dimanche 22 février 2009

Gilgamesh ... (fin ...)

Art accadien - Ninive . Tête du roi Sargon (détail). Seconde moitié du IIIème millénaire. Bronze



Lorsque brilla le point du jour, Gilgamesh ôta ses vêtements et revêtit sa tenue de sacrifice, s'habilla de rouge et vit en pensée le fleuve infernal. Gilgamesh ouvrit la porte du palais, il fit porter dehors un grand plateau en bois d'if, versa du miel dans une jatte rouge de cornaline, emplit de beurre une jatte bleue de lazulite, et le tout, dûment apprêté, il le présenta à Samash.

Gilgamesh pleurait à chaudes larmes en parcourant la steppe.

- Devrais-je donc mourir moi aussi et, par la mort, devenir pareil à son cadavre ? Non, je le refuse, pas comme Enkidu. L'angoisse envahit mes entrailles. C'est la peur de la mort qui me fait courir le désert. Par crainte de la mort, j'erre dans la steppe. Je refuse un destin si funeste, je vais partir sans tarder rejoindre Ut-Napishtim, fils d'Ubar-Tutu, qui survécut au Déluge. Arrivé de nuit aux passes d'une montagne, il aperçut des lions et eut peur que la mort ne l'ait rattrapé.

Ayant relevé la tête, il se mit à invoquer Sîn, le dieu de la Lune et, adressant ses prières à l'astre de la nuit, vers la grande dame, luminaire du Ciel et de la Terre, la plus grande des déesses, il implora :

- Tirez-moi sain et sauf de ce péril !

Il se coucha pour dormir, mais un songe le réveilla en sursaut. Des bêtes à l'abreuvoir jouissaient allègrement ensemble de la vie. Il brandit la hache qu'il portait à son côté, dégaina l'épée du fourreau et, comme un javelot, aussi rapide qu'une flèche, il tomba au milieu d'elles, frappa, dispersa les lions.





Gilgamesh atteignit les monts Jumeaux, qui, chaque jour, sont les gardiens de la sortie et de l'entrée du Soleil, dont les cimes atteignent les fondations des Cieux et dont les soubassements atteignent l'Enfer. Des hommes-scorpions en gardaient l'entrée. Ils étaient si effrayants qu'à leur simple vue, c'était la mort. Leur terrible éclat surnaturel recouvrait ces montagnes, ils étaient là pour garder et protéger l'itinéraire du Soleil.

Quand Gilgamesh les aperçut, si redoutables et terrifiants, il se couvrit le visage ; mais, reprenant ses esprits et recouvrant son courage, il leur adressa un salut et s'approcha à leur rencontre.

L'homme-scorpion interpella sa femelle :

- Celui qui nous arrive, sa personne a quelque chose de surnaturel, son corps est-il fait de chair divine ?

Sa femelle lui répondit :

- En lui, deux tiers sont divins, un tiers humain.

Alors l'homme-scorpion, s'exclamant, adressa la parole au rejeton des dieux :

- Pourquoi as-tu parcouru un chemin aussi long ? Pourquoi es-tu venu nous trouver, après avoir passé des montagnes aussi infranchissables ? Je veux connaître les raisons de ton voyage.

Gilgamesh lui répondit :

- Si j'ai fait un aussi long voyage, c'est pour aller voir Ut-Napishtim, mon ancêtre, qui fut admis au grand conseil des dieux. Ils lui ont accordé l'éternité et je veux le questionner sur la mort et sur la vie.

L'homme-scorpion dit alors à Gilgamesh :

- Jamais personne, Gilgamesh, n'a pu faire ce trajet. Nul n'est encore entré dans le défilé de ces monts. Sur cent vingt kilomètres ne règnent que les ténèbres. Si profonde y est l'obscurité que tu n'y trouveras pas la moindre trace de lumière.



Représentation du monde selon les anciens Babylonniens ; 700-500 BC ; sud de l'Irak actuel


Mais Gilgamesh insistait :

- Poussé par le désespoir de mon cœur, la peur de la mort, l'angoisse aux entrailles, je parcours la steppe, malgré le froid glacial et la chaleur sèche, en dépit des fatigues. Je ne vais pas renoncer maintenant, j'irai jusqu'au bout.

L'homme-scorpion lui répondit :

- Eh bien pars, Gilgamesh, pénètre à l'intérieur des monts Jumeaux. Traverse les montagnes et que tes pas te conduisent jusqu'au bout, sain et sauf. La grande porte de ces monts est largement ouverte devant toi.

Lorsque Gilgamesh eut entendu cette adresse, obtempérant aux paroles de l'homme-scorpion, il prit le chemin du Soleil.

Quand il eut parcouru dix kilomètres, il entra dans une obscurité profonde. Sans la moindre lumière, il ne pouvait rien voir, ni devant ni derrière lui. Ainsi jusqu'à quatre-vingt-dix kilomètres où il sentit un vent frais et à cent dix, un rayon de lumière. À cent vingt kilomètres, il retrouva le plein jour.

Devant lui s'étendait le bosquet des dieux, région enchantée où arbres, fruits et fleurs étaient des pierres précieuses. Les fruits étaient en cornaline, les feuillages en lazulite. Les cèdres avaient une fondation d'albâtre. Il vit des palmiers avec des dattes en améthyste, le pin maritime chargé d'émeraudes. Les topazes foisonnaient comme ronces et épines. Le caroubier était garni de turquoises, d'agates et d'obsidiennes.

Gilgamesh allait et venait parmi ces merveilles. Il leva les yeux vers le dieu Sîn, et l'entendit lui dire ces mots :

- Ces deux lions que tu as tués, va, apporte-les-moi et dépose-les dans mon temple.

Ayant fait son offrande, Gilgamesh put poursuivre son chemin. Il parvint sur les rivages d'une mer au-delà de laquelle, à la dernière extrémité orientale de la Terre, vivait, éloigné de tout et de tous, Ut-Napishtim, le héros immortalisé du Déluge. Au moment où il touchait enfin au but de son voyage, il entendit le dieu Soleil lui dire :

- Gilgamesh, où vagabondes-tu ? La vie que tu poursuis, tu ne la trouveras pas.

Gilgamesh répondit à Samash :

- Après avoir effectué une si longue marche dans la steppe, avoir erré comme un vagabond, ce serait, pour moi, peu de chose que de reposer dans le sein de la Terre. Je suis si las que je voudrais y dormir pour l'éternité ! Que mes yeux voient le Soleil, je veux me saouler de lumière ! Que l'ombre s'éloigne de la lumière autant qu'il est possible ! Est-il possible qu'un mort puisse contempler la splendeur du Soleil ?

Ainsi parlait Gilgamesh tout en continuant à marcher. Il se retrouva sur la plage où était installée Siduri, la tavernière. Elle tenait une sorte d'estaminet dans lequel elle vendait aux passants de la bière, boisson nationale, qu'elle confectionnait elle-même. On lui avait aménagé un tréteau à jarres. Couverte d'un voile, elle siégeait sur un trône, et avait devant elle un pressoir en or.

Après avoir hésité, Gilgamesh s'avança vers elle, revêtu de la simple peau de bête qui recouvrait sa chair divine. L'angoisse était au fond de ses entrailles et son visage était marqué comme celui d'un homme qui vient de loin.

La tavernière le regardait s'approcher et l'examinait à distance. Après avoir mûrement réfléchi et délibéré en son cœur, elle se dit en son for intérieur :

- C'est peut-être bien là un criminel. Où donc va-t-il par ce chemin ? Serait-ce pour commettre un méfait qu'il vient droit vers la porte ?

Elle bloqua sa porte et poussa le verrou.

Mais lui, ayant prêté l'oreille, au bruit qu'elle avait fait ainsi il leva le menton et regarda dans sa direction. Puis il lui parla à travers la porte fermée :

- Qu'as-tu donc vu, tavernière, pour avoir barré ta porte et poussé ton verrou ? Je vais devoir en heurter le vantail et en démolir la fermeture !

La tavernière s'adressa à lui afin qu'il lui parle de lui, qu'il se présente et lui dise les raisons de sa présence.

- Je suis celui qui a vaincu et abattu le Taureau, géant descendu du Ciel. C'est moi qui ai mis à mort le gardien de la forêt, occis ce Humbaba qui demeurait en la forêt de Cèdres et tué les lions aux passes de la montagne.



le gardien de la forêt de cèdres, est tué par Gilgamesh et Enkidu ; IIème ou Ier millénaire BC


Elle lui répondit :

- Si tu es celui qui a accompli ces exploits, pourquoi as-tu les joues amaigries, le visage aussi abattu, le cœur si triste, les traits aussi exténués ? Pourquoi, après de telles prouesses, une pareille angoisse au ventre ?

- C'est par peur de la mort que je parcours la steppe. Ce qui est arrivé à Enkidu, mon ami, m'accable. Comment me taire ? Comment garder le silence ? Enkidu, mon ami que j'aimais, est devenu comme de l'argile. Lui qui avait, avec moi, traversé tant d'épreuves, le sort commun aux hommes l'a terrassé ! Six jours et sept nuits, je l'ai pleuré et l'ai refusé à la tombe, jusqu'à ce que les vers lui soient tombés du nez. Alors, je me suis mis à craindre et redouter la mort. Comment me taire ? Mon ami que je chérissais est redevenu argile ! Et moi, ne me faudra-t-il pas, comme lui, me coucher pour ne plus me relever ? Jamais ! Jamais ! À présent, tavernière, dis-moi quelle est la route qui mène à Ut-Napishtim. Apprends-moi comment je le reconnaîtrai. Si c'est possible, je traverserai cette mer. S'il le faut, je vagabonderai encore par la steppe. Depuis les temps les plus reculés, nul n'a jamais traversé cette mer. Seul Samash le Preux la traverse ; lui excepté, qui le pourrait ?

- Où cours-tu, Gilgamesh ? La vie que tu poursuis, tu ne la trouveras pas. Quand les dieux ont créé l'humanité, c'est la mort qu'ils lui ont réservée ! L'immortalité, ils l'ont gardée pour eux. Toi, Gilgamesh, que ton ventre soit repu ! Jour et nuit, réjouis-toi ! Chaque jour, fais la fête ! Danse et amuse-toi ! Que tes vêtements soient immaculés, ta tête bien lavée, baigne-toi à grandes eaux ! Contemple l'enfant qui te tient par la main. Que ta bien-aimée se réjouisse dans tes bras ! Telle est l'occupation des hommes.





Mais Gilgamesh ne l'écoutait plus.

- Tu sais, cabaretière, quel est le chemin vers Ut-Napishtim. Quels sont les repères ? Donne-les-moi. Oh, donne-moi ses repères !

- Cette mer, hormis le Soleil, personne ne peut la traverser, et, dans l'intervalle, les eaux de la mort bloquent sa surface. Que feras-tu, une fois arrivé à l'eau mortelle ?

La cabaretière, voyant que rien ne lui ferait entendre raison, lui dit :

- Une idée me vient. Il y a, dans la forêt, occupé à couper des branches, Ur-Sanabi, le nocher d'Ut-Napishtim. Il vit en compagnie de l'être des pierres qui permettent la traversée. Va te montrer à lui ! Si c'est possible, traverse avec lui ! Sinon, rebrousse chemin !

Gilgamesh, entendant ces paroles, brandit la hache dans sa main, dégaina le poignard de sa ceinture et s'en alla furtivement retrouver Ur-Sanabi. Il lui tomba dessus comme une flèche, enflant la voix dans la forêt. Lorsque le nocher vit briller l'épée et entendit la hache cliqueter, il prit la fuite. Mais Gilgamesh lui heurta la tête et lui saisit la main. Et il brisa l'être des pierres qui procurent la sécurité du bateau, sans lesquelles on ne peut franchir les eaux de la mort, il le brisa et le jeta dans la mer immense.

Ur-Sanabi demanda à Gilgamesh qui il était et pourquoi il était dans cet état. Gilgamesh lui répondit :

- À présent, Ur-Sanabi, quelle est la route qui mène à Ut-Napishtim ?

- Tes propres mains, Gilgamesh, viennent de compromettre la traversée pour le rejoindre. Tu as mis en pièces les pierres et arraché leurs attaches.

Puis, après avoir réfléchi, il lui dit :
- Prends ta hache, va dans la forêt, et coupes-y cent vingt perches de trente mètres. Ébranche-les, garnis-les de pointes, et apporte-les-moi.

Il le fit.


Casque de Meskalamdug ; 2600 BC


Ils embarquèrent ensemble. Ayant mis leur esquif à l'eau, ils y montèrent et, en trois jours, ils parcoururent la distance d'un mois et demi. Lorsqu'ils parvinrent aux eaux mortelles :

- Écarte-toi du bord et prends la première perche, tes mains ne doivent pas toucher l'eau mortelle, prends-en une deuxième, une troisième et ainsi de suite jusqu'à la cent vingtième.
Il défit alors sa ceinture et enleva ses vêtements pour les déployer comme une voile, et, avec ses mains, il les éleva sur le mât.

De loin, Ut-Napishtim les regardait. Se parlant à lui-même, se faisant des réflexions, il prononça ces paroles en son for intérieur :

- Pourquoi ont-ils brisé les pierres protectrices du bateau ? Pourquoi l'homme qui navigue à son bord n'en est-il pas le maître ? Celui qui vient ici n'est pas un homme à moi, et j'ai beau le regarder, je ne le reconnais pas.

Gilgamesh dit à Ut-Napishtim :

- Allons, je veux aller voir celui qu'on appelle Le Lointain pour lui raconter mon parcours, ma lassitude et mon angoisse.

Ut-hIapishtim lui dit :

- Pourquoi donc, Gilgamesh, exagérer ton désespoir, pourquoi trembles-tu d'angoisse, toi qui es fait de chair divine, que les dieux ont fait comme s'ils étaient ton père et ta mère ? Alors que les dieux, en leur conseil, t'ont assigné un trône, serais-tu devenu comparable à un fou ? À un fou, on peut faire passer la lie de bière vieillie pour du beurre, ceci pour cela. Il n'a point de discernement ni de bon sens. Quand les dieux ont créé l'humanité, c'est la mort qu'ils lui ont réservée ; la vie éternelle, tu le sais bien, ils l'ont gardée pour eux. Finalement, qu'as-tu gagné à errer de la sorte, à te perturber et à te bouleverser ? Tu t'es seulement épuisé, saturant tes muscles de lassitude et ta tête d'angoisse, te rapprochant de tes derniers jours. L'être humain, quel qu'il soit, est voué à être fauché comme un roseau de cannaie. Le sort de l'humanité est d'être brisée. Faisant l'amour, le beau jeune homme, la belle jeune fille ne s'affrontent ensemble qu'à la mort. La mort, Gilgamesh, que personne n'a vue, dont nul n'a aperçu le visage ni entendu la voix. La mort cruelle qui brise les hommes ! Sauvage est la mort, cette faucheuse de l'humanité. Pour combien de temps bâtissons-nous des maisons ? Pour combien de temps scellons-nous nos engagements ? Combien de temps dure le partage entre les frères ? Même la haine, se maintient-elle ici-bas pour toujours ? Le fleuve déborde-t-il pour toujours ? Face au Soleil, tout à coup, il ne reste plus rien. Ce ne sont plus que libellules emportées par le courant. Morts ou endormis, ils ont la même bouche, ils sont semblables. Personne n'est jamais revenu avec l'image de la, mort, qui peut en décrire les traits ? Et pourtant l'homme, depuis ses origines, en est prisonnier. Une fois mort, l'homme récitera-t-il des prières ? Depuis que les grands dieux rassemblés ont chargé la déesse Mammitu de fixer avec eux les destins, ils nous ont imposé la mort, comme ils nous avaient accordé la vie, nous laissant simplement ignorer le jour, le moment fatidique.


Stèle provenant du palais d'Assurnazirpal II : IX-VIIIe siècle BC ; Ninive


Gilgamesh s'adressa à lui :

- A te bien regarder, je découvre que tu es pareil à moi, seulement tu n'as pas le cœur à te battre. Tu es là, couché sur le dos, à ne rien faire de tes journées. Dis-moi comment, admis à l'assemblée des dieux, tu as réussi à obtenir la vie éternelle ?

- Gilgamesh, écoute-moi bien car je vais te révéler un mystère, une chose réservée aux dieux qu'à toi seul je voudrais dire. Tu connais la ville de Suruppak au bord de l'Euphrate. Cette cité est si ancienne qu'elle a toujours été hantée par les dieux. C'est depuis cet endroit que les grands dieux eurent l'idée de provoquer le Déluge. Les instigateurs de cette décision étaient Anu, leur père, Enlil le Preux, leur conseiller, Ninurta, leur chambellan, et Enmogi, leur contremaître, en charge des Eaux. Bien qu'ayant juré devant le conseil de ne rien divulguer, le prince Ea répéta leurs propos. Il ne le fit pas à moi directement, car il avait juré le secret, mais à la paroi de roseaux qui formait le mur de ma maison et derrière laquelle il savait que j'étais assis, et que je pouvais l'entendre. Il lui murmura :

« Palissade ! O palissade ! Haie de roseaux ! Haie de roseaux ! Paroi ! Paroi ! Écoute-moi : fais attention, souviens-toi des conseils de sagesse contenus dans le Traité des Instructions de Suruppak, rappelle-toi les enseignements que reçut le fils d'Ubar-Tutu concernant le Déluge ! Démolis ta maison pour te faire un bateau ! Renonce à tes richesses ! Détourne-toi de tes biens cherche la vie sauve, renonce aux possessions, sauve les vivants. Fais monter à l'intérieur du bateau un rejeton de tout être vivant, embarque avec toi des spécimens de tous les animaux. Quant au navire que tu construiras, que ses dimensions soient équilibrées : de longueur et de largeur identiques ; pour le couvrir prends modèle sur l'Apsu, cette nappe souterraine d'eau douce recouverte, comme une toiture, par la terre. »

Lorsque j'eus compris le message, je dis au dieu Ea :

« Monseigneur, l'ordre que tu m'as donné, je m'y appliquerai et l'exécuterai. Mais que dirai-je à ma cité, au peuple, à l'armée, aux Anciens ? »

Ouvrant la bouche, le dieu Ea reprit alors la parole et me parlant cette fois directement, à moi, son serviteur, il me dit :

« Quant à toi, mon brave, voici ce que tu leur diras :

"Je crains qu'Enlil ne m'ait pris en grippe. Je ne peux donc plus habiter dans votre ville, sur son domaine, car je ne peux plus y poser le pied. Je descendrai en l'Apsu demeurer auprès de Monseigneur Ea. Alors Enlil fera pleuvoir sur vous l'abondance : oiseaux à profusion et poissons par corbeilles. Il vous accordera les moissons les plus riches. Il fera tomber du Ciel sur vous, dès l'aurore, des galettes et, au crépuscule, il déversera sur vous des pluies de froment." »

Quand parurent les premières lueurs du jour, tout le pays se rassembla autour de moi : les charpentiers avec leurs cognées, l'artisan en roseaux avec son maillet de pierre ; les ouvriers se mirent au travail, les familles tressèrent des cordages, les enfants des familles les plus riches transportèrent le bitume, les plus pauvres, divers petits matériaux. Au bout de cinq jours, j'avais monté l'armature du bateau. Trois mille six cents mètres carrés de superficie, soixante mètres de flanc, un périmètre externe carré sur soixante mètres de côté. Puis j'en aménageai l'intérieur. Je créai six plafonds pour le subdiviser en sept étages dont je décomposai le volume en neuf compartiments. Je plantai en ses flancs des chevilles à l'épreuve de l'eau, puis je le pourvus en gaffes et mis en place son armement. Je jetai dix-huit mille litres d'asphalte dans un creuset, ce qui donna autant de bitume. Le batelier en mit sept mille deux cents en réserve. Pour nourrir les artisans, je fis abattre des bœufs sacrifiés et chaque jour des moutons. Cervoise, bière fine, huile et vin, ces ouvriers en consommèrent autant qu'eau de rivière. On fit une fête comme pour le Nouvel An. Le jour levé, je fis toilette et procédai aux onctions rituelles. Le soir du septième jour, le bateau était achevé, mais comme sa mise à l'eau était fort difficile, on glissa en dessous, de haut en bas, des rondins de roulage, jusqu'à ce que ses flancs fussent immergés aux deux tiers. Le lendemain, tout ce que je possédais, tout ce que j'avais d'argent, d'or, d'animaux domestiques, je l'en chargeai. J'embarquai ma famille et ma maisonnée entière, ainsi que les animaux sauvages, gros et petits. Les artisans de tous les métiers, je les y fis monter. Samash m'avait fixé le moment fatidique :

« Quand je ferai pleuvoir à l'aurore des petits pains et au crépuscule des averses de froment, introduis-toi dans le bateau et obture les écoutilles. »



Floris Frans I (1516-1570) ; L'arche de Noé au milieu du Déluge


À l'heure dite, ce moment fatal arriva. J'examinai l'aspect du temps, il était effrayant ! Je montai dans le bateau et j'en obturai les écoutilles. À celui qui le ferma, Puzus Amurru, un batelier, je fis présent de mon palais avec ses richesses. Lorsque brilla le point du jour, monta de l'horizon une nuée noire dans laquelle tonnait Adad, le dieu de l'Orage. En avant-garde marchaient les chambellans divins, sillonnant les collines et le plat pays. Le dieu Nergal, maître du monde souterrain et de la mort, arracha les vannes célestes et Ninurta, le délégué des dieux sur la Terre, se mit à faire déborder les barrages, tandis que les dieux infernaux projetaient des torches et, de leurs éclats divins, embrasaient toute la Terre. Adad déploya dans le Ciel son silence-de-mort, réduisant en ténèbres tout ce qui était lumineux. Les assises de la Terre se brisèrent comme un vase. Un jour entier, le premier, l'ouragan se déchaîna et le Déluge déferla. L'anathème passa sur les hommes comme la guerre. Personne ne voyait plus personne ; du Ciel, on ne pouvait plus distinguer les multitudes parmi ces trombes d'eau. Alors, devant ce Déluge, les dieux eux-mêmes furent pris d'épouvante. Prenant la fuite, ils grimpèrent jusqu'au plus haut du Ciel, jusqu'au Ciel d'Anu, où, tels des chiots, ils demeuraient pelotonnés et accroupis au sol. Ishtar poussait des cris comme une femme qui enfante. Belitili, la déesse à la belle voix, se lamentait :


Illustration : Julie Ricossé



« Ce jour funeste, fallait-il que les hommes se transforment en argile, simplement parce que moi, je me suis prononcée contre eux ? Ah ! S'il n'avait jamais existé, ce jour-là ! Comment ai-je pu dire des méchancetés sur les hommes dans l'assemblée des dieux ? Comment ai-je pu décider de la sorte un pareil carnage et anéantir mes propres gens ? Je ne les aurais donc mis au monde que pour en remplir les océans, pour qu'ils remplissent la mer comme des alevins, de la poissonnaille ! »

Et les dieux de haute classe de se lamenter avec elle. Tous les dieux demeuraient prostrés, en larmes, au désespoir, leurs lèvres étaient brûlées, saisies parla fièvre et par l'angoisse. Six jours et sept nuits durant, bourrasques, pluies battantes et tornades continuèrent à saccager la Terre. Quand arriva le septième jour, l'ouragan diluvien sévissait comme la lutte à mort qu'on se livre entre combattants. Alors, ce jour-là, la mer se calma et se tut, le mauvais vent cessa. Je regardai alentour : le silence régnait. Tous les hommes étaient redevenus argile et la plaine, liquide comme un toit plat, était devenue un marais. J'ouvris une lucarne, l'air vif me cingla le visage, un chaud rayon frôla ma joue. Je tombai à genoux, immobile, et je pleurai. Mes larmes ruisselaient tandis que je regardais autour de moi les limites de la mer. Au loin émergeait une côte, une langue de terre. Le mont Nisir affleurait à la surface de l'eau ; le bateau y accosta. Le sommet de la montagne le retint, ne le laissant pas repartir. Un troisième, un quatrième jour, il le retint. Lorsque le septième jour arriva, je fis sortir une colombe et la laissai s'envoler. Elle s'en fut, puis revint ; n'ayant rien vu où se poser, elle avait fait demi-tour. Je pris une hirondelle et fis de même. Elle revint elle aussi. Je fis sortir un corbeau. Voyant les eaux s'écouler, il se mit à manger, voltigea, fienta et ne revint pas. Il avait trouvé le retrait des eaux, picoré, croassé, il s'était ébroué et ne revint plus vers le bateau. Alors, je les dispersai tous aux quatre vents et fis un banquet pour les dieux. J'allai sacrifier et répandre mon offrande au sommet de la montagne.

Je plaçai de chaque côté les sept vases rituels au creux desquels je versai du roseau parfumé, du cèdre et de la myrrhe. Les dieux humant la bonne odeur se pressèrent comme des mouches au-dessus du sacrificateur ordonnateur de leur banquet. À ce moment arriva la grande déesse. Elle brandit le collier de grandes mouches qu' Anu lui avait fait au temps de leurs amours.



Lilith ... Ishtar ... ??? Période Babylonnienne


« Dieux ici présents, s'exclama-t-elle, aussi vrai que jamais je n'oublierai les lazulites de ce collier, jamais, non plus, je n'oublierai ces jours funestes. Je les garderai perpétuellement dans ma mémoire. Que les dieux viennent à l'offrande, mais pas Enlil, car, imprudemment, sans réfléchir aux conséquences, il a fait le Déluge et voué mes gens à l'anéantissement. »

À ce moment, le dieu Enlil, arrivant, vit le bateau et se mit en fureur, plein de courroux contre les dieux Igigi :

« Un homme a donc eu la vie sauve alors qu'il ne devait pas rester un seul survivant au carnage ! »

Ninurta lui dit :

« Qui d'autre qu'Ea a pu en être la cause puisqu'il peut tout faire, tout entreprendre ? »

Ea prit la parole :

« Mais toi, Enlil, le plus sage des dieux, le plus vaillant, comment as-tu pu aussi inconsidérément décider du Déluge ? Fais battre sa coulpe au responsable et son péché au seul pécheur ! Ou alors, au lieu de les supprimer, pardonne-leur, ne les anéantis pas, sois clément. Plutôt que ce Déluge, il eût mieux valu des lions pour décimer les hommes, ou bien des loups, même la famine valait mieux pour affaiblir le pays. Au lieu du Déluge, la peste pouvait surgir et les gens en auraient fait l'expérience, même l'épidémie eût mieux valu pour frapper les hommes. Moi, je n'ai pas dévoilé le secret des grands dieux. À Atra-Hassi, j'ai fait un songe, c'est ainsi qu'il a entendu le secret des dieux. À présent, décidez de son sort ! »

Alors Enlil monta sur le bateau, me prit la main et me fit monter avec lui. Il fit aussi venir ma femme et la fit s'agenouiller près de moi. Il nous toucha le front et, debout entre nous, nous bénit en ces termes :

« Jusqu'ici, Ut-Napishtim n'était qu'un être humain, désormais, lui et sa femme seront semblables à nous, les dieux. »

Mais à présent, Gilgamesh, qui réunira les dieux pour toi afin que comme moi tu obtiennes la vie éternelle ? Essaie seulement de ne pas dormir six jours et sept nuits d'affilée.



Stèle dédiée au dieu Soleil / Samash (époque paléo-babylonienne)


Mais Gilgamesh était à peine accroupi pour s'asseoir qu'il sombra dans un sommeil profond. Ut-Napishtim dit alors à son épouse :

- Regarde-moi ce jeune homme qui prétend à la vie éternelle, le sommeil l'a soudain enveloppé comme un brouillard.

Elle dit à son mari :

- Secoue-le donc, qu'il se réveille et que, par le chemin qu'il a suivi, il s'en retourne en paix par la porte qu'il a franchie, qu'il s'en retourne en son pays !

Ut-Napishtim dit à son épouse :

- Les hommes sont méchants, celui-ci sera méchant envers toi. Les hommes sont trompeurs, celui-ci voudra te duper ! Prépare-lui donc sa ration quotidienne de pain que tu déposeras à sa portée et tu inscriras sur la cloison le nombre de jours qu'il dormira.

Elle lui prépara sa ration de pain, la déposa à sa portée et marqua sur la cloison les jours qu'il passait à dormir. La première portion se durcit, la deuxième moisit, la troisième resta humide, la quatrième eut sa croûte blanchie, la cinquième se piqueta, la sixième rassit, la septième était juste à point lorsque Ut-Napishtim secoua Gilgamesh qui se réveilla en disant :

- À peine le sommeil s'est-il répandu sur moi que tu m'as secoué et remis sur pied.

Mais Ut-Napishtim lui répondit :

- Eh bien, compte tes rations journalières, et je te ferai savoir combien de jours tu as dormi.

Il compta les rations et découvrit qu'il y en avait sept.

- Que faire alors ? dit Gilgamesh, vers quoi me tournerai-je maintenant ? Le ravisseur est donc maître de moi. La mort s'est installée dans ma chambre à coucher ! Où que me portent mes pas, partout m'attend la mort !


Illustration : Julie Ricossé



Ut-Napishtim s'adressa alors à Ur-Sanabi le batelier :

- Ur-Sanabi, cet embarcadère ne peut plus te sentir, cette passe marine te déteste ! Toi qui ne cessais d'aller et venir entre ces rives, renonces-y ! Cet homme que tu as conduit ici, dont le beau corps disparaît sous une hideuse peau de bête, prends-le, Ur-Sanabi, et amène-le au lavoir. Il lavera à grandes eaux ses poils pour qu'ils deviennent blancs comme neige. Il jettera sa peau de bête à la mer et imprégnera son corps d'onguents. Il se mettra un turban neuf sur la tête et se revêtira d'une tenue d'apparat. Il mettra des vêtements dignes de lui ! Avant de rebrousser chemin pour s'en retourner dans sa ville, sa tenue devra rester intacte et neuve !

Ur-Sanabi l'emmena au bain et fit ce qui était prescrit. Puis Gilgamesh et Ur-Sanabi mirent le bateau à l'eau et embarquèrent.

Sa femme s'adressa à Ut-Napishtim :

- Gilgamesh est venu jusqu'ici à grand-peine et grande fatigue, ne lui accorderas-tu pas quand même quelque chose au moment où il rentre au pays ?

À ces mots Gilgamesh manœuvra sa gaffe et rapprocha le bateau du rivage. Ut-Napishtim lui dit :

- Gilgamesh, tu es venu jusqu'ici à grand-peine et grande fatigue, que vais-je t'accorder au moment où tu rentres au pays ? Eh bien, je vais te révéler un mystère et te communiquer un secret des dieux : il s'agit d'une plante à la racine semblable à celle du faux jasmin, ses épines, comme celles de la rose, te piqueront la main. Mais si tes mains savent s'emparer de cette plante, tu auras trouvé la vie éternelle.

Ayant écouté ces paroles, Gilgamesh ouvrit une voie d'eau et laissa choir son équipement. S'étant lesté de lourdes pierres, il fut entraîné au fond de l'abîme. Là, il trouva la plante, s'en empara malgré les piqûres, puis, ayant libéré ses pieds des lourdes pierres, la mer le rejeta sur le rivage d'où il venait.

Gilgamesh s'adressa à Ur-Sanabi :

- Regarde, cette plante est un remède contre l'angoisse de la mort. Par elle, l'homme obtient pour lui la guérison et recouvre la vitalité. Je l'emporte avec moi à Uruk où, pour en tester l'efficacité, je la ferai manger par un vieillard. Si son surnom devient le-vieillard-qui-rajeunit, je pourrai à mon tour en manger pour retrouver ma jeunesse.

Après deux cents kilomètres, ils en mangèrent un morceau. Puis, après trois cents autres, ils bivouaquèrent. Gilgamesh aperçut une fontaine à l'eau fraîche. Il y descendit pour se baigner. C'est alors qu'un serpent flaira l'odeur de la plante. Il sortit furtivement de son terrier et, en un instant, s'empara de la plante magique, puis, s'en retournant, sur-le-champ il rejeta ses écailles et retrouva l'aspect de sa jeunesse.



Cliché, Pat Thielen ; Lilith and snake



Dès lors, Gilgamesh s'assit et pleura, les larmes ruisselaient sur ses joues et, tenant la main d'Ur-Sanabi, il lui dit :

- Pour qui mes bras se sont-ils épuisés ? Pour qui le sang de mon cœur a-t-il coulé ? Je ne me suis pas fait de bien. J'en ai fait au serpent, ce lion du sol. Maintenant la masse d'eau est trop profonde pour que j'y retourne. Les pierres que j'avais extraites en creusant la fosse, je les ai laissées couler. Et de toute façon comment retrouverais-je les indices du site qui m'avaient été donnés ? J'ai laissé la barque au rivage et maintenant, j'en suis trop loin !

Gilgamesh abandonna. Il comprit que sa quête était vaine et qu'il devait renoncer. Sur le chemin du retour à Uruk, les dieux lui envoyèrent un songe qui lui livrait les clefs pour comprendre son sort d'être mortel. Voici le rêve que fit Gilgamesh de retour vers Uruk :



Ruth St-Denis and Denishawn Dancers dans Ishstar et les Sept portes



Au commencement, les Cieux furent séparés de la Terre et la Terre fut détachée des Cieux. Anu prit le Ciel et Enlil prit la Terre, mais il la donna en cadeau de mariage à Ereshkigal qui régnait sur le pays des morts. En ce temps-là, il y avait un grand chêne planté au bord de l'Euphrate. Le vent du sud arrachait ses racines, cassait ses branches et l'Euphrate le frappait de ses eaux. Une femme qui respectait les ordres des grands dieux prit l'arbre de ses mains et le transporta jusqu'à Uruk. Là, elle le planta dans le jardin secret de la déesse Ishtar. La déesse, impatiente, s'interrogea :

