dimanche 1 juin 2008

Je t'aime ...



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Egon Schiele (1890-1918) ; Femme assise à la jambe repliée, 1917


Je t'aime


JE-T-AIME. La figure ne réfère pas à la déclaration d'amour, à l'aveu, mais à la profération répétée du cri d'amour.


1. Passé le premier aveu, « je t'aime » ne veut plus rien dire ; il ne fait que reprendre d'une façon énigmatique, tant elle paraît vide, l'ancien message (qui peut-être n'est pas passé par ces mots). Je le répète hors de toute pertinence ; il sort du langage, il divague, où ?
Je ne pourrais décomposer l'expression sans rire. Quoi ! Il y aurait « moi » d'un côté, « toi » de l'autre, et au milieu un joint d'affection raisonnable (puisque lexical). Qui ne sent combien une telle décomposition, conforme pourtant à la théorie linguistique, défigurerait ce qui est jeté dehors d'un seul mouvement ? Aimer n'existe pas à l'infinitif (sauf par artifice métalinguistique) : le sujet et l'objet viennent au mot en même temps qu'il est proféré, et je-t-aime doit s'entendre (et ici se lire) à la hongroise, par exemple, qui dit, d'un seul mot, szeretlek, comme si le français, reniant sa belle vertu analytique, était une langue agglutinante (et c'est bien d'agglutination qu'il s'agit). Ce bloc, la moindre altération syntaxique l'effondre ; il est pour ainsi dire hors syntaxe et ne s'offre à aucune transformation structurale ; il n'équivaut en rien à ses substituts, dont la combinaison pourrait produire le même sens ; je puis dire des jours entiers je-t-aime sans pouvoir peut-être jamais passer à « je l'aime » : je résiste à faire passer l'autre par une syntaxe, une prédication, un langage (l'unique assomption du je-t-aime est de l'apostropher, de lui donner l'expansion d'un prénom : Ariane, je t'aime, dit Dionysos).


Egon Schiele (1890-1918) ; Étreinte, 1917


2. Je-t-aime est sans emplois. Ce mot, pas plus que celui d'un enfant, n'est pris sous aucune contrainte sociale ; ce peut être un mot sublime, solennel, léger, ce peut être un mot érotique, pornographique. C'est un mot socialement baladeur.

Je-t-aime est sans nuance. Il supprime les explications, les aménagements, les degrés, les scrupules. D'une certaine manière – paradoxe exorbitant du langage -, dire je-t-aime, c'est faire comme s'il n'y avait aucun théâtre de la parole, et ce mot est toujours vrai (il n'a d'autre référent que sa profération : c'est un performatif).

Je-t-aime est sans ailleurs. C'est le mot de la dyade (maternelle, amoureuse) ; en lui, nulle distance, nulle difformité ne vient cliver le signe ; il n'est métaphore de rien.

Je-t-aime n'est pas une phrase : il ne transmet pas un sens, mais s'accroche à une situation limite : « celle où le sujet est suspendu dans un rapport spéculaire à l'autre ». C'est une holophrase.

(quoique dit des milliards de fois, je t'aime est hors-dictionnaire ; c'est une figure dont la définition ne peut excéder l'intitulé.)



Egon Schiele (1890-1918) ; Kniendes Mädchen, auf beide Ellenbogen gestützt, 1917


3. Le mot (la phrase-mot) n'a de sens qu'au moment où je le prononce ; il n'y a en lui aucune information que son dire immédiat : nulle réserve, nul magasin du sens. Tout est dans le jeté : c'est une « formule », mais cette formule ne correspond à aucun rituel ; les situations où je dis je-t-aime ne peuvent être classées : je-t-aime est irrépressible et imprévisible.
A quel ordre linguistique appartient donc cet être bizarre, cette feinte de langage, trop phrasée pour relever de la pulsion, trop criée pour relever de la phrase ? Ce n'est ni tout à fait un énoncé (aucun message n'y est gelé, emmagasiné, momifié, prêt pour la dissection) ni tout à fait de l'énonciation (le sujet ne se laisse pas intimider par le jeu des places interlocutoires). On pourrait l'appeler une profération. A la profération, nulle place scientifique : je-t-aime ne relève ni de la linguistique ni de la sémiologie. Son instance (ce à partir de quoi on peut le parler) serait plutôt la Musique. A l'instar de ce qui se passe avec le chant, dans la profération de je-t-aime, le désir n'est ni refoulé (comme dans l'énoncé) ni reconnu (là où on ne l'attendait pas : comme dans l'énonciation), mais simplement : joui. La jouissance ne se dit pas ; mais elle parle et elle dit : je-t-aime.



Egon Schiele (1890-1918) ; Coït, 1915


4. Au je-t-aime, différentes réponses mondaines : « moi pas », « je n'en crois rien », « pourquoi le dire ? », etc. Mais le vrai rejet, c'est : « il n'y a pas de réponse » : je suis annulé plus sûrement si je suis rejeté non seulement comme demandeur, mais encore comme sujet parlant (comme tel, j'ai du moins la maîtrise des formules) ; c'est mon langage, dernier repli de mon existence, qui est nié, non ma demande ; pour la demande, je puis attendre, la reconduire, la représenter de nouveau ; mais, chassé du pouvoir de questionner, je suis comme mort, à jamais . « Il n'y a pas de réponse », fait dire la Mère, par Françoise, au jeune narrateur proustien, qui s'identifie alors justement à la « fille » repoussée par le concierge de son amant : la Mère n'est pas interdite, elle est forclose et je deviens fou.



Egon Schiele (1890-1918) ; Femme allongée, 1917


5. Je t'aime. -Moi aussi.
Moi aussi
n'est pas une réponse parfaite, car ce qui est parfait ne peut-être que formel, et la forme est ici défaillante, en ce qu'elle ne reprend pas littéralement la profération -et il appartient à la profération d'être littérale. Cependant, telle qu'elle est fantasmée, cette réponse suffit à mettre en marche tout un discours de la jubilation : jubilation d'autant plus forte qu'elle surgit par revirement : Saint-Preux découvre brusquement, après quelques dénégations hautaines, que Julie l'aime. C'est la vérité folle, qui ne vient pas par raisonnement, préparation lente, mais par surprise, éveil (satori), conversion. L'enfant proustien - demandant que sa mère vienne coucher dans sa chambre – veut obtenir le moi aussi ; il le veut follement, à la manière d'un fou ; et il l'obtient lui aussi par renversement, par la décision capricieuse du Père, qui lui octroie la Mère (« dis-donc à Françoise de te préparer le grand lit et couche pour cette nuit auprès de lui »).



Egon Schiele (1890-1918) ; Hockender männlicher Akt (autoportrait), 1917


6. Je fantasme ce qui est empiriquement impossible : que nos deux proférations soient dites en même temps : que l'une ne suive pas l'autre, comme si elle en dépendait. La profération ne saurait être double (dédoublée) : seul lui convient l'éclair unique, où se joignent deux forces (séparées, décalées, elles l'excéderaient pas un accord ordinaire). Car l'éclair unique accomplit cette chose inouïe : l'abolition de toute comptabilité. L'échange, le don, le vol (seules formes connues de l'économie) impliquent chacun à sa manière des objets hétérogènes et un temps décalé : mon désir contre autre chose – et il y faut toujours le temps de la passation. La profération simultanée fonde un mouvement dont le modèle est socialement inconnu, impensable : ni échange, ni don, ni vol, notre profération, surgie en feux croisés, désigne une dépense qui ne retombe nulle part et dont la communauté même abolit toute pensée de la réserve : nous entrons l'un par l'autre dans le matérialisme absolu.



Egon Schiele (1890-1918) ; Nach vorn gebengter weiblicher Akt, 1912


7. Moi aussi inaugure une mutation : les anciennes règles tombent, tout est possible – même alors, ceci : que je renonce à te saisir.
Une révolution, en somme – non loin, peut-être, de la révolution politique : car, dans l'un et l'autre cas, ce que je fantasme, c'est le Nouveau absolu : le réformisme (amoureux) ne me fais pas envie. Et, pour comble de paradoxe, ce Nouveau tout pur est au bout du plus éculé des stéréotypes (hier soir encore, je l'entendais prononcer dans une pièce de Sagan ; un soir sur deux, à la TV, il se dit : je t'aime).



Egon Schiele (1890-1918) ; Fille debout en robe bleue et en chaussettes vertes, vue de dos, 1913


8. - Et si, je-t-aime, je ne l'interprétais pas ? Si je maintenais la profération en deçà du symptôme ?
- A vos risques et périls : n'avez-vous pas dit cent fois l'insupportable du malheur amoureux, la nécessité d'en sortir ? Si vous voulez « guérir », il vous faut croire aux symptômes, et croire que je-t-aime en est un ; il vous faut bien interpréter, c'est-à-dire, tout compte fait, déprécier.
- Que devons-nous penser finalement de la souffrance ? Comment devons-nous la penser ? L'évaluer ? La souffrance est-elle forcément du côté du mal ? La souffrance d'amour ne relève-t-elle que d'un traitement réactif, dépréciatif (il faut se soumettre à l'interdit) ? Peut-on, renversant l'évaluation, imaginer une vue tragique de la souffrance d'amour, une affirmation tragique du je-t-aime ? Et si l'amour (amoureux) était mis (remis) sous le signe de l'Actif ?



Egon Schiele (1890-1918) ; Femme assise aux bas violets, 1917


9. De là, nouvelle vue du je-t-aime. Ce n'est pas un symptôme, c'est une action. Je prononce, pour que tu répondes, et la forme scrupuleuse (la lettre) de la réponse prendra une valeur effective, à la façon d'une formule. Il n'est donc pas suffisant que l'autre me réponde d'un simple signifié, fût-il positif (« moi aussi ») : il faut que le sujet interpellé assume de formuler, de proférer le je-t-aime que je lui tends : Je t'aime, dit Pélléas. - Je t'aime aussi, dit Mélisande.
La requête impérieuse de Pélléas (à supposer que la réponse de Mélisande fût exactement celle qu'il attendait, ce qui est probable puisqu'il meurt aussitôt après) part de la nécessité pour le sujet amoureux, non pas seulement d'être aimé en retour, de le savoir, d'en être bien sûr, etc. (toutes opérations qui n'excèdent pas le plan du signifié), mais de se l'entendre dire, sous la forme aussi affirmative, aussi complète, aussi articulée, que la sienne propre ; ce que je veux, c'est recevoir de plein fouet, entièrement, littéralement, sans fuite, la formule, l'archétype du mot d'amour : point d'échappatoire syntaxique, point de variation : que les deux mots se répondent en bloc, coïncidant signifiant par signifiant (Moi aussi serait tout le contraire d'une holophrase) ; ce qui importe, c'est la profération physique, corporelle, labiale, du mot : ouvre tes lèvres et que cela en sorte (sois obscène). Ce que je veux, éperdument, c'est obtenir le mot. Magique, mythique ? La bête – retenue enchantée dans sa laideur – aime la belle ; la belle, évidemment, n'aime pas la bête, mais, à la fin, vaincue (peu importe par quoi ; disons : par les entretiens qu'elle a avec la bête), elle lui dit le mot magique : « Je vous aime la bête » ; et aussitôt, à travers la déchirure somptueuse d'un trait de harpe, un sujet nouveau apparaît. Cette histoire est archaïque ? En voici une autre : un type souffre de ce que sa femme l'a quitté ; il veut qu'elle revienne, il veut qu'elle revienne, il veut – précisément – qu'elle lui dise je t'aime, et il court, lui aussi, après le mot ; pour finir, elle le lui dit : sur quoi il s'évanouit : c'est un film de 1975. Et puis, de nouveau le mythe : le Hollandais Volant erre, en quête du mot ; s'il l'obtient (par serment de fidélité), il cessera d'errer (ce qui importe au mythe, ce n'est pas l'empirie de la fidélité, c'est sa profération, son chant).




Egon Schiele (1890-1918) ; Deux jeunes filles entrelacées, 1915


10. Singulière rencontre (à travers la langue allemande) : un même mot (Bejahung) pour deux affirmations : l'une, repérée par la psychanalyse, est vouée à la dépréciation (l'affirmation première de l'enfant doit être niée pour qu'il y ait accès à l'inconscient) ; l'autre, posée par Nietzsche, est mode de la volonté de puissance (rien de psychologique, et encore moins de social), production de la différence ; le oui de cette affirmation-là devient innocent (il englobe le réactif) : c'est l'amen.
Je-t-aime est actif. Il s'affirme comme force – contre d'autres forces. Lesquelles ? Mille forces du monde, qui sont, toutes, forces dépréciatives (la science, la doxa, la réalité, la raison, etc.). Ou encore : contre la langue. De même que l'amen est à la limite de la langue, sans partie liée avec son système, la dépouillant de son « manteau réactif », de même la profération d'amour (je-t-aime) se tient à la limite de la syntaxe, accueille la tautologie (je-t-aime veut dire je-t-aime), écarte la servilité de la Phrase (c'est seulement une holophrase). Comme profération, je-t-aime n'est pas un signe, mais joue contre les signes. Celui qui ne dit pas je-t-aime (entre les lèvres duquel je-t-aime ne veut pas passer) est condamné à émettre les signes multiples, incertains, douteurs, avares, de l'amour, ses indices, ses « preuves » : gestes, regards, soupirs, allusions, ellipses : il doit se laisser interpréter ; il est dominé par l'instance réactives des signes d'amour, aliéné au monde servile du langage en ce qu'il ne dit pas tout (l'esclave est celui qui a la langue coupée, qui ne peut parler que par airs, expressions, mines).
Les « signes » de l'amour nourrissent une immense littérature réactive : l'amour est représenté, remis à une esthétique des apparences (c'est Apollon, tout compte fait, qui écrit les romans d'amour). Comme contre-signe, je-t-aime est du côté de dionysos : la souffrance n'est pas niée (pas même la plainte, le dégoût, le ressentiment), mais, par la profération, elle n'est pas intériorisée : dire je-t-aime (le répéter), c'est expulser le réactif, le renvoyer au monde sourd et dolent des signes – des détours de parole (que cependant je ne cesse jamais de traverser).
Comme profération, je-t-aime est du côté de la dépense. Ceux qui veulent la profération du mot (lyriques, menteurs, errants) sont sujets de la Dépense : ils dépensent le mot, comme s'ils était impertinent (vil) qu'il fût quelque part récupéré ; ils sont à la limite extrême du langage, là où le langage lui-même (et qui d'autre le ferait à sa place ?) reconnaît qu'il est sans garantie, travaille sans filet.


