jeudi 23 avril 2009

De la lumière ......



Anne-Louis Girodet de Roucy [Girodet-Trioson], (1767-1824). Le printemps, 1800-1802



En 1784, Kant répond dans la Berlinische Monatschrift à une question - « Qu'est-ce que les lumières ? » - soulevée par le pasteur J. F. Zöllner dans la même gazette. Ce théologien faisait partie de la fameuse « Société berlinoise pour l'avancement et la diffusion des lumières », qui avait mis cette question à son programme d'étude.


Les lumières se définissent comme la sortie de l'homme hors de l'état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l'incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d'un manque d'entendement, mais d'un manque de résolution et de courage pour s'en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des lumières.



Anne-Louis Girodet de Roucy [Girodet-Trioson], (1767-1824). L'été, 1800-1802



La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre d'hommes, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère (naturaliter maiorennes), restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs ; et qu'il soit si facile à d'autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d'être mineur. Si j'ai un livre qui me tient lieu d'entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge de mon régime à ma place, etc., je n'ai pas besoin de me fatiguer moi-même. Je ne suis pas obligé de penser, pourvu que je puisse payer ; d'autres se chargeront pour moi de cette besogne fastidieuse. Que la plupart des hommes (et parmi eux le sexe faible tout entier) finissent par considérer le pas qui conduit à la majorité, et qui est en soi pénible, également comme très dangereux, c'est ce à quoi ne manquent pas de s'employer ces tuteurs qui, par bonté, ont assumé la tâche de veiller sur eux. Après avoir rendu tout d'abord stupide leur bétail domestique, et soigneusement pris garde que ces paisibles créatures ne puissent oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermées, ils leur montrent ensuite le danger qu'il y aurait à essayer de marcher tout seul. Or le danger n'est sans doute pas si grand que cela, étant donné que quelques chutes finiraient bien par leur apprendre à marcher ; mais l'exemple d'un tel accident rend malgré tout timide et fait généralement reculer devant toute autre tentative.

Il est donc difficile pour l'individu de s'arracher tout seul à la minorité, devenue pour lui presque un état naturel. Il s'y est même attaché, et il est pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu'on ne l'a jamais laissé s'y essayer. Préceptes et formules, ces instruments mécaniques d'un usage ou, plutôt, d'un mauvais usage raisonnable de ses dons naturels, sont les entraves qui perpétuent la minorité. Celui-là même qui s'en débarrasserait ne franchirait pour autant le fossé le plus étroit que d'un saut mal assuré, puisqu'il n'a pas l'habitude de pareille liberté de mouvement. Aussi peu d'hommes ont-ils réussi, en exerçant eux-mêmes leur esprit, à se dégager de leur minorité et à avancer quand même d'un pas assuré.



Anne-Louis Girodet de Roucy [Girodet-Trioson], (1767-1824). L'automne, 1800-1802



En revanche, la possibilité qu'un public s'éclaire lui-même est plus réelle ; cela est même à peu près inévitable, pourvu qu'on lui en laisse la liberté. Car il se trouvera toujours, même parmi les tuteurs attitrés de la masse, quelques hommes qui pensent par eux-mêmes et qui, après avoir personnellement secoué le joug de leur minorité, répandront autour d'eux un état d'esprit où la valeur de chaque homme et sa vocation à penser par soi-même seront estimées raisonnablement. Une restriction cependant : le public, qui avait été placé auparavant par eux sous ce joug, les force à y rester eux-mêmes, dès lors qu'il s'y trouve incité par certains de ses tuteurs incapables, quant à eux, de parvenir aux lumières ; tant il est dommageable d'inculquer des préjugés, puisqu'ils finissent par se retourner contre ceux qui, en personne ou dans les personnes de leurs devanciers, en furent les auteurs. C'est pourquoi un public ne peut accéder que lentement aux lumières. Une révolution entraînera peut-être le rejet du despotisme personnel et de l'oppression cupide et autoritaire, mais jamais une vraie réforme de la manière de penser ; bien au contraire, de nouveaux préjugés tiendront en lisière, aussi bien que les anciens, la grande masse irréfléchie.


E. KANT (1724-1804), Réponse à la question : « Qu'est-ce que les lumières ? » (AK. VIII, 35-36), trad. de Wismann, in œuvres philosophiques.



Anne-Louis Girodet de Roucy [Girodet-Trioson], (1767-1824). L'hiver, 1800-1802

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