« Combien de temps devrai-je attendre que cet arbre ait suffisamment grandi pour qu'on puisse y tailler un siège sacré afin de m'y asseoir, un lit sacré pour m'y étendre ? » Cinq ans, dix ans passèrent. L'arbre avait grandi. Dans ses racines, un serpent, insensible à la tentation, s'était fait un nid. Dans ses branches, Anzu, l'aigle de la Tempête, avait installé ses petits. Au centre, Lilith, la mère des démons et des diables, avait élu domicile. Voyant cela, Ishtar, qui d'habitude rit toujours, le cœur joyeux, se mit à pleurer. Elle adressa ses plaintes au dieu du Soleil, mais ce fut en vain car il n'était pas d'accord avec elle. Elle se tourna alors vers Gilgamesh et pleura de la même façon. Il décida de la soutenir dans cette affaire. Il prit la hache qu'il portait dans son ceinturon et frappa le serpent à la racine de l'arbre. L'oiseau-tempête, effrayé, emmena ses petits vers la montagne et Lilith, la démone, quitta sa demeure et partit chercher refuge dans le désert. Gilgamesh arracha les racines et coupa les branches. Il demanda à ses compagnons d'en faire un trône et un lit pour Ishtar. Pour lui, dans la base de l'arbre il tailla une boule à son effigie et avec les branches il fabriqua un maillet, et il les emmena sur la grand-place d'Uruk. Les jeunes gens de la ville se mirent à jouer avec sa boule. Gilgamesh décida d'inventer un jeu où l'on tapait la boule avec le maillet en chevauchant une personne. Il choisit pour monture les enfants sans défense des veuves de la ville. Le soir venu, il traça une marque là où sa boule était arrivée, et il l'emmena avec lui dans sa maison. Le lendemain, il replaça la boule sur la marque pour reprendre le jeu. Mais les veuves arrivèrent pour lui reprocher son comportement avec leurs enfants. À ce moment-là, sa boule et son maillet lui échappèrent. Ils tombèrent dans le pays des morts. Gilgarnesh ne parvint pas à les récupérer et dut s'arrêter dans l'antichambre du pays des morts. Il se mit à pleurer, à crier qu'il n'avait pas eu le temps de prendre suffisamment de plaisir, qu'il n'avait pas assez joui. Il se lamentait : « Ma boule est tombée dans le pays des morts, qui me la rapportera ? » C'est alors qu'Enkidu apparut et lui dit :

-Mon roi, comme tu pleures ! Pourquoi torturer ainsi ton cœur ? Ta boule et ton maillet, j'irai, pour toi, les chercher dans le pays des morts.

Plaquette décorée d'une déesse ailée (Ishtar) debout sur 2 bouquetins ; Vers 1900 BC


Gilgamesh lui répondit :

-Mon ami, si tu descends pour moi dans le pays des morts, suis attentivement mes conseils : ne mets pas de linge propre, on te prendrait pour un intrus ; évite l'huile parfumée, tu serais vite encerclé ; ne lance pas ton javelot, ceux qu'il frapperait se vengeraient; ne prends pas de bâton, les fantômes s'agiteraient autour de toi ; ne mets pas de sandales car tu ferais du bruit au pays des morts ; n'embrasse pas la femme que tu aimes, ni ne frappe celle que tu détestes, de même pour tes fils, sinon les cris adressés au dieu Soleil te saisiraient.



Relief du palais d'Assurnazirpal II : Génie ailé à tête d'oiseau bénissant devant l'arbre sacré ; Vers 865 av JC


Enkidu ne suivit aucun de ces conseils et fit le contraire de ce qui lui avait été prescrit. Quand il voulut remonter du pays des morts, personne ne put le saisir, ni le vizir des Enfers, Namtar, qui pourtant coupe les destins, ni Asakku, le démon de la Maladie mortelle, ni même Nergal, le dieu de l'Enfer, tapis dans l'ombre. Non, Enkidu n'est pas tombé sur un champ de bataille, c'est le pays des morts qui l'a saisi.

Alors Gilgamesh implora Enlil, si puissant. Mais Enlil ne le soutint pas. Enlil ne prit pas la parole. Il implora la Lune. Mais Sîn ne le soutint pas non plus ni ne prit la parole. Alors il se tourna vers Ea, espérant en sa sagesse. Ea intercéda auprès du dieu Soleil :

- Ô Soleil, vous qui avez ouvert l'accès au pays des morts, puissiez-vous laisser le spectre d'Enkidu en sortir et remonter pour rejoindre son frère Gilgamesh afin qu'il lui dise quelles sont les règles du pays des morts.

Le Soleil, dans un souffle, fit remonter le spectre d'Enkidu. Les deux amis s'étreignirent et s'embrassèrent. Puis ils se parlèrent sans relâche, à en perdre la tête.

meurtre du démon Humbaba ; époque d'Isin-Larsa, 2000-1800 BC


- Dis-moi, mon ami, dis-moi, as-tu vu le règlement du pays des morts ? Dis-moi le règlement que tu as vu.

Gilgamesh parlait avec anxiété. Enkidu lui répondit :

- Si je te le disais, mon ami, si je te le disais, tu t'assiérais en pleurant, je m'assiérais en pleurant. Mon corps qui faisait la joie de ton cœur, mon corps, jamais plus il ne viendra devant toi, la vermine l'a dévoré comme un vieux vêtement, il n'est plus que poussière.

Gilgamesh cria et il s'assit dans la poussière, continuant inlassablement à poser ses questions :

- Celui qui a un fils, tu l'as vu ?
- Il crie et pleure amèrement près du clou d'argile planté dans le mur.
- Celui qui a deux fils, tu l'as vu ?
- Il est assis sur deux briques et mange du pain.
- Et celui qui a trois fils ?
- Il boit l'eau tirée de l'outre dans le désert.
- Celui qui a quatre fils ?
- Il est comme l'homme qui attelle quatre ânes et se réjouit.
- Et cinq fils ?
- Comme un bon scribe, sa main est agile, il a ses entrées au palais.
- Six ?
- Comme un homme vigoureux, son cœur se réjouit.
- Et celui qui a sept fils, tu l'as vu ?
- Assis sur un siège, il assiste les dieux en leur tribunal.
- Et celui qui n'a pas d'héritier, que fait-il ?
- Comme un homme battu, il mange du pain.
- Et le courtisan du palais, tu l'as vu ?
- Il est assis dans un recoin de la maison.
- Et la femme stérile ?
- Elle est à terre et ne réjouit aucun homme.
- Et le jeune puceau, que fait-il ?
- Tu lui offres une corde à nœuds pour égrener le temps, il pleure sur la corde.
- La jeune pucelle ?
- Tu lui offres une couche de roseaux pour oublier le passé, elle pleure sur la couche.
- Et celui qui fut dévoré par un lion ?
- « Ma main! Mon pied! » hurle-t-il amèrement.
- Et celui qui est tombé du toit, tu l'as vu, que fait-il ?
- Ses os ne sont pas reconnaissables.
- Et le lépreux ?
- Il loge hors de la ville, mange de l'herbe qu'il arrache, boit de l'eau qui suinte.
- Celui qui a été emporté par une inondation ?
- Il se secoue comme un bœuf dévoré par la vermine.
- As-tu vu celui qui est mort au combat ?
- Ses parents soutiennent sa tête et sa femme pleure.
- Et celui qui gît dans la steppe ?
- Son esprit est sans repos sur la Terre.
- Celui dont personne ne prend soin ?
- Il mange les restes que l'on jette à la rue.
- As-tu vu au pays des morts celui qui fut frappé par un piquet d'amarrage ?
- « Hélas ! » crie-t-il à sa mère tandis qu'on arrache le piquet.
- As-tu vu celui qui a été enlevé dans la fleur de l'âge par une mort soudaine, que fait-il ?
- Il repose sur le lit des dieux et il boit de l'eau pure.
- Et ceux qui, mort-nés, n'ont pas connu la vie ?
- Ils jouent près du miel et du beurre posés sur une table d'or et d'argent.
- Celui qui a été brûlé par le feu ?
- Son esprit n'existe plus sur la Terre car il est aux Enfers.
- Enkidu, toi qui reviens du pays des morts, peux-tu me dire les règles ? Que devient celui qui a manqué de respect pour la parole de son père et de sa mère ?
- Il boit une eau mesurée, il n'en a pas assez, ce qui est terrible pour les défunts.
- Et celui qui a été maudit par son père et sa mère ?
- Il est privé d'héritier et son esprit vagabonde.
- Et qu'arrive-t-il à celui qui a fait un faux serment ?
- Pour tout rite funéraire on ne lui donne que de l'eau terreuse, et c'est ce qu'il boit.
- Et ceux qui furent vaincus, tombés visage contre terre ?
- Ils boivent l'eau trouble de ce lieu de carnage.
- Et mon père et ma mère ?
- Je les ai vus, ils boivent l'eau de ce lieu de carnage, de l'eau trouble.

Combat de Gilgamesh et de Enkidu contre le taureau-céleste ; début du IIème millénaire BC



Gilgamesh se réveilla, personne n'était là pour interpréter son rêve. Il comprit qu'il avait échoué et que la mort serait le lot de l'humanité à jamais. Il comprit que la part humaine en lui l'avait emporté et qu'il ne lui restait plus qu'à rentrer à Uruk et à se résigner à son sort.

Gilgamesh revient à Uruk, il dépose sa hache et sa cotte de mailles, il retire son sceptre. Dans son palais, on organise des festivités. Le peuple se réjouit. Alors, le septième jour, Gilgamesh sort de son alcôve, tête haute, et se rend vers le lieu du rite funèbre. Là, se tournant vers le dieu Soleil, il accomplit l'acte rituel funèbre tandis que le peuple répand des larmes.

- Mon père et ma mère, je vous verse l'eau à boire.



Gilgamesh et Enkidu ; dessin de Albert Burger


Alors du peuple monta une rumeur :

- Vaillant Gilgamesh, fils de Ninsuna, il est bon, désormais, de faire ton éloge, nous te célébrerons pour les siècles des siècles.


L'Épopée de Gilgamesh (adaptation de Léo Scheer, 2006) ...



3 commentaires:

Anonyme a dit…

... Ouf !!!

Marraine a dit…

Un soupir ... de soulagement?
je dois revenir terminer ma lecture, ma connexion internet est mauvaise et le temps me manque, mais cette légende m'intéresse, je suis sensible à cette culture, fascinée depuis l'enfance par les grande murailles de Babylone admirées à Berlin, que je suis retourné revoir récemment. Merci M. Ogre, je suis seulement un peu frustrée de ne pas pouvoir venir lire vos écrits aussi souvent que je le souhaiterais.

M. Ogre a dit…

... Oui, bien chère Marraine, le soupir était de soulagement après ce petit post d'une soixantaine de pages que j'ai dû relire deux ou trois fois pour correction ...

Mais c'est là véritablement un des plus beau livre que j'ai lu depuis longtemps. Il m'a emporté le coeur en même temps que l'esprit et j'ai voulu partager un peu de ce plaisir avec vous.

Je suis tout à fait désolé que votre connexion ne soit pas comme vous l'auriez souhaité, mais j'imagine que ce petit problème n'est que passager et que vous pourrez de nouveau bien vite vous transporter autant que vous le désirez dans toutes les allées de la virtualité, sans restriction ...

Je reste, pour ma part, toujours très touché par les féériques realisations que vous nous offrez et je prends toujours un égal plaisir à venir vous rendre visite.

Je vous prie de recevoir, chère Marraine, mes plus affectueuses pensées.