre jours plus tard, il trouva la boutique fermée. Alors, il voulut user de ruse pour faire la connaissance d'Ali fils de Bakkâr. Il gagna la maison du prince et dit à l'un des jeunes esclaves qui gardaient la porte :

- Demande pour moi à ton seigneur Ali fils de Bakkâr la permission de me présenter devant lui.

Il fut admis auprès du prince qu'il trouva étendu, le dos appuyé à un coussin. Voyant entrer le visiteur, Ali fils de Bakkâr se leva péniblement, resta debout et l'accueillit le visage serein, lui souhaitant la bienvenue chez lui. Le joaillier s'acquitta des devoirs ordinaires de toute personne qui visite un malade et présenta ses excuses pour n'être pas venu plus tôt. Son hôte le remercia vivement de ces sentiments et continua :

- Mais peut-être puis-je quelque chose pour toi ; sans doute ta visite a-t-elle un but précis ...




- Eh bien !, voici : il y a entre moi et Abou'l-Hasane le parfumeur - que Dieu le garde en bonne santé et le préserve de tout péril ! - à la fois de l'amitié, des relations d'affaires, l'habitude de nous voir constamment, et une affection déjà ancienne. J'avais de la sympathie pour lui, je le prenais pour confident, je le protégeais contre les mauvais coups et je gardais pour moi avec discrétion ce qu'il voulait bien me dire. Je me suis absenté quelques jours pour une affaire que j'avais à traiter avec quelques compagnons et quand je suis revenu le trouver, selon mon habitude, j'ai trouvé sa boutique fermée. Un de ses voisins de marché m'a dit alors qu'Abou'l-Hasane a dû se rendre dans la ville d'al-Basra pour y traiter quelque chose où sa présence est exigée. Je n'ai pas tenu cette explication pour véritable. Et comme je sais qu'il n'y a jamais eu au monde deux amis aussi liés d'affection qu'Abou'l-Hasane et toi, dis-moi, je te prie, s'il faut que je croie ce qu'on m'a dit, et, dans ce cas, éclaire-moi en partant des circonstances générales pour finir par le particulier. Si donc je suis là, c'est pour déplorer l'absence d'un ami et en apprendre la raison, quitte à te présenter mes excuses si je t'importune.

Au discours du joaillier, le prince ressentit un grand trouble et changea de visage. Il s'excusa :

- C'est la première fois que j'entends parler de cette absence. Abou'l-Hasane ne m'a fait parvenir aucun message ces jours-ci et je n'ai eu aucune nouvelle de lui, même indirectement. Ce que tu viens de m'apprendre m'afflige, me trouble, m'abat, me désespère ...

Puis les sanglots étouffèrent le jeune homme, qui se mit à déclamer ces strophes :

Je pleurais sur les disgrâces
dans lesquelles j'étais tombé,
sans voir que ceux que j'aimais
se trouvaient tous près de moi.

Mais voilà qu'aujourd'hui, le Temps
qui me persécute m'a séparé d'eux,
et j'ai pleuré sur l'éloignement
de personnes qui savaient aimer.


Quelle saveur offre la vie d'un homme
quand ses larmes forment deux parts,
l'une qui pleure les vivants,
quand l'autre est pour les morts ?



Ali fils de Bakkâr garda longuement les yeux fixés sur le sol, puis il sortit de sa méditation, releva la tête et appela un domestique :

- Va à la maison d'Abou'l-Hasane fils de Tâhir, et demande s'il est toujours là ou en voyage, comme on le prétend. Si son départ est confirmé, fais-toi dire vers quelle région il s'est dirigé et quel était le but de ce déplacement.

Le domestique parti, le joaillier et Ali fils de Bakkâr continuèrent à converser. L'entretien dura une heure ; le prince écoutait de façon intermittente les propos du joaillier, tantôt il lui faisait part de ses réflexions, tantôt il lui posait des questions. Enfin, l'esclave revint avec ces nouvelles :

- Seigneur, j'ai demandé à voir Abou'l-Hasane. Ses proches m'ont bien appris son départ pour al-Basra, il y a deux jours. J'ai également vu une servante à sa porte qui avait la même mission que moi et demandait aussi après lui. Elle parut me reconnaître, alors que moi, je ne savais pas qui c'était. Elle me demanda : « Petit, n'es-tu pas de la domesticité d'Untel ? » Je lui répondis que oui. Elle me fit savoir qu'elle avait une lettre pour toi de la part de quelqu'un qui est parmi les plus chers à ton cœur. Elle est d'ailleurs là, à la porte de la maison.