Roland Barthes ; Fragments d'un discours amoureux, 1977



Egon Schiele (1890-1918) ; Wally en chemisier rouge, genoux relevés, 1913

8 commentaires:

PetitChap a dit…

Je-t-aime est effectivement un ovni ... une phrase au sens syntaxique du terme (sujet-verbe-complément) mais surtout un ensemble indissociable, une affirmation, un aveu, une déclaration, une libération, un cri du coeur ...

Je-t-aime est un début, ou une fin, mais il ne se suffit jamais à sa simple énonciation ... pourtant, cette simple énonciation, qu'elle soit dite ou entendue, provoque un tourbillon de sensations, quelques petits "zigouigouis" dans le ventre ...

Mettons de côté le je-t-aime maternel ou paternel pour n'évoquer que le je-t-aime amoureux ; il est ce que nous avons tous en commun : l'espoir de se l'entendre dire un jour. Nous souhaitons tous le prononcer, le susurrer ou le crier à l'être aimé ; mais ce que nous souhaitons tout au fond de nous est que l'on nous l'offre ... Ce je-t-aime n'est valable que s'il est partagé, il n'est alors pas seulement écouté ou entendu, il est ressenti ... Ce je-t-aime là est doux et érotique, empli de promesses et d'espoir ...

...

L'absence dans ma bibliothèque de l'ouvrage de ce monsieur Barthes est une réelle faute ... je vais m'attacher à y remédier le plus rapidement possible. L'Ogre, votre choix musical est exquis, tout en accord avec le sujet : doux et érotique. J'aime beaucoup ...

Anonyme a dit…

...Chère PetitChap, je suis ravi que cet article vous ait inspiré , et je partage tout à fait ce que vous dîtes ... - Je n'ose dire que vous semblez maîtriser tout à fait le sujet - . Vous me voyez donc très touché de votre commentaire ...

PetitChap a dit…

A vrai dire, je n'avais jamais réellement pensé à ce je-t-aime ... Votre article m'a donné à réfléchir, et c'est une très bonne chose !

Quant à savoir si je maîtrise le sujet, je ne sais trop que répondre ... disons en tout cas qu'il me parle bien !

Anonyme a dit…

"Je-t-aime" n'est qu'un mot, alors que l'important est le silence.
Qu'est-ce que les limites du langage, face au ressenti d'un sentiment sincère ? Une matérialisation, rien de plus. Un mécanisme qui au final, rassure plus qu'il ne témoigne.

Anonyme a dit…

...Intéressant... Mais peut-on s'empêcher de crier lorsqu'on se donne un coup de marteau sur les doigts ??? Jusqu'où doit-on avoir de la retenue et est-ce cela que le savoir-vivre ???

PetitChap a dit…

Je veux bien admettre que je-t-aime peut devenir un mécanisme qui rassure, mais ce n'est pas que ça. Le je-t-aime ne se suffit pas à lui même, il n'est qu'une marque d'amour parmi tant d'autres : le silence, certes ... mais aussi le regard, les gestes, les caresses, les attentions ... Mais je-t-aime est aussi un cri du coeur, une chose qui sort malgré soit, un besoin de hurler ce sentiment d'Amour ...

Et puis quoi de plus beau que d'offrir et de se voir offrir ce je-t-aime à et par la personne tant aimée et désirée ...? C'est en cela que je le vois érotique ...

PetitChap a dit…

... et en ce qui me concerne, que j'offre ou que je reçoive ce je-t-aime, ça me remue toujours les tripes ... huummm ...

Anonyme a dit…

Oui mais le Joufflu ne mérite pas tant de bontés !!! Tant qu'il sera aussi vicieux, je critiquerais ! Na !

Monseigneur Ogre, je ne voyais pas le silence en tant que retenue, mais plutôt en tant que... promesse sourde. Evidemment que vous pouvez crier, hurler à la lune votre Amour pour l'autre, évidemment que l'érotisme peut partir de là ; mais il est des actes, ou d'autres paroles, qui sont bien plus représentatifs que ce carcan qui, une fois prononcé, enlace le "tu"...

"Je-t-aime" n'est pas assez anodin pour l'utiliser à tout va.