lundi 9 mars 2009

... À une raison ...






Harar ; cliché Éric Lafforgue


Chapitre 9



Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.

Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.

Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, - le nouvel amour !

« Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps », te chantent ces enfants.
« Élève n'importe où la substance de nos fortunes et de nos vœux » on t'en prie.

Arrivé de toujours, qui t'en iras partout.


Arthur Rimbaud (1854-1891) ; À une raison - Illuminations -


Harar


Harar




Harar


Harar le 20 février 1891

Ma chère maman,
j'ai bien reçu ta lettre du 5 janvier. Je vois que tout va bien chez vous, sauf le froid qui, d'après ce que je lis dans les journaux, est excessif dans toute l'Europe. Si je rentrais dans ces conditions, je mourrais vite.
Je vais mal à présent. J'ai du moins à la jambe droite des varices qui me font souffrir beaucoup. Voilà ce qu'on gagne à peiner dans ces tristes pays. Et ces varices sont compliquées de rhumatisme. Il ne fait pourtant pas froid ici, mais c'est le climat qui cause cela. Il y a aujourd'hui 15 nuits que je n'ai pas fermé l'œil une minute, à cause de ces douleurs dans cette maudite jambe. Je m'en irais bien d'ici et je crois que la grande chaleur d'Aden me ferait du bien. Mais on me doit beaucoup d'argent ici et je ne puis m'en aller en le perdant. J'ai demandé à Aden un bas pour varices, mais je doute que cela s'y trouve.
Fais-moi donc ce plaisir : achète-moi un bas pour varices, pour une jambe sèche et longue (le pied est n° 41 pour la chaussure) il faut qu'il monte par-dessus le genou, car il y a une varice au-dessus du jarret. Ces bas sont en coton, ou en soie tissée avec des fils d'élastique qui maintiennent les veines gonflées. Ceux en soie sont les meilleurs, les plus solides. Cela ne coûte pas cher, je crois. D'ailleurs, je te rembourserai. En attendant, je tiens la jambe bandée. Adresser cela, bien empaqueté, par la poste à M. Tian à Aden, qui me fera parvenir à la première occasion.
Ces bas pour varices se trouvent peut-être à Vouziers. En tout cas, le médecin de la maison peut en faire venir un bon, de n'importe où.
Cette infirmité m'a été causée par de trop grands efforts à cheval, et aussi par des marches fatigantes, car nous avons d[an]s ces pays un dédale de montagnes abruptes où l'on ne peut même se tenir à cheval. Tout cela sans routes et même sans sentiers. Les varices n'ont rien de dangereux pour la santé, mais elles interdisent tout exercice violent. C'est un grand ennui, parce que les varices produisent des plaies si l'on porte pas le bas pour varices, - et encore les jambes nerveuses ne supportent pas trop ce bas surtout la nuit. Avec cela j'ai une douleur rhumatismale dans ce maudit genou droit, qui me torture, me prenant seulement la nuit ! Et il faut se figurer que, en cette saison, qui est l'hiver de ce pays, nous n'avons jamais moins de 10 degrés au-dessus de zéro (non pas en-dessous !) Mais il règne des vents secs, qui sont très insalubres pour la santé des blancs en général. Même des Européens jeunes de 25 à 30 ans, sont atteints de rhumatismes ici, après 2 ou 3 ans de séjour.
La mauvaise nourriture, le logement malsain, le vêtement trop léger, les soucis de toutes sortes, l'ennui, les tracas continuels au milieu de nègres canailles par bêtise, tout cela agit très profondément sur le moral et la santé en très peu de temps. Une année ici en vaut cinq ailleurs, on vieilli très vite ici, comme dans tout le Soudan.
Par votre réponse, fixez-moi donc sur ma situation par rapport au service militaire. Ai-je à faire quelque service, assurez-vous en et répondez-moi.

Rimbaud



Harar




Harar ; cliché Éric Lafforgue




Harar ; cliché Éric Lafforgue



Vendredi 20 février 1891, Harar

Mon cher Monsieur Ilg
Je reçois votre lettre par Mr Teillard.
J'ai versé à Mr Teillard une somme de Th[alaris] 600 pour solde de tous comptes entre moi et M.M. Chefneux et Deschamps, et Mr Teillard envoie à Mr Chefneux par ce courrier la levée de saisie de mes m[archand]ises.
Encore une fois, liquidez complètement toutes ces m[archand]ises au plus tôt. Par la faute de cette malheureuse consign[ati]on, je suis obligé de rester ici où il n'y a rien à gagner de la manière dont je dois travailler. Finissez-en, finissez-en donc !
Le ras Mékonène ne m'a nullement remboursé les Th[alaris] 296 de douane sur vos 17 paquets ivoire. Il n'aura pas compris ce que vous lui disiez ! Il ne m'en a même jamais parlé ! Comment pouvez-vous croire que je ne vous en aurais pas avisé ! Quant à la différence du prix du café, pour moi je n'ai rien à rembourser. Quant aux Th[alaris] 15 de perte sur les Th[alaris] 500 derniers, que voulez-vous que j'y fasse ! à présent les Abyssins paient à 11 piastres par thaler. Quand v[ou]s serez ici, v[ou]s v[ou]s rendrez compte de tout cela.
Ne croyez pas que je fasse banqueroute avec vos Th[alaris] 941. Ils sont toujours dans le coin de la caisse. Si c'était à un autre moment, je v[ou]s achèterais du café. Mais il est plus cher qu'à Aden à présent, je n'achète pas pour moi-même, et je ne veux pas vous faire perdre. Dès que [...] seront bons, j'achète, expédie et fais vendre à Aden pour vous.
Je perds énormément sur ces m[archand]ises en consign[ati]on chez vous.
Th[alaris] 100 payés sans motif à l'ancienne négresse de Labatut -
Th[alaris] 600 que l'on vient de m'extraire si ingénieusement -
Th[alaris] 200 pertes sur l'or de Zimmermann,
les frais que v[ou]s m'annoncez, et une autre perte finale sur la liquid[ati]on des m[archand]ises restantes ! Vous m'avez fourré dans un joli pétrin ! Merci des consignations au Choa.
Il faut en finir. Bazardez donc tout ce qui reste, n'allez pas encore me jouer le tour de partir du Choa en laissant ces m[archand]ises invendues ! Ce serait du propre !
Surtout que je n'entende plus d'histoires de saisies, etc, pour des choses qui ne me regardent plus ! C'est à devenir enragé !
Si v[ou]s voulez même vos Th[alaris] 941 en espèces, v[ou]s pouvez les envoyer chercher ici.
Enfin comptons que tout sera terminé à votre passage ici.
Salut sincère

Rimbaud






Harar ; cliché Éric Lafforgue




Harar ; cliché Éric Lafforgue




Roche 27 mars 1891


Arthur, mon fils
Je t'envoie en même temps que cette lettre un petit paquet composé d'un pot de pommade pour graisser les varices, et deux bas élastiques qui ont été faits à Paris, voilà pourquoi je suis en retard de quelques jours, le docteur voulait que l'un des bas soit lacé ; mais il nous aurait fallu attendre encore beaucoup plus longtemps, je te les envoie donc comme j'ai pu les avoir.
Je joins à cette présente lettre l'ordonnance et les prescriptions du docteur. Lis-les bien attentivement et fais bien exactement ce qu'il le [sic] dit. Il te faut surtout du repos, et du repos non pas assis, mais couché parce que, comme il le dit et comme il le voit, d'après ta lettre, ton mal est arrivé à un point inquiétant pour l'avenir. Si tes bas sont trop courts, tu pourras ouvrir le dessous du pied et faire monter le bas aussi haut que tu voudras. Le docteur Guoupeau avait un beau-frère, M. Caseneuve, qui a longtemps habité Aden, comme inspecteur de la marine, si tu entends dire quelque chose d'avantageux au sujet de ce monsieur, tu feras bien de me le dire, cela fera plaisir au docteur. M. Caseneuve est mort l'année dernière aux environs de Madagascar, en laissant une grande fortune, il est mort d'un accès de fièvre.
Isabelle va mieux ; mais pas encore bien. Nous sommes toujours en hiver, il fait très froid, les blés sont complètement perdus, il n'en reste point, aussi désolation générale : ce qu'on deviendra personne ne le sait.
Au revoir, Arthur,
et surtout soigne-toi bien
et écris-moi aussitôt le reçu de mon envoi

Ve Rimbaud



Harar ; cliché Éric Lafforgue




Harar ; cliché Éric Lafforgue




Harar ; cliché Éric Lafforgue

1 commentaire:

thé a dit…

De plus en plus beau. Merci.