- Fais entrer, ordonna le prince.



La servante entra, belle au-delà de toute description, conforme en tout point au portrait qu'avait fait d'elle le parfumeur. Le joaillier la reconnut d'emblée, tandis qu'elle s'avançait jusqu'à Ali fils de Bakkâr, qu'elle salua. Elle eut avec le prince, à l'écart, un court échange confidentiel : on le voyait seulement, de temps à autre, jurer qu'il n'était nullement au courant de ce dont on l'accusait et affirmer sous la foi du serment qu'il n'en savait rien. A la fin, quand la servante eut pris congé, le jeune homme resta quelque temps frappé de stupeur et comme tourmenté par un feu ardent. Le joaillier glissa alors ces mots :

- Sans doute la Maison du khalife te réclame-t-elle quelque chose, ou alors le palais et toi avez quelque affaire ensemble.

- Qu'est-ce qui te fait dire cela ? demanda vivement le prince.

- Je connais cette servante.

- Au service de qui est-elle ?

- Au service de Soleil-du-Jour, qui elle-même sert le khalife. Dans toute la cour, nulle personne n'est plus puissante, plus intelligente, plus résolue, plus énergique, plus active. Il y a quelques jours, la dame recevait un billet de l'une de ses servantes, paraît-il, et c'est justement ta visiteuse de tout à l'heure qui me l'a mis entre les mains.

Plat iranien "lajvarda" ; début du XVIe siècle



Sur ce, il entreprit de répéter à son hôte les vers qu'il tenait de la bouche du parfumeur et qu'il avait retenus quand l'autre les lui récitait. Il cita également les phrases en prose que contenait la missive. Le trouble du prince était tel quand il entendit tout cela, que le joaillier s'en émut et se mit à craindre, en voyant éclater ces symptômes de commotion, pour la vie du jeune homme.

Celui-ci pourtant trouva la force de dire :

- Au nom de Dieu, je t'adjure de me révéler franchement d'où te vient la connaissance de cette personne qui est venue.

- Laissons cela, répondit d'abord le joaillier.

- Par Dieu, insista le prince, je ne te dirai en retour que l'exacte vérité.

-Dans ces conditions, reprit le joaillier, je ne me ferai pas prier, mais c'est pour balayer de ton esprit jusqu'au moindre soupçon sur mon compte, pour que tu me parles sans crainte d'être contredit et sans te faire des idées, pour que l'expression de ta pensée se déploie librement, à l'abri des vains scrupules de conscience et de la fausse honte, bref, pour que, débarrassé de la peur, tu ne conserves par-devers toi aucun secret. Naturellement, tu as toute latitude pour invoquer sur moi la malédiction de Dieu si jamais dans les jours de ma vie je viens à publier une seule de tes confidences, à dévoiler un seul de tes états d'âme ou une seule des aventures où tu t'es trouvé partie prenante, à te tromper dans une circonstance ou une autre, si jamais enfin je garde au-dedans de moi un seul conseil parmi ceux dont je pourrais te faire bénéficier.



Le joaillier fit suivre ce préambule du récit détaillé de ce qui s'était passé avec le parfumeur, et ajouta :

- Je n'ai agi de la sorte qu'en raison de l'affection qui me pousse vers toi ; ne vois en moi que quelqu'un d'empressé à te rendre service, et à qui donne du soin l'état où il te sent. J'ai décidé de me ranger corps et biens sous ta bannière, de me constituer ton familier après le départ d'Abou'l-Hasane, de t'apporter, encore plus efficacement qu'un frère, aide et assistance, d'être le gardien de tes secrets, d'être celui enfin qui apaisera ton cœur et chassera ce qui oppresse ta poitrine. Réjouis-toi donc, console-toi.

Il renouvela, pour conclure, ses protestations de bonne foi et son serment de ne rien révéler des secrets du prince. Celui-ci lui manifesta sa bienveillance et déclara :

- Que te dire ? Je préfère te laisser désormais en présence du Dieu Très-Haut qui prendra en compte les sentiments de générosité que tu manifestes envers moi. Puis il récita ces strophes :

Comment me croire si je prétends
supporter la séparation
d'une âme égale ? voyez plutôt
mes larmes et mes sanglots incessants !

Ah ! qui me dira si mes pleurs
coulent abondants pour un compagnon
parti ou pour un être que j'aime
et dont je suis séparé ?

Et mes yeux de répandre des larmes,
toujours, qu'ils pleurent l'absent,
ou qu'ils déplorent l'exil imposé
par celui qui reste près de moi.

Après un long silence, il poursuivit :

- Sais-tu ce que m'a dit la servante ? Elle a prétendu que c'était moi qui avais poussé Abou'l-Hasane le parfumeur à s'en aller et que cette disparition était un coup monté par lui et moi. Elle n'a rien voulu entendre de mes dénégations et elle est repartie avec la même idée, et la même condamnation contre moi. Depuis, je ne sais que faire : cette fille écoutait volontiers les conseils du parfumeur, qu'elle fréquentait assidûment et dont elle avait plaisir à recueillir les avis sur tout.

- On pourrait lui faire savoir que je suis au courant de l'affaire. Ainsi tout le souci que te fait cette complication, tu t'en débarrasserais sur moi.

- Mais comment ? Elle me fuit, désormais, et se méfie trop de moi.

- Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour t'aider et ne négligerai rien qui puisse seconder tes projets. J'aurai recours à toutes les ruses qui s'imposent quand on veut un résultat et je saurai ne dévoiler aucun de tes secrets. Chasse toute crainte de ton cœur soucieux : m'entremettre en cette affaire n'entraînera, si le Dieu Très-Haut nous secourt, nous appuie de Sa bonté parfaite et de Ses faveurs admirables, aucun dommage, ni même d'embarras. Par Dieu ! je ne négligerai rien pour obtenir que tu parviennes au but, je saisirai toutes les occasions favorables à tes désirs !

Sur ces mots, le joaillier demanda au prince la permission de se retirer.



- Ô mon maître, s'écria le prince, tu m'as comblé de tes bienfaits, et laisse-moi te féliciter de la façon dont tu as mené les choses, vite et bien à la fois. Tu connais tout de mes difficultés du moment : accorde-moi la faveur d'une amitié qui ne se démentira pas, fais-moi la grâce de visites répétées en toute simplicité, sois assez généreux pour garder mon secret et assez dévoué pour obtenir que soient réunis ceux qui sont séparés.

Il serra le joaillier sur sa poitrine. Ils s'embrassèrent et le visiteur prit congé. Dehors, il ne savait où diriger ses pas, car il n'avait encore rien décidé sur le fond des choses ; il manquait d'idée précise sur la ruse qu'il convenait d'employer pour faire savoir à la servante de Soleil-du-Jour qu'il était au courant de l'idylle entre sa maîtresse et le prince persan. Il errait, tout à sa réflexion, lorsqu'il vit, traînant par terre, un papier non cacheté, où quelque chose était écrit ; il le ramassa, le déplia et put y lire ce texte, qui commençait par des vers :

AU NOM DE DIEU, LE CLÉMENT, LE MAÎTRE DE MISÉRICORDE !

J'ai reçu par le messager la bonne nouvelle,
qui m'a laissé espérer le bien que je convoite.
Elle n'a réveillé en moi que l'inquiétude
d'en avoir surestimé la valeur.

Je n'ai ressenti aucune joie, mais le chagrin
a redoublé quand j'ai cru comprendre
que mon messager s'est trompé sur le sens
des paroles qu'il a entendues.

« J'ai appris, ô mon maître - que Dieu te conserve en bonne santé - une nouvelle qui a rompu les liens de confiance qui m'attachaient à toi et m'interdit désormais de t'adresser tout message. Peut-être la faute a-t-elle été commise en dehors de ta volonté : si c'est le cas, sans rien renier de mes engagements, je la regarderai d'un tout autre œil ; car, même si tu ne gardes plus ta foi, moi, je l'observerai, confiante et résignée. Mais si c'est sur ton ordre que cet ami est parti, dis-toi que si tu as eu l'avantage dans ce combat, c'est au prix de la perte de la personne qui t'aime, celle qui garde ton secret et reste fidèle à ce que ton cœur et tes flancs enfermaient.
« D'autres avant moi, sans doute, ont fait la brusque découverte qu'ils avaient fait fausse route en sacrifiant tout à un objet convoité mais dont le destin s'ingéniait à leur dénier la possession, voire la rencontre. Que le Dieu Très-Haut, dans Sa libéralité, décrète pour l'âme une solution rapide et une prompte délivrance. Reçois mon salut. »



Tandis qu'il était plongé dans la lecture de cette lettre, dont le contenu l'étonnait, et qu'il se demandait qui avait bien pu la perdre, apparut sur les lieux la servante qui avait rendu visite au prince : désemparée, perplexe, elle cherchait partout à terre. Quand elle vit le papier entre les mains du joaillier, elle se dirigea vers lui et l'aborda en ces termes :

- Ô mon maître, c'est moi qui ai perdu ce billet ; s'il te plaît, fais-moi la grâce de me le remettre.

Sans répondre, l'homme continua son chemin. Elle le suivit jusqu'à sa maison, y entra à sa suite, attendit qu'il se fût assis, et lui dit :

- Ami, à quoi pourra bien te servir cette lettre, une lettre dont tu ne connais ni l'auteur ni le destinataire ? Qu'est-ce qui te pousse à la garder pour toi au lieu de me la rendre ?

- Assieds-toi, répondit le joaillier, et garde le silence. Quand tu auras repris ton calme, je parlerai, et alors écoute-moi bien.

La fille s'assit et l'homme reprit :

- La lettre est écrite de la main de ta maîtresse Soleil-du-Jour, n'est-ce pas ? C'est au prince persan Ali fils de Bakkâr que ce billet a été envoyé par ses soins, est-ce que je me trompe ?

Le visage de la servante s'assombrit, et c'est toute troublée qu'elle prononça ces mots :

- Non seulement le traître nous a déshonorées, mais il s'est déshonoré lui-même. L'intensité de son désir l'a fait sombrer dans l'océan de la déraison. Il est allé se plaindre de son tourment à ses amis et à ses frères, incapable d'évaluer les funestes conséquences de ses propos. Mais les faits sont ce qu'ils sont, dans leur intangible réalité.

Là-dessus, elle se levait pour partir, mais le joaillier se rendit compte que la laisser aller dans un tel état d'esprit n'aurait pour effet que de ruiner le peu de crédit qui restait au prince auprès de la servante et de sa maîtresse et que le malade n'y survivrait pas. Il reprit :

- Femme, tu dois savoir qu'il ne faut pas se fier aux apparences quand on veut juger des humains, mais qu'il faut sonder les cœurs, seuls habilités à témoigner. Toute affaire a une part secrète, qui le reste au gré de l'intéressé, car celui-ci a le droit d'en faire mystère ... Toute affaire, sauf la passion amoureuse : en effet, l'amour a cette particularité qu'il oblige à parler aux uns et aux autres, ne serait-ce que pour leur demander de l'aide et les faire compatir aux souffrances qu'on endure. L'amour, vois-tu, se manifeste par des signes apparents, par des symptômes visibles après lesquels on ne peut plus douter qu'il soit là, même si on voulait le cacher. Tu as soupçonné Abou'l-Hasane d'une faute qu'il n'a pas commise et lui as prêté des intentions qui lui étaient étrangères. Quant au prince Ali fils de Bakkâr, il n'a pas révélé votre secret, il s'est abstenu de toute parole qui puisse le mettre en péril, enfin aucun embarras ne peut lui être imputé. En récompense, tu lui as dit des mots aigres et l'as pris pour un vilain. Écoute-moi, car je vais ôter un poids de ta poitrine, apaiser ton cœur, et te permettre de respirer : ce jeune homme est innocent ; mais je ne t'en fournirai la preuve évidente que quand tu m'auras promis par un engagement solennel de ne rien me cacher de vos affaires. Mais il faut d'abord que tu saches que tu parles à un homme discret par nature, patient sous les coups qu'il affronte, attentif à défendre la cause de l'ami, en un mot un homme d'initiative, qui ne ménage rien, ni sa peine ni ses services : j'en prends à témoin l'aide qu'on me réclame dans différentes affaires où je ne suis pas avare de mon concours.

La servante écouta ce discours, poussa un grand soupir et finit par dire :

- Je souhaite en effet que ne se perde aucun des secrets dont tu es dépositaire, et que nul ne soit déçu dans ses espérances parmi ceux que tu assistes de tes conseils et qui t'ont pris comme directeur. Je vais remettre entre tes mains un trésor qui ne peut être montré qu'à la personne à qui il appartient et rendu qu'à la personne qui te l'a confié. Mais auparavant, parle, dis ce que tu avais à dire de ton ami. Si tes paroles sont authentiques, je prends à témoin Dieu et ses anges que je te confierai ce trésor, dont je t'instituerai le gardien et le surveillant.

Le joaillier répéta alors exactement à la jeune fille les paroles d'Ali fils de Bakkâr. Il lui raconta comment il s'était conduit avec le parfumeur Abou'l-Hasane, qu'il avait amené pas à pas à révéler ce qu'il savait. Il lui relata son stratagème pour s'introduire auprès du prince. Il conclut par cette remarque :

- Le fait que la lettre soit tombée entre mes mains, est un signe qui établit la pureté de mes intentions en cette affaire. S'il n'avait tenu qu'à moi, je me serais tenu en dehors de tout, trouvant le cas trop inusité.

La servante, après avoir recueilli à nouveau du joaillier le serment qu'il garderait leur secret à toutes deux, Soleil-du-Jour et elle-même, après avoir promis à son tour au joaillier de tout lui dire de l'affaire, reprit la lettre, qu'elle scella :

- Je dirai au prince, fit-elle, que le billet m'a été remis fermé et que j'attends la réponse. Je lui demanderai de cacheter sa propre lettre, afin de dégager ma responsabilité, s'il arrivait quoi que ce soit entre eux. Je vais sans plus tarder chercher cette réponse puis, sur le chemin du retour, je m'arrêterai chez toi.

Elle prit donc congé du joaillier pour faire comme elle avait dit. Mais lui était inquiet de cette démarche et sentait un feu qui brûlait en son cœur. Quand il la vit revenir, au bout d'une petite heure seulement, une lettre à la main, il s'empressa de lire le contenu de la missive :

AU NOM DE DIEU, LE CLÉMENT, LE MAÎTRE DE MISÉRICORDE !

« Le messager qui était dépositaire de nos secrets les a laissés paraître au grand jour, acte blâmable et qui provoque la colère. Choisis-en un autre à m'envoyer, qui ait ta confiance et trouve meilleur de dire la vérité que le mensonge. Ne m'étant rendu coupable d'aucune trahison, je ne mérite pas de perdre ta confiance : je n'ai pas failli à notre pacte, je n'ai pas cessé de t'aimer.
« L'affliction ne m'a pas quitté depuis que nous ne nous sommes vus ; après notre séparation, je n'ai trouvé d'autre fin souhaitable que la mort. Je n'ai aucune nouvelle de celui dont tu me parles ; il est parti sans laisser de traces que je puisse repérer. En ce qui nous concerne, je désire passionnément que nous nous retrouvions, mais ce moment paraît à mes yeux lointain, ô combien ! Je souhaite ardemment te revoir, mais où se trouve donc l'objet du désir pour celui qui désespère de l'atteindre jamais ? Si tu pouvais jeter sur moi tes regards, tu verrais un homme dont l'aspect est suffisamment éloquent pour qu'il se dispense d'en dire davantage sur son état, et le silence où me forcerait ma faiblesse serait en lui-même un long discours. Que mon salut te parvienne. »

Les Mille et Une Nuits ; L'amour interdit ; Texte établi sur les manuscrits originaux par René R. Khawam

Arthur Bourgeois (1838-1886) ; Charmeur de serpents, 1884

(À suivre ...)

Aucun commentaire: