mercredi 20 mars 2013

...De l'Éros et des affinités électives...





 Splash.... 
Cliché de Katerina Lomonosov




LIVRE V




   Psyché, dans ces près d'herbe tendre, mollement étendue sur son lit de gazon humide de rosée, s'est remise de son grand émoi et, doucement, s'est endormie. Après un sommeil suffisant pour réparer ses forces, elle se relève, l'âme apaisée. Elle voit un bois planté d'arbres élancés et touffus, elle voit une source dont l'onde a la transparence du cristal. Au milieu du bois, près de l'endroit où tombe la source, est une demeure royale, bâtie non de main d'homme, mais par un art divin. Dès l'entrée, vous n'en saurez douter : c'est de quelque dieu que vous avez devant vous la luxueuse et plaisante résidence. Les plafonds, aux lambris de thuya et d'ivoire sculptés avec art, sont soutenus par des colonnes en or ; les parois, revêtues toutes d'argent ciselé, offrent aux regards, dès qu'on entre, des bêtes sauvages et d'autres animaux. En vérité, c'est un homme merveilleux, que dis-je ? Un demi-dieu, un dieu, celui dont l'art subtil a de la vie de cette faune animé tout cet argent. Quant aux pavements, des pierres précieuses taillées menu y opposent leurs couleurs en formant des dