mardi 4 décembre 2007

...Promenons-nous dans les bois...



Quand au bout de huit jours, le repos terminé
On va reprendre les tranchées
Notre place est si utile
Que sans nous, on prend la pile.
Mais c'est bien fini, on en a assez,
Personne ne veut plus marcher ;
Et le coeur bien gros, comme dans un sanglot
On dit adieu aux civelots.
Mais sans tambour et sans trompette
On s'en va baissant la tête.

Refrain:
Adieu la vie, adieu l'amour,
Adieu toutes les femmes ;
C'est bien fini, c'est pour toujours,
De cette guerre infâme ;
C'est à Craonne, sur le plateau
Qu'on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous des condamnés
Nous sommes les sacrifiés.

2. Huit jours de tranchées, huit jours de souffrance,
Pourtant on a l'espérance
Que ce soir viendra la relève
Que nous attendons sans trêve.
Soudain dans la nuit et le silence
On voit quelqu'un qui s'avance :
C'est un officier de chasseurs à pied.
Doucement dans l'ombre, sous la pluie qui tombe
Nos pauv'remplaçants vont chercher leur tombes.

Refrain

3. C'est malheureux de voir sur les grands boulevards
Tous ces gros qui font la foire ;
Si pour eux la vie est rose,
Pour nous c'est pas la même chose ;
Au lieu de s'cacher tous ces embusqués
Devraient bien monter aux tranchées
Pour défendre leur bien car nous on a rien,
Nous autres les pauvres purotins;
Et les camarades sont étendus là
Pour défendr'les biens de ces messieurs-là.

Refrain:
Ceux qu'ont le pognon, ceux-là reviendront
Car c'est pour eux qu'on crève;Mais c'est fini, nous les troufions
On va se mettre en grève ;
Ce sera votre tour, messieurs les gros,
De monter sur le plateau ;
Si vous voulez encore la guerre
Payez-la d'votre peau.

La Chanson de Craonne - Auteur anonyme (1917)




[...] Moi d'abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j'ai jamais pu la sentir, je l'ai toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui n'en finissent pas, ses maisons où les gens n'y sont jamais et ses chemins qui ne vont nulle part. Mais quand on y ajoute la guerre en plus, c'est à pas y tenir. Le vent s'était levé, brutal, de chaque côté des talus, les peupliers mêlaient leurs rafales de feuilles au petit bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on s'en trouvait comme habillés. Je n'osais plus remuer. Ce colonel, c'était donc un monstre ! A présent, j'en étais assuré, pire qu'un chien, il n'imaginait pas son trépas ! Je conçus en même temps qu'il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans l'armée d'en face. Qui savaient combien ? Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout ? Dès lors ma frousse devint panique. Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait continuer indéfiniment... Pourquoi s'arrêteraient-ils ? Jamais je n'avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses.
Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi !... Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu'au cheveux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions jolis ! Décidément, je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisade apocalyptique.
On est puceau de l'Horreur comme on l'est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place de Clichy ? Qui aurait pu prévoir, avant d'entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ? A présent, j'étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu...
ça venait des profondeurs et c'était arrivé.
Le colonel ne bronchait toujours pas, je le regardais recevoir, sur le talus, des petites lettres du général qu'il déchirait ensuite menu, les ayant lues sans hâte, entre les balles. Dans aucune d'elles, il n'y avait donc l'ordre d'arrêter net cette abomination ? On ne lui disait donc pas d'en haut qu'il y avait méprise ? Abominable erreur ? Maldonne ? Qu'on s'était trompé ? Que c'était des manoeuvres pour rire qu'on avait voulu faire, et pas des assassinats ! Mais non ! "continuez, colonel, vous êtes dans la bonne voie !" Voilà sans doute ce que lui écrivait le général des Entrayes, de la division, notre chef à tous, dont il recevait une enveloppe chaque cinq minutes, par un agent de liaison, que la peur rendait chaque fois un peu plus vert et foireux. J'en aurais fait mon frère peureux de ce garçon-là ! Mais on n'avait pas le temps de fraterniser non plus.
Donc pas d'erreur ? Ce qu'on faisait à se tirer dessus, comme ça, sans même se voir, n'était pas défendu ! Cela faisait partie des choses qu'on peut faire sans mériter une bonne engueulade. C'était même reconnu, encouragé sans doute par les gens sérieux, comme le tirage au sort, les fiançailles, la chasse à courre !... Rien à dire. Je venais de découvrir d'un coup la guerre tout entière. J'étais dépucelé. Faut être à peu près seul devant elle comme je l'étais à ce moment-là pour bien la voir la vache, en face et de profil. On venait d'allumer la guerre entre nous et ceux d'en face, et à présent ça brûlait ! Comme le courant entre les deux charbons, dans la lampe à arc. Et il n'était pas près de s'éteindre le charbon, tout mariole qu'il semblait être, et sa carne ne ferait pas plus de rôti que la mienne quand le courant d'en face lui passerait entre les deux épaules.
Il y a bien des façons d'être condamné à mort. Ah ! combien n'aurais-je pas donné à ce moment-là pour être en prison au lieu d'être ici, moi crétin ! Pour avoir, par exemple, quand c'était si facile, prévoyant, volé quelque chose. On ne pense à rien ! De la prison, on en sort vivant, pas de la guerre. Tout le reste, c'est des mots.
Si seulement j'avais encore eu le temps, mais je ne l'avais plus ! Il n'y avait plus rien à voler ! Comme il ferait bon dans une petite prison pépère, que je me disais, où les balles ne passent pas ! Ne passent jamais ! J'en connaissais une toute prête, au soleil, au chaud ! Dans un rêve, celle de Saint-Germain, précisément, si proche de la forêt, je la connaissais bien, je passais souvent par là, autrefois. Comme on change ! J'étais un enfant alors, elle me faisait peur la prison. C'est que je ne connaissais pas encore les hommes. Je ne croirai plus jamais à ce qu'ils disent, à ce qu'ils pensent. C'est des hommes et d'eux seulement qu'il faut avoir peur, toujours. [...]
L.F. Céline - Voyage au bout de la nuit (1932)

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Ah bah voilà!
Dès que j'ai fini Mort à Crédit, je plonge dans Voyage au bout de la nuit.
Bon, je vais peut-être faire une petite pause rigolade entre deux, hein, pour reprendre des forces...

(quand on pense que certains ont peur des ogres et des trolls... il a bien raison Louis Ferdinand, c'est des hommes qu'il faut avoir peur...)

link886 a dit…

J'aime beaucoup ce passage de Celine. C'est beau et c'est fort. Faut que je me paie le Tardi.

Anonyme a dit…

Il me semblait pourtant que ce n'était plus à prouver ...

J'aime aussi beaucoup ce passage de Céline. Ca donne envie de (re)lire ... Mais je vais d'abord suivre un de vos précieux conseils : je viens d'acheter Dona Flor et ses deux maris ...

M. Ogre a dit…

...Rhhhôôôô la veinarde !!! J'ai dû, jadis, en acheter plus de dix exemplaires pour les offrir mais aujourd'hui, il ne m'en reste pas un seul pour moi... Vous nous raconterez sur votre blog...
Quand à Louis-Ferdinand... Il faut que je prenne sur moi pour ne pas publier tout le roman.