mercredi 10 juin 2009

La loquèle ...




Cliché Irving Penn [???]


LOQUÈLE. Ce mot, emprunté à Ignace de Loyola, désigne le flux de paroles à travers lequel le sujet argumente inlassablement dans sa tête les effets d'une blessure ou les conséquences d'une conduite : forme emphatique du « discourir » amoureux.



Cliché Diane Arbus, NYC, 1963 ; Teenage couple on Hudson st



Cliché Diane Arbus, NYC, 1962 ; Child with a toy hand grenade in Central Park



1. « Trop penser me font amours. »1 Par moments, au gré d'une piqûre infime, il se déclenche dans ma tête une fièvre de langage, un défilé de raisons, d'interprétations, d'allocutions. Je n'ai plus conscience que d'une machine qui s'entretient elle-même, d'une vielle dont un joueur anonyme2 tourne la manivelle en titubant, et qui ne se tait jamais. Dans la loquèle, rien ne vient empêcher le ressassement. Dès que, par hasard, je produis en moi une phrase « réussie » (dans laquelle je crois découvrir l'expression juste d'une vérité), cette phrase devient une formule que je répète à proportion de l'apaisement qu'elle me donne (trouver le bon mot est euphorique) ; je la remâche, je m'en nourris ; pareil aux enfants ou aux déments atteints de mérycisme, je ravale sans cesse ma blessure et la régurgite. Je roule, je dévide, je trame le dossier amoureux et je recommence (tels sont les sens du verbe meruomaï : rouler, dévider, tramer).

Ou encore : souvent, l'enfant autistique regarde ses propres doigts en train de tripoter des objets (mais il ne regarde pas les objets eux-mêmes)3 : c'est le twiddling. Le twiddling n'est pas un jeu ; c'est une manipulation rituelle, marquée par des traits stéréotypés et compulsifs. Ainsi de l'amoureux en proie à la loquèle : il tripote sa blessure.



Cliché Diane Arbus, 1966 ; Backstage at the Follies



Cliché Diane Arbus, MD, 1970 ; Tatooed man at a carnival


2. Humboldt appelle la liberté du signe volubilité. Je suis (intérieurement) volubile, parce que je ne peux ancrer mon discours : les signes tournent « en roue libre ». Si je pouvais contraindre le signe, le soumettre à une sanction, je pourrais enfin trouver le repos. Que ne sait-on mettre les têtes dans du plâtre, comme les jambes ! Mais je ne puis m'empêcher de penser, de parler ; aucun metteur en scène n'est là pour interrompre le cinéma intérieur que je me tourne à moi-même et me dire : Coupez ! La volubilité serait une sorte de malheur proprement humain : je suis fou de langage : personne ne m'écoute, personne ne me regarde, mais (tel le vielleux de Schubert) je continue à parler, à tourner ma vielle.



Cliché Diane Arbus, NYC, 1968 ; A family in their lawn one sunday in Westchester



Cliché Diane Arbus, NYC, 1970 ; Jewish giant at home with his parents in the Bronx


3. Je prends un rôle : je suis celui qui va pleurer ; et ce rôle, je le joue devant moi, et il me fait pleurer : je suis à moi-même mon propre théâtre. Et de me voir ainsi pleurer, je pleure de plus belle ; et si les pleurs décroissent, je me redis bien vite le mot cinglant qui va les relancer. J'ai en moi deux interlocuteurs, affairés à monter le ton, de réplique en réplique, comme dans les anciennes stichomythies : il y a une jouissance de la parole dédoublée, redoublée, menée jusqu'au charivari final (scène de clown).

(I. Werther fait une tirade contre la mauvaise humeur : « Les larmes lui viennent aux yeux. »
II. II raconte devant Charlotte une scène d'adieu funèbre ; le récit qu'il fait l'accable de sa violence et il porte son mouchoir à ses yeux.4
III. Werther écrit à Charlotte et lui représente l'image de sa tombe future : « Et voici que je pleure comme un enfant, à me retracer cela si vivement. »
IV. « A vingt ans, dit Mme Desbordes-Valmore, des peines profondes me forcèrent de renoncer au chant, parce que ma voix me faisait pleurer. »)5

Roland Barthes (1915-1980) ; Fragments d'un discours amoureux, 1977



Cliché Diane Arbus


Cliché Diane Arbus



1. Chanson du xve siècle.
2. Shubert (1797-1828) : "Pieds nus sur la glace, il titube et sa sébile reste vide. Personne ne l'écoute et nul ne le regarde et les chiens grondent autour du vieillard. Mais lui ne se soucie de rien : il va tournant sa manivelle, et sa vielle ne se tait jamais... » (« Der Leiermann », voyage d'hiver, poèmes de Muller).
3. Bettelheim (1903-1990), la forteresse vide, 99, note
4. Werther, 35, 36, 125
5. Hugo, Pierres, 150




Cliché Diane Arbus, PA, 1965 ; A family one evening in a nudist camp




Cliché Diane Arbus, New Jersey, 1967

1 commentaire:

null a dit…

Ben ça! 'Child with a toy hand grenade' est une référence tellement récurrente... Enfin, dans mon répertoire, quoi... Merci de m'en faire découvrir l'origine!