dimanche 23 mars 2008

...Libre d'habiter dans votre Orient, quelque ancien qui vous le faille...

Chapitre 5


Je devins un opéra fabuleux : je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur : l'action n'est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. La morale est la faiblesse de la cervelle.
A chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce monsieur ne sait pas ce qu'il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens. Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d'une de leurs autres vies. - Ainsi, j'ai aimé un porc.
Aucun des sophismes de la folie, - la folie qu'on enferme, - n'a été oublié par moi : je pourrais les redire tous, je tiens le système.

Arthur Rimbaud ; Une saison en enfer ; Alchimie du verbe, 1873

Le Caire ; vue générale, 1914


Vice Consulat de France
Massaouah


Massaouah le 5 août 1887

Monsieur le consul,
Un S[ieur] Raimbeaux [sic], se disant négociant à Harar et à Aden, est arrivé hier à Massaouah à bord du courrier hebdomadaire d'Aden.
Ce français, qui est grand, sec, yeux gris, moustaches presque blondes, mais petites, m'a été amené par les carabiniers. M. Raimbeaux n'a pas de passeport et n'a pu me prouver son identité. Les pièces qu'il m'a exhibées, sont des procurations passées devant vous avec un S[ieur] Labatut dont l'intéressé aurait été son fondé de pouvoir.
Je vous serai obligé le consul, de vouloir bien me renseigner sur cet individu dont les allures sont quelque peu louche[s].
Ce S[ieur] Raimbeau [sic] est porteur d'une traite de 5,000 thalers à cinq jours de vue s[u]r Mr Lucardi et d'une autre traite de 2500 thalers sur un négociant indien de Massaouah.
Veuillez agréer, Monsieur le Consul, les assurances de ma considération la plus distinguée.

Alexandre Mercinier





Cliché : Félix Teynard, 1851-1852


Consulat de France
A Massaouah



Massaouah le 12 août 1887

Mon cher maître
Cinq mois d'absence de notre chère Égypte n'auront certes pas effacé mon nom de votre bon souvenir, aussi je me fais plaisir de me rappeler à vous recommandant tout particulièrement Mr Rimbaud, Arthur, Français très honorable, négociant explorateur du Choa et du Harar, pays qu'il connait parfaitement bien et où il a séjourné plus de neuf [sic] ans.
Mr Rimbaud se rend en Égypte pour se reposer quelque peu de ses longues fatigues ; il vous donnera des nouvelles du frère de Mr Borelli Bey qu'il a rencontré au Choa.
Je saisis cette occasion pour vous renouveler, cher Maître, les assurances de ma haute considération.

Alexandre Mercinier
A Monsieur le Marquis de Grimaldi-Régusse
Avocat à la Cour d'Appel
au Caire




Cliché : Félix Teynard, 1851-1852



Raimbaud [sic], voyageur et commerçant français au Choa, est arrivé en Égypte depuis quelques jours ; nous croyons savoir que M. Raimbaud ne prolongera pas son séjour ici et qu'il prend ses dispositions pour se rendre au Soudan.

Le Bosphore égyptien du lundi 22 août 1887




Cliché : Maxime du Camp, 1850





Cliché : Francis Frith, 1858



Le Caire 23 août 1887

Mes chers amis
Mon voyage en Abyssinie s'est terminé. Je vous ai déjà expliqué comme quoi mon associé étant mort, j'ai eu de grandes difficultés au Choa à propos de sa succession, on m'a fait payer deux fois ses dettes, et j'ai eu une peine terrible à sauver ce que j'avais mis dans l'affaire : si mon associé n'était pas mort, j'aurais gagné une trentaine de mille francs, tandis que je me retrouve avec les 15 mille que j'avais, après m'être fatigué d'une manière horrible pendant près de deux ans. Je n'ai vraiment pas de chance !
Je suis veni ici parce que les chaleurs étaient épouvantables cette année dans la mer Rouge, tout le temps 50° à 60°, et me trouvant très affaibli après 7 années de fatigues qu'on ne peut s'imaginer et des privations les plus abominables, j'ai pensé que 2 ou 3 mois ici me remettraient, mais c'est encore des frais car je ne trouve rien à faire ici, et la vie est à l'européenne et assez chère.
Je me trouve tourmenté ces jours-ci par un Rhumatisme dans les reins qui me fait damner, j'en ai un autre dans la cuisse gauche qui me paralyse de temps à autre, une douleur articulaire dans le genou gauche, un rhumatisme (déjà ancien) dans l'épaule droite, j'ai les cheveux absolument gris, je me figure que mon existence périclite.
Figurez-vous comment on doit se porter après des exploits du genre des suivants : traversées de mer et voyages de terre à cheval, en barque, sans vêtements, sans vivres, sans eau, etc, etc.
Je suis excessivement fatigué, je n'ai pas d'emploi à présent, j'ai peur de perdre le peu que j'ai, figurez-vous que je porte continuellement dans ma ceinture seize mille et quelques cents francs d'or, ça pèse une huitaine de kilos, et ça me flanque la dyssenterie [sic].
Pourtant je ne puis aller en Europe, pour bien des raisons, d'abord je mourrais en hiver, ensuite je suis trop habitué à la vie errante et gratuite, enfin, je n'ai pas de position.
Je dois donc passer le reste de mes jours errant, dans les fatigues et les privations, avec l'unique perspective de mourir à la peine.
Je ne resterai pas longtemps ici ; je n'ai pas d'emploi, et tout est trop cher, par force je devrai m'en retourner du côté du Soudan, de l'Abyssinie ou de l'Arabie, peut-être irai-je à Zanzibar, d'où on peut faire de longs voyages en Afrique, et peut-être, en Chine, au Japon, qui sait où.
Enfin envoyez-moi de vos nouvelles. Je vous souhaite paix et bonheur.
Bien à vous

adresse : Arthur Rimbaud,
Poste restante
au Caire
Egypte.

Cliché : Francis Frith, 1862





Cliché : Henri Bechard, 1887

6 commentaires:

Anonyme a dit…

...A la demande expresse d'une certaine princesse souris, me revoilà parti en voyage en Rimbaldie...
Je lui rends ici hommage.

Anonyme a dit…

Merci ... mille fois merci ! Vous me comblez le coeur ... J'aime vraiment beaucoup ces voyages en Rimbaldie.

Je trouve ce personnage réellement fascinant ...(et je ne dis pas ça pour vous faire plaisir !!^^). Je le découvre comme je ne l'ai jamais imaginé. L'étude bien trop scolaire de ses oeuvres (qui ne concernent finalement qu'une infime partie de sa vie) nous fait passer à côté de l'homme qu'il était.

Pourtant je ne puis aller en Europe, pour bien des raisons, d'abord je mourrais en hiver, ensuite je suis trop habitué à la vie errante et gratuite, enfin, je n'ai pas de position.
Je dois donc passer le reste de mes jours errant, dans les fatigues et les privations, avec l'unique perspective de mourir à la peine.


Voilà donc une des choses que je trouve fascinante chez cet homme : sa dualité ; cette dualité permanente dans tout ce qu'il entreprend, tout ce qu'il pense : c'est complètement déroutant. Il semble en proie à de perpétuels tourments, il semble être à la recherche de lui-même ...

J'apprends peu à peu à le connaitre à travers vous, j'essaie de le comprendre, même si cela semble peine perdue.

Je sais que vos immersions actuelles dans ce monde vous causent quelques tracas, ouvrent certaines portes qui étaient fermées depuis un certain temps ... je ne peux que vous remercier pour tous ces efforts ...

La bise

Anonyme a dit…

Ah lala, bien qu'il assure que la vie en Egypte n'est pas de tout repos, les clichés sont magnifiques ! Dites moa qu'un jour, nous irons !
Que ce soit voyage spirituel, initiatique ou simplement touristique, une immersion chez les touaregs vous change un homme !
*soupir*
Je l'envie...

link886 a dit…

Et très intéressant passage que ce voyage en Rimbaldie !

Anonyme a dit…

Bon je laisse pas souvent de coms mais je passe quand même souvent!! Ben c'est surtout qu'à part "merci" pour ouvrir ma tête à une culture littéraire qui n'est pas mon point fort j'ai pas grand chose à dire !!

Anonyme a dit…

...Ouah...
ça, ça fait bien plaisir, M. le rugbyman... C'est un honneur que de vous accueillir ici et n'hésitez pas à faire comme chez vous !!!
Les autres, pfff, je ne me lasse jamais de vos commentaires... Merci !