mardi 3 juin 2008

Paris canaille ...



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Dornac (Paul Marsan) ; Paul Verlaine au café Fançois 1er à Paris, 1892


Cabarets borgnes


Autrement dit tavernes. Vous n'y viendrez pas, délicats lecteurs ; j'y suis allé pour vous. Vous ne verrez l'endroit qu'en peinture, et cela vous épargnera quelques sensations désagréables.

C'est là un réceptacle de la lie du peuple. Mais la vie des gueux a une franchise qui mérite d'être observée ; car les passions qui sont à nu, ont une originalité piquante.

Curieux de voir ce monde, (placé dans le monde élégant) je me couvris un jour d'une redingote brune, et je m'enfonçai dans un faubourg. J'entrai au lieu désigné, et je demandai à souper. Il me fut servi sur un bout de table ; je fis mine de manger. Tout à côté était une salle où était une longue table qui pouvait contenir soixante couverts.

Sur les dix heures du soir, je vis tout à coup entrer tumultueusement dix-neuf pendards, seize créatures et dix enfants, qui s'emparèrent de la table, la chargèrent de débris de viande, poissons, légumes, morceaux de pain ; puis l'on fit venir du vin, qui ne fut pas servi dans des pintes de plomb mais dans des vases de grès.

Je fis semblant de sortir, et me jetai dans un petit cabinet, d'où je pouvais tout voir et tout entendre.



Brassaï (1899-1984) ; Deux filles dans un bar, boulevard Rochechouart, Paris 18e, 1932


Cette horde qui devenait plus nombreuse, jeta tout à coup sur la table, tant en monnaie qu’en liards, une somme de quatre-vingt-quatorze livres dix-sept sols neuf deniers, dont ces mendiants ne paraissaient pas satisfaits, disant que la surveille leur recette avait passé cent vingt livres.

Ils remirent les fonds entre les mains d'un gueux qu'ils nommaient le trésorier. Un autre qui avait le titre de maître de garde-robe, s'empara, après un inventaire fait, d'un nombre considérable de vieux bas, souliers, culottes, habits, jupons, et promit que le tout serait remis à leur fripier de l'abbaye Saint-Germain. On estima qu'il retirerait de ces guenilles au moins deux louis. Tel était le résultat d'une infinité de trocs particuliers faits en parcourant les rues et les carrefours.

Ces gueux demandèrent encore du vin, dont ils burent vingt-deux pots, plus quatre bouteilles d'eau-de-vie; ils consommèrent aussi deux livres de sucre, un quarteron de tabac à fumer, seize cotrets et fagots.



Robert Doisneau ; Bistrot cloisonné, "Aux Quatre Sergents de la Rochelle", rue Clovis, Paris 5e, 1950


De ces femmes, plusieurs avaient des enfants qu'elles allaitaient et torchaient. Les chiens étaient de la partie, et c'était à qui leur ferait une pâtée abondante. Ces gueux me parurent aimer singulièrement leurs chiens ; car ils les embrassaient et leur parlaient avec une affection sentimentale que n'a pas la plus jolie femme baisant son épagneul.

Je vis entrer un habit noir, qui paraissait le chef calculateur ; il régla les comptes, distribua l'argent, et parla longtemps des affaires de la société. Il s'agissait de trafiquer des lambeaux d'étoffe, de vieilles hardes, et de les déposer chez tel gargotier qui les achèterait en masse.

Cette espèce d'hommes ne connaît ni la dissimulation ni l'hypocrisie. A la moindre contradiction, le visage de telle femme se tuméfiait ; l'autre jurait avec emportement : mais les hommes cédaient constamment à la voix de ces femmes. Une rixe s'étant élevée, et une femme ayant pris au collet un homme et le secouant vigoureusement, son voisin calma tout à coup sa colère, en lui disant : assieds-toi, c'est une femme qui parle.
Les femmes criaillaient, et les hommes écoutaient. La langue n'était jamais rebelle à leurs expressions. Elles avaient un caractère de liberté absolue, et leur idiome grossier rendait facilement toutes leurs idées. Cette troupe formait un ramas de mendiants, de chiffonniers, de ces revendeurs et revendeuses qui arpentent les rues. Les propos n'avaient point de suite ; ils semblaient se deviner plutôt que de converser entre eux. Quoiqu'on fît dans ce temps-là la chasse aux mendiants, et qu'on les enlevât par centaines, ils ne parlèrent point de cette persécution : ce qui m'étonna. C'étaient probablement des gueux privilégiés, leur profession étant mixte.

Il m'est impossible de redire une multitude de mots bizarres qui formaient leur argot ; mais leur langage était précis, énergique, et aucun d'eux ne tardait à répondre : ils s'entendaient parfaitement et avec rapidité.

La religion et l'état n'auraient rien eu à reprendre à leurs discours. Ils juraient, il est vrai, ils employaient fréquemment le saint nom de Dieu ; mais ce n'était chez eux qu'une mauvaise habitude, ainsi que chez plusieurs parisiens qui ne sont pas de la classe des gueux.

Leur souper était des restes froids. On leur apporta du cabaret des viandes, qui me parurent les débris d'une noce ; ils mangèrent pendant plus de deux heures, non comme des affamés, mais comme gens qui s'amusent. Tout se consomme à Paris ; la chimie a beau décomposer les aliments et nous parler de ses gaz, l'estomac robuste ne connaît pas tous ces nouveaux systèmes, vrais ou faux, utiles ou erronés. Par la même raison que Winslow, ayant trop étudié l'anatomie déliée de nos fibres, n'osait se baisser pour ramasser une épingle, dans la crainte de se rompre une fibrille à lui connue ; de même le chimiste n'ose quelquefois manger, de peur de s'empoisonner. Le gueux qui ignore ce que révèlent le scalpel et le creuset, mange ce qu'il trouve, ainsi qu'il se charge du fardeau qui lui est offert.



Robert Doisneau (1912-1994) ; Coco, Paris, 1952


La délicatesse ne régnait pas parmi eux, mais il y avait profusion. Ils se faisaient servir d'une voix assez impérative, eux qui me paraissaient ne devoir commander à personne. Le garçon du cabaret, en veste blanche, était tancé vertement quand il n'avait pas répondu à la demande d'un gueux, dont les habits tombaient en lambeaux.

Bientôt étourdi du bruit et suffoqué d'une odeur désagréable, je quittai la place. J'allai payer un écot auquel je n'avais pas touché ; et prenant le garçon à part, je lui demandai où tout cela coucherait. Il me répondit : plusieurs demeurent dans les environs ; mais le plus grand nombre n'use pas de draps blancs : car ils couchent tous ensemble sur la paille, faisant chambrée commune.

Dans d'autres bouchons, j'ai eu occasion de voir ce qu'on appelle boire pinte, ou chopine. La pinte est sur une table de bois informe à deux pieds de distance d'un ménétrier qui fait danser une populace de déguenillés ; c'est un soldat et une servante qui boivent ensemble ; c'est le rire et la misère qui s'accolent près de ce vase de plomb enduit d'une crasse rouge.

S'il survient une rixe à la suite des fumées du vin frelaté, le jurement et la main partent ensemble ; la garde accourt, et sans elle cette canaille qui danse allait se tuer au son du violon. La populace, accoutumée à cette garde, en a besoin pour être contenue, et se repose sur elle du soin de terminer les fréquents débats qui naissent dans les cabarets. Ce qu'il y a de singulier, c'est que celle soldatesque, ce guet qui met le holà, est composé de savetiers habillés de bleu, qui le lendemain quand ils auront déposé leur fusil, seront arrêtés à leur tour s'ils font tapage, après avoir vidé la pinte de plomb. Ainsi c'est le petit peuple qui agit sur le petit peuple ; les recrues du guet ne manqueront point : on appelle ces soldais, les soldats de la Vierge Marie, parce qu'ils n'iront pas plus à la guerre que les soldais du pape. Quand on leur voit faire l'exercice, on rit involontairement. Toute la troupe est assurée d'une longue vie ; ils ne risquent que quelques taloches quand le délinquant est ivre et récalcitrant; et alors serrant les menottes à celui qui a résisté, ils s'en vengent cruellement. Les coups de crosse de fusils, qu'ils n'épargnent pas à la populace, font plus de mal que le bâton des Chinois. Autrefois la troupe qui représente le guet, n'avait que des houssines, ce qui ne blessait pas comme le canon du fusil, ou comme les cordes tranchantes qui coupent les mains. Ils appellent cela, par dérision, ganter un homme. Quelquefois ils passent les bornes de la sévérité, et cela devient révoltant.



Brassaï (1899-1984) ; Couple au bal musette des "Quatre-Saisons", rue de Lappe, Paris 11e, 1932


Les vins, la bière et les liqueurs sont toujours frelatés par ceux qui tiennent ces cabarets et tabagies où s'abreuve la multitude, et je ne sais pourquoi la loi répugne à les traiter comme des empoisonneurs. Un conseiller au parlement, dans ce siècle, opina à la mort contre un cabaretier falsificateur, soutenant que cet artifice meurtrier exterminait peut-être plus de citoyens dans Paris que tous les autres fléaux réunis ensemble.

Ces perfides distributeurs qui altèrent un breuvage fait pour restaurer le peuple condamné aux rudes travaux, ignorent eux-mêmes sans doute les funestes accidents qui doivent résulter de leurs mélanges. Plus instruits, ils ne s'exposeraient pas à commettre de pareils forfaits. Voilà pourquoi un écrit simple et raisonné, qui instruirait tout à la fois le cabaretier et le peuple, qui ferait sentir d'un côté l'énormité du crime, et de l'autre le danger, serait très utile, surtout s'il indiquait encore le remède contre les accidents de la boisson frelatée.

Qui fera donc un catéchisme à l'usage du peuple pour lui donner à la fois quelques idées saines de morale et de physique ?


Louis Sébastien Mercier ; Tableau de Paris, tome VII, 1783



Willy Ronis - Chez Victor ; impasse Compas, Paris 19e, 1955

13 commentaires:

Anonyme a dit…

Louis-Sébastien Mercier, toujours passionnant !

Anonyme a dit…

:D


Qui est donc ce mendiant qui ose traiter le peuple de gueux ignares et amoraux ???
"Pour vous éviter d'y mettre les pieds" qu'il dit !!! HA ! Qu'est-ce qu'il faut pas entendre ! Et je suppose que le monsieur n'y a prit aucun plaisir !
Je me demande qui des deux est le plus mal loti, le garçon de cabaret, ou ce pseudo rédigeur de torchon ?

Non mais c'est vrai à la fin, quelle est cete horrible image que l'on a des tavernes ? Et on laisse dire ! Et on laisse parler ! Et on les laisse nous traiter de bêtes débiles, sauvages et arriérées, parce qu'au final,ce n'est que jalousie que je puis lire entre ces lignes...
Oui, parfaitement, de la jalousie ! Puisque les cabarets ont osé ce qu'ils réprimaient au fond d'eux ! Bande de critiqueurs jaloux ! ooouuuuuhhhh !!!!

Non mais...

Anonyme a dit…

Surtout que nous ne les connaissons que trop bien, ce genre d'hypocrites ! Du genre à critiquer par devant et à mourir d'envie de s'encanailler avec les autres par derrière ! De ce même genre qui leur suffit de leur offrir une danseuse du ventre pour qu'ils assistent fiévreux à l'éveil d'une vie propre de leur anatomie !
Alors, on ne me la fait pas à moa !

Anonyme a dit…

Hypocrites...
Jâââloux !

Et surtout, dispensateurs de la mauvaise parole !

Au bûcher !!!!!

Anonyme a dit…

... Une danseuse du ventre ??? Où ça ??? J'arrive !!! Monsieur Mercier je vous dis Merde ...

PetitChap a dit…

... je ne connais même pas ce monsieur Mercier ... Il n'avait l'air bien aigri comme garçon quand même !!

M'enfin, les tavernes, c'est plus ce que c'était ...!!

PetitChap a dit…

RECTIFICATIF : "Il M'avait l'air bien aigri ..." (l'est con ce clavier ...)

Anonyme a dit…

Oui mais... s'il n'avait pas épanché sa bile, nous n'aurions jamais eu ce tableau saisissant du petit peuple au cabaret en 1783 !
Et en plus, je trouve son écriture très moderne (on est loin de Saint-Simon, tout de même !)
Na !

Anonyme a dit…

... La Noble Fée réclamant que je republie sur le thème des bûchers ??? Ah bah si, z'avez tous bien entendu comme moi ... Elle réclame haut et fort sa dose de sang, de chique et de mollard ... On croit rêver ... Gaffe, Noble Fée ... Pas tenter l'Ogre ... Ce n'est pas les sujets qui manquent !!! ... Un petit Thanatos ???

La mouette>> Saint-Simon, Saint-Simon ... Et pourquoi pas Châteaubriand pendant que vous y êtes ... Ou Lamartine ... Pouahhh !!! ... Mais Stendhal, il se pourrait bien que vous y ayez droit un jour tout comme on attend Jaurès chez le PetitChap...

PetitChap>> Sans doute avez-vous voulu dire que les Tavernes d'aujourd'hui étaient bien mieuxxx qu'avant, surtout depuis que l'on y propose des danses du ventre ...???

PetitChap a dit…

Ah mais moi, j'aime bien le petit côté aigri de ce brave homme. J'aime bien les ronchons, en fait ... Et son texte est effectivement assez instructif, et bien agréable à lire ... Il n'empêche que son propos m'a amusée du fait du ton employé ...

L'Ogre, pourquoi du Jaurès sur le Chemin des aiguilles ? Hum ...
Quant aux danses du ventre, j'avoue qu'elles me laissent de marbre ...!! En revanche, je ne suis pas contre une bonne petite chopine dans une taverne enfumée et pleine de canaille ...

Anonyme a dit…

... Il m'avait semblé que Jaurès était un peu pour vous ce qu'est Stendhal pour moi ... géographiquement parlant ...
Mais oublions les danses du ventre ... je me contenterai du ... de trinquer avec vous ...

Anonyme a dit…

Mais enfin, les paroles de cet homme n'ont rien de charmantes ! Suis-je la seule à avoir été touchée au coeur par ces propos infondés, injustes et affreusement pitoyable de ce pseudo-journaliste ? Il vous traite de meute de gueux, et vous l'applaudissez ? Il déshonnore nos maisons et vous aimez ? aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah

Dans ces conditions, voui, Seigneur, voui, si je vous offre une danseuse du ventre, offrez-moa Thanatos en action au bûcher ! Non du sang, mais des cendres. Non mais sans blague...

Anonyme a dit…

.... Ma Noble Fée.... Mourir n'est pas tout ... Ni souffrir non plus... Encore faut-il ... Aussi, je me laisse choir ... Vous aurez Thanatos, je vous le promet ... Et tant que vous en semblez friande ...
Je rends hommage à votre grâce ...