vendredi 20 février 2009

Gilgamesh ... (suite...)



Revenu à Uruk, Gilgamesh lava sa crinière, se mit un bandeau propre, secoua sa chevelure dans le dos. Il quitta ses habits sales pour en revêtir de propres, s'enveloppa d'une large tunique qu'il ceignit d'une écharpe. Quand il eut coiffé sa couronne, Ishtar fut éblouie et séduite par sa beauté.


- Viens, Gilgamesh. Sois à moi. Offre-moi ta volupté, tu seras mon mari et je serai ta femme. Je ferai atteler pour toi un char d'or et de lazulite, avec des roues en or pur, aux rênes d'ambre, attelé de coursiers fringants. Tu entreras dans notre palais aux senteurs de cèdre. Les prêtres purificateurs d'Aratta, la ville où abondent les richesses les plus précieuses et les plus hauts dignitaires du clergé, te baiseront les pieds. Les rois, les seigneurs et les princes se prosterneront devant toi, t'apportant en tribut les produits des montagnes et de nos terres. Tes chèvres ne mettront bas que des triplés et tes brebis que des agneaux jumeaux, tes ânons dépasseront à la charge les mulets adultes, tes chevaux de char triompheront à la course et tes bœufs, sous le joug, n'auront pas leur pareil.

Gilgamesh lui répondit sans ambages :

- Combien devrai-je te payer ? Que devrai-je te donner si je t'épouse ? Te faudra-t-il parfums et garde-robes ? Devrai-je te nourrir de chair divine, t'offrant provisions et victuailles, te désaltérer de breuvages royaux ? Si j'avais le malheur d'accepter, le démon me ligoterait dans ses liens magiques pour les siècles des siècles. Non, je ne te veux pas pour épouse car tu n'es qu'un brasier que le froid éteint, une porte branlante qui n'arrête ni les courants d'air ni les vents, une forteresse qui s'écroule sur ses plus braves défenseurs, un éléphant qui jette à bas son harnachement, une souris qui ronge sa tanière, un morceau de bitume qui souille qui le touche, une outre qui se vide sur celui qui la porte, une fondation qui fait s'écrouler le mur qu'elle porte, un bélier qui ne détruit que les remparts alliés, un soulier qui blesse le pied du marcheur. Y a-t-il un seul de tes amants que tu aurais vraiment aimé, un seul de tes favoris qui aurait échappé à tes pièges ? Viens que je te récite le triste sort de tes amoureux. Tammuz, l'amant de ta jeunesse, auquel est vouée une déploration annuelle depuis que tu l'as expédié à ta place aux Enfers. Allallu, l'oiseau bigarré, lui aussi tu l'as aimé. Puis, subitement, tu l'as frappé, lui brisant les ailes, et le voilà, errant dans les bois, piaillant : « Mes ailes ! » Le Lion à la vigueur incomparable, tu l'as aimé. Jusqu'au moment où tu creusas des pièges, lui tendant embûches sur embûches. Tu aimas aussi le Cheval, dressé pour le combat, mais tu l'as voué au fouet, à l'éperon et à la bride. Tu l'as condamné à des courses sans fin, à ne boire que l'eau qu'il a lui-même souillée, endeuillant sa mère Silili, la vouant aux lamentations éternelles. Tu as aussi aimé le Berger, ce gentil pâtre qui te préparait des galettes cuites sous la cendre et qui, chaque jour, immolait pour toi des chevreaux. Tu as fini par le frapper et le changer en loup. Si bien que, désormais, son propre troupeau le pourchasse et que ses chiens lui mordent l'arrière-train. Tu as aussi aimé Isullanu, le jardinier de ton père, qui t'offrait sans cesse des corbeilles de dattes et qui, chaque jour, faisait resplendir ta table par des menus plantureux. Tu avais levé les yeux sur lui et tu étais allée le provoquer :

« Mon petit Isullanu, viens, jouissons de ta vigueur, avance ta tête pour m'embrasser entre les cuisses. » Et lorsqu'il t'a répondu : « Que me demandes-tu là ? Ma mère n'aurait-elle pas déjà cuisiné et n'ai-je pas déjà mangé ? Tu ne m'offres à goûter que pain de honte et de malédiction, et l'hiver, contre le froid, que des joncs comme couverture ? », tu l'as frappé et changé en crapaud. Cloué au centre de son jardin, il ne monte plus son limon ni ne descend le seau. Et moi aussi, si tu m'aimes, tu me traiteras comme eux.



Cliché, Léopold Reutlinger, 1890



Ayant entendu tout cela, Ishtar, furibonde, grimpa jusqu'au Ciel et alla sangloter chez son père, Anu, et laissa couler ses larmes devant Antu, sa mère.

- Mon père, Gilgamesh m'a couverte d'opprobres, m'a jeté au visage la liste de mes outrages et m'a reproché l'ignominie de mes imprécations.

Anu rétorqua à la princesse :

- Eh, ne serait-ce pas toi qui l'aurais provoqué pour qu'il te parle ainsi ?

Ishtar lui répondit :

- Mon père, de grâce, venge-moi. Crée, pour ta fille, le Taureau-Céleste. Que je tue Gilgamesh et mette le feu à sa demeure ! Si tu refuses de me donner le Taureau-Céleste, je briserai la serrure de ton palais, puis, descendant vers les régions infernales, j'en ferai remonter les morts pour qu'ils dévorent les vivants, et il y aura plus de morts que de vivants.

Anu lui dit alors :

- Si tu obtiens de moi le Taureau, le pays d'Uruk connaîtra sept années de famine. Tu ferais donc mieux d'abord d'amonceler du grain et de faire pousser la verdure.

- Mon père, je t'ai obéi, j'ai préparé les sept années de famine en amoncelant du grain et en faisant abonder la verdure.

Anu créa donc le Taureau. Il forma toutes ses parties en une seule fois, et remit sa longe à la princesse. Elle la saisit pour faire descendre le Taureau-Céleste sur la Terre. Lorsqu'ils arrivèrent dans Uruk, son souffle augmenta, il alla au bord de l'Euphrate et, en seulement sept lampées, il l'assécha. Au premier ébrouement du Taureau s'ouvrit une crevasse. Cent, deux cents, trois cents guerriers d'Uruk y tombèrent. À sa deuxième ruade s'ouvrit une autre crevasse où cent, deux cents, trois cents habitants d'Uruk furent précipités. Au troisième mouvement du Taureau, une nouvelle crevasse s'ouvrit tout près d'Enkidu qui y tomba jusqu'à la ceinture, mais en sortit d'un bond et parvint à saisir le Taureau par les cornes. L'animal lui cracha sa bave au visage et de sa queue épaisse projeta sur lui ses excréments.

- Gilgamesh, mon ami, dit Enkidu, nous nous sommes glorieusement sortis de la forêt de Cèdres, mais comment faire face à ce nouveau péril, comment répondrons-nous aux Anciens d'Uruk ?

- J'ai observé les bêtes du désert, dit Gilgamesh, nos forces suffiront à tuer le Taureau. Je veux extraire son cœur pour l'offrir au dieu Soleil.

- Je vais le harceler, poursuivit Enkidu, je le saisirai par l'épaisseur de la queue, j'arracherai ses poils de mes deux mains pendant que toi tu te placeras devant lui et, entre le garrot et les cornes, tu le frapperas de ton poignard.

Il s'exécuta. Alors Gilgamesh, en homme de métier, courageux et habile, plongea son coutelas entre son cou, ses cornes et sa nuque. Une fois le Taureau abattu, ils lui arrachèrent le cœur qu'ils déposèrent devant Samash. Puis ils se reculèrent pour se prosterner devant le dieu Soleil, ensuite ils s'assirent côte à côte, comme des frères.


Illustration : Julie Ricossé



Ishtar monta alors sur les remparts d'Uruk, ayant revêtu sa tenue de deuil ; elle lança vers le Ciel une longue plainte, et déclara :

- En tuant le Taureau-Céleste, Gilgamesh m'a humiliée.

Enkidu, l'ayant entendue, arracha une patte du Taureau, puis la lui jeta au visage en disant :

- Si seulement je t'avais attrapée toi aussi, je t'en aurais fait autant et j'aurais accroché ses boyaux à ton bras.

Ishtar rassembla alors les hiérodules, les prostituées, les filles de joie et les courtisanes et leur demanda de célébrer avec elle une déploration devant la patte du Taureau.

Gilgamesh convoqua les maîtres forgerons au grand complet. Ils furent impressionnés par l'épaisseur des cornes. Leur masse faisait trente kilos de lazulite et leur placage d'or un kilo. À elles deux, leur contenance était de mille huit cents litres d'huile. Les ayant introduites dans le temple du chef de sa famille, Gilgamesh les y suspendit et en fit offrande pour les onguents de Lugalbanda, son père et dieu protecteur.

Gilgamesh et Enkidu s'en furent ensuite laver leurs mains dans l'Euphrate et défilèrent en char par les rues de la ville, sous le regard des habitants rassemblés pour célébrer leur triomphe.

Gilgamesh se pavanait devant les femmes qui servaient au palais :

- Qui est le plus beau des gaillards ? C'est Gilgamesh ! Qui est le plus glorieux des mâles ? C'est Enkidu ! Furieux contre Ishtar, nous lui avons jeté la patte du Taureau et elle n'a pas trouvé dans la ville une seule personne pour la consoler.

Gilgamesh organisa de grandes réjouissances en son palais. Mais, tandis que tous les gaillards étaient rentrés dormir dans leurs lits, Enkidu, lui aussi endormi, eut un songe, qu'à son réveil il raconta à son ami en ces termes :

- Écoute le rêve que j'ai fait cette nuit. Anu, Enlil, Ea et Samash le Céleste tenaient conseil, et Anu dit à Enlil : « Ils ont tué le Taureau-Céleste et Humbaba. Pour avoir commis ce double crime, celui qui a dépouillé la montagne de Cèdres devra mourir. »
Mais Enlil répondit :
« C'est Enkidu qui doit mourir, pas Gilgamesh. »
Alors Samash le Céleste répondit à Enlil le Preux :
« N'est-ce pas sur mes ordres qu'ils ont tué le Taureau Céleste et Humbaba ? Enkidu est innocent. Devra-t-il donc mourir ? »
Mais Enlil, en colère, se tourna vers Samash le Céleste :
« Tu parles ainsi parce que tu n'as cessé de les rejoindre chaque jour, comme l'aurait fait un de leurs camarades. »
Je gisais devant toi, poursuivit Enkidu, malade, et je vis que tes larmes ruisselaient. Je te dis :
« Mon frère, mon frère chéri, on veut m'enlever à mon frère. Je vais donc devoir m'installer chez les morts, passer le seuil du trépas, et ne plus jamais voir de mes yeux ce frère que j'aime ! »
« Viens mon ami, m'as-tu répondu, allons à Nippur. » À l'entrée du temple d'Enlil, la porte que j'avais faite pour le dieu m'apparut. Levant les yeux vers elle, je me mis à parler à cette porte comme à un être humain :
« Porte, issue de la futaie, tu n'as pas de mémoire, il n'y a pas de conscience en toi. J'ai arpenté deux cents kilomètres à la recherche du bois dont tu es faite, jusqu'à ce que j'aie trouvé le plus élevé des cèdres, ce bois sans pareil, haut de trente-six mètres et large de douze, sur un demi-mètre d'épaisseur, avec tes pivots : central, inférieur et supérieur, de chacun six mètres. Je t'ai fabriquée, puis transportée ici, à Nippur, au temple d'Enlil. Si j'avais su, Porte, la récompense et le bienfait que tu me réservais, j'aurais brandi ma cognée pour te mettre en pièces, et c'est de tes débris que j'aurais chargé le radeau ! Puisses-tu ne pas subsister autant que tu le désires ! Qu'un roi à venir te maudisse, qu'un dieu t'anéantisse, qu'un autre efface mon nom gravé sur toi pour y mettre le sien ! » Puis, arrachant mes vêtements, je les jetai à terre.





Gilgamesh, en pleurs, lui dit :

- Esprit vaste et lucide, mon ami, toi pourtant si raisonnable, tu as parlé inconsidérément ! Pourquoi ton cœur a-t-il prononcé des propos aussi aberrants ? Même si ta crainte est grande et fait bourdonner tes lèvres comme des mouches, ce rêve est excellent ! Même si l'on peut comprendre que tu ressentes de nombreux sujets d'appréhension, ce rêve est parfait ! Réfléchis ! C'est aux gens bien portants que les dieux inspirent l'angoisse, qui stimule leurs défenses. C'est donc un être en pleine santé qui a fait ce rêve angoissé. Je vais aller trouver ton dieu protecteur et, me tournant vers lui, j'implorerai Enlil, le père des grands dieux. Pour qu'il te prenne en pitié, je lui prodiguerai de l'or, faisant de toi une image votive qui portera mes prières pour toi. N'aie plus de soucis mon ami, cet or fera des merveilles, car Enlil ne revient jamais sur les ordres qu'il donne, il ne revient jamais sur ses décisions, il n'annule jamais rien, c'est d'ailleurs ainsi que leur destin s'impose à tous les hommes.

Quand parurent les premières lueurs de l'aube, Enkidu, levant la tête vers le dieu Soleil, se mit à pleurer devant lui. Ses larmes coulaient sous les feux de son éclat.





- Je viens à toi, Samash, car le destin m'est hostile depuis que je fus arraché à la vie innocente que je menais avec les bêtes sauvages. Ce chasseur, ce trappeur poseur de lacets, cet homme qui ne m'a pas laissé m'épanouir autant que mes anciens compagnons, fais qu'il ne réussisse pas, lui non plus, autant que ses amis. Que son profit soit amputé et son bénéfice réduit. Que s'amenuise sa part devant toi. Que le gibier n'entre pas dans ses filets et, loin de tomber dans ses pièges, qu'il s'enfuie comme un nuage !

Après avoir maudit le chasseur tout son saoul, son coeur le porta à maudire aussi la prostituée, La Joyeuse, et à travers elle toutes les courtisanes :

- Viens donc, fille de joie, que je t'assigne une destinée ! Que je trace ton interminable sort, pour les siècles des siècles ! Un destin perpétuel, à jamais, que je profère contre toi ! Une grande malédiction ! Que, sans délai, mes malédictions t'atteignent ! Jamais tu ne t'édifieras de foyer heureux ! Jamais tu ne cajoleras ton adoré ! Jamais tu n'entreras au harem des jeunes femmes ! Ton beau sein sera souillé de lie de bière ! Que l'ivrogne salisse tes atours de ses vomissements ! Que ton homme préfère de belles et jolies filles ! Qu'on te batte comme le bloc d'argile du potier ! Tu n'auras jamais droit aux véritables parfums ! Que le clair argent brillant, orgueil du monde, ne soit jamais dans ta maison ! Que ton alcôve soit à jamais une échoppe et que le plus plaisant de tes lieux de séjour soit le seuil de ta porte. Que les bords du chemin, que le quartier des potiers aux franges de la cité deviennent ta demeure. Tu logeras dans la solitude, tu hanteras l'ombre des remparts. Que les ruines soient les endroits où tu te couches, que l'ombre du mur soit l'endroit où tu te tiens, que les épines et les ronces t'écorchent les pieds. Que les ivrognes et les soiffards te giflent. Que les jeunes gens expulsés de ta taverne se disputent dans la rue et vocifèrent contre toi. Qu'aucun maçon ne bouche les fissures du toit de ta maison. Que dans les trous de ta maison se tapisse la chouette. Que chez toi jamais on ne festoie. Que personne, pour toi, n'envisage une offrande. Que tes vêtements de pourpre, symboles de richesse, soient offerts en gage votif et qu'un sous-vêtement souillé soit ton présent. Car j'étais innocent et tu m'as humilié, et tu m'as entraîné dans le péché alors que j'étais si pur.

Lorsque Samash entendit les propos d'Enkidu, aussitôt, du haut du Ciel, il l'interpella :

- Pourquoi maudis-tu la courtisane, cette fille de joie qui t'a fait goûter la nourriture des divinités, qui t'a abreuvé des boissons des rois, elle qui t'a revêtu d'un habit magnifique et t'a procuré un compagnon parfait ? Gilgamesh n'est-il pas à présent pour toi un véritable ami, un frère jumeau ? Il va te faire reposer dans un grand lit préparé avec soin, après t'avoir ménagé à sa gauche une place inamovible. Les princes du territoire, les notables viendront te baiser les pieds, il fera pleurer et se lamenter sur toi les gens d'Uruk. Pour toi, il plongera dans le deuil les plus glorieux de ses sujets. Après ta mort, il portera le deuil, laissera hirsute la peau de son corps et, revêtu de la dépouille d'un lion, il vagabondera par la steppe.

Quand Enkidu eut entendu les paroles de Samash le Preux, il réfléchit et la colère de son cœur s'apaisa, sa fureur se calma.

- Allons, dit-il, viens, fille de joie, que je t'assigne un autre destin. Que ma bouche qui t'avait maudite maintenant te bénisse. Que tes amants soient des princes et des nobles. Qu'à dix kilomètres de toi on se batte la cuisse d'impatience. Qu'à vingt kilomètres, on secoue sa chevelure d'énervement. Que l'officier, sans plus attendre, dégrafe son baudrier et t'offre de l'obsidienne, des lazulites et de l'or. Qu'il te fasse des présents, qu'il t'offre des boucles d'oreilles précieuses en or repoussé. Que tes mains soient chargées de bijoux. On verra tomber la pluie sur tes terres et tes greniers regorgeront de céréales. On t'introduira jusque dans le temple des dieux. À cause de toi l'épouse sept fois féconde sera délaissée.


Tablette de l'Épopée de Gilgamesh



Comme Enkidu dépérissait, couché seul sur son lit, il confia à son ami tout ce qui l'oppressait :

- Écoute, Gilgamesh, le songe que j'ai encore fait cette nuit. Le Ciel vociférait et la Terre lui faisait écho tandis que moi je me tenais debout entre les deux. Un être au visage sombre était là. Il était semblable au masque d'Anzu, le rapace géant, ce monstre des forces du Chaos, capable de perturber l'ordre établi par les dieux. Ses mains étaient des pattes de lion, ses ongles des serres d'aigle. Il me saisit par les cheveux, j'étais à sa merci. J'essayai alors de le frapper, mais il virevoltait comme une corde à sauter. Il me frappa et me submergea comme une trombe d'eau, il me piétina comme un buffle, il m'étreignit le corps tout entier. J'avais beau crier : « Sauve-moi, mon ami ! », tu avais si peur que tu n'intervenais pas et tu ne m'as pas secouru. Tu ne m'as pas sauvé. Il me toucha et me transforma en pigeon. Mes bras furent recouverts de plumes d'oiseau. Il me prit pour me conduire à l'obscure demeure de la déesse Irkalla, dans l'Enfer où était descendue Ishtar et d'où l'on ne revient jamais. L'aller sans retour. C'est la demeure dont les habitants sont livrés aux ténèbres, ne subsistant plus que de poussière, dont le pain est l'argile, revêtus comme des oiseaux d'un vêtement de plumes, échoués dans l'obscurité, sans plus jamais voir le jour. Et moi, introduit dans cette maison de poussière, je pus voir des couronnes rassemblées, j'entendais parler ceux qui les avaient portées et qui dominèrent le pays, ceux qui présentaient jadis à Anu et Enlil la viande grillée, leur offraient le pain cuit et les abreuvaient de boissons fraîches. Dans cette poudreuse demeure siégeaient des grands prêtres et des dignitaires, des exorcistes, chefs et officiants de haut rang, des purificateurs des grands dieux. Siégeaient également Etana et Sumuqan. Y demeuraient aussi Ereshkigal, la reine des Enfers, et, accroupi devant elle, Bêlet-Cri, son secrétaire. La reine portait une tablette qu'elle lisait continuellement à haute voix. Levant alors la tête, elle fixa son regard sur moi et s'écria : « Qui donc a conduit cet homme ici ? » Toi qui as parcouru avec moi tant de chemins difficiles, passé tant de périls, pense à moi, n'oublie pas, mon ami, tout ce que j'ai parcouru, n'oublie rien de ce que j'ai enduré.

Ayant écouté ce récit, Gilgamesh se dit que son ami avait vu un songe défavorable, irréparable. À partir de ce jour, Enkidu perdit toutes ses forces. Le premier jour, il resta étendu sur son lit, la mort était assise auprès de lui. Puis le temps s'accéléra, le dixième jour la maladie d'Enkidu empira et le douzième jour il ne bougeait plus.

Gilgamesh s'écria :

- Mon ami m'a lancé une grande malédiction ! Comme il me l'avait prédit lorsque nous étions dans Uruk, maintenant j'ai peur du combat, au point de ne pas pouvoir le sauver. Heureux celui qui tombe au combat. Comme toi, je mourrai sans gloire. Et pourtant, toi et moi, ne devions-nous pas rester inséparables ?

Quand parurent les premières lueurs de l'aube, Gilgamesh s'adressa à son ami défunt :

- Enkidu, mon ami, fils d'une gazelle et d'un âne sauvage, c'est à leur lait qu'on t'a élevé et les animaux sauvages t'ont fait découvrir leurs pâturages. Ô chemins qu'avait pris Enkidu jusqu'à la forêt de Cèdres, pleurez-le ! Jour et nuit, sans répit ! Anciens de la vaste cité d'Uruk, dont les mains nous bénissaient lorsque nous partions ensemble, pleurez-le ! Pleure, ô toi la foule qui nous suivait en nous acclamant ! Pleurez, eaux pures des régions montagneuses que nous avons tant de fois gravies. Pleurez, passes étroites des montagnes que nous avons escaladées. Lamente-toi, campagne, pousse des cris comme si tu étais sa mère ! Pleurez, cèdres et cyprès, au milieu desquels, dans notre fureur, nous avons fait un carnage. Que tous les animaux de la steppe, tigres, léopards, hyènes, cerfs, guépards, lions, buffles, ours, daims, bouquetins te pleurent. Tout comme l'Ulaï, le fleuve sacré au bord duquel nous nous pavanions. Qu'il te pleure, l'Euphrate pur, dont nous faisions couler en libations l'eau de nos outres. Pleurez, jeunes gaillards de la grande cité d'Uruk qui nous avez vus combattre et tuer le Taureau Céleste. Pleure, paysan qui exaltais son nom dans les chansons qui rythment le labeur. Qu'elles te pleurent la place de la grande cité et la première école de scribes qui a proclamé ton nom. Qu'ils te pleurent, le pasteur, le cabaretier qui te procurait la bière douce. Qu'ils te pleurent, le sage, le berger qui déposait du beurre à tes pieds, qui mettait dans ta bouche des breuvages choisis. Qu'elle te pleure, la hiérodule qui te frottait avec l'huile la plus raffinée et les onguents délicieux. Pleurez-le, convives, qui pour la noce lui aviez glissé un anneau au doigt, pour obtenir une femme selon ses sages conseils. Pleurez-le, vous ses frères, comme le feraient des sœurs ! Pleurez, prêtres lamentateurs, et dénouez vos cheveux pour lui. Dans votre steppe, pleurez Enkidu, vous ses parents. Et moi aussi je te pleure ! Écoutez-moi, Anciens de la cité. Écoutez-moi déplorer Enkidu, mon frère, éclater comme une pleureuse en amères lamentations ! Enkidu, hachette à mon côté, épée de mon fourreau, bouclier devant moi, mon vêtement de fête et la tenue de mes ébats ! Voici qu'un sort cruel, brutalement, t'a arraché à moi ! Mon ami, panthère de la steppe, avec qui j'avais escaladé la montagne, pris et tué le Taureau-Céleste, abattu Humbaba tapi dans la forêt de Cèdres. Quel sommeil, à présent, s'est emparé de toi ? Te voilà devenu noirâtre et tu ne m'entends plus.


Illustration : Julie Ricossé


Enkidu ne levait même plus la tête. Gilgamesh lui posa la main sur le cœur, il ne battait plus. Alors, comme on le fait pour une jeune épousée, il voile son visage. Il tournait autour de lui comme une lionne dont les petits sont pris au piège. Il allait et venait, arrachant et semant les boucles de sa chevelure. Il se dépouilla et rejeta ses beaux habits comme une abomination.

Lorsque parurent les premières lueurs de l'aube, Gilgamesh lança un appel au pays :

Forgerons, lapidaires, métallurgistes, orfèvres, ciseleurs, joailliers, faites une statue de mon ami comme personne n'en a jamais fait, que le thorax soit en lapis-lazuli et tout le reste du corps en or. Moi, ton ami, ton frère jumeau, je vais te faire reposer sur un grand lit magnifique préparé avec soin et t'allonger sur une couche agréable après t'avoir aménagé, à ma gauche, une place inamovible. Les princes du territoire viendront te baiser les pieds. Je ferai pleurer sur toi les gens d'Uruk, sur toi je les ferai se lamenter. Je plongerai dans le deuil les plus glorieux de mes sujets. Et moi-même, après ta mort, je me laisserai un aspect hirsute et, revêtu seulement d'une dépouille de lion, je vagabonderai dans la steppe.


L'Épopée de Gilgamesh (adaptation de Léo Scheer, 2006) ...



Coucher du Soleil sur la mer Morte ; Jordanie
(À suivre ...)

4 commentaires:

Anonyme a dit…

J'ai beaucoup aimé la liste des méfaits d'Ishtar...

Anonyme a dit…

... Vi, moi aussi ... Ainsi que les voeux d'Enkidu ...

Anonyme a dit…

La grande affection réciproque de Gilgamesh et Enkidu les empêchent peut-être d'apprécier les dames ?

Anonyme a dit…

... Que nenni ... Ils se trouvent plusieurs passages forts explicites sur ce sujet ... De là à ne pas imaginer qu'ils marchent à la voile et à la vapeur ... Enfin, leur amitié virile suggère qu'ils partagent un certain nombre de "choses" ... mais peut-être sont-ce des dames, justement ...
Enfin, la malediction que profère Enkidu contre certaines femmes, est le reproche qu'il formule à l'encontre de "La Joyeuse" qui lui fit accéder au monde des délices et de la civilisation sédentaire ... Il y a matière à méditer sur l'opposition sauvage/civilisé dans cette légende ... et sur l'implication des modes de vie pastoral ou urbain sur le rapport à l'autre, y compris au niveau des usages sexuels ...
Je trouve vraiment cette légende passionnante à plus d'un titre, mais il serait vain de vouloir tout dire ici ...

La bise, chère Mouette ... et bon vent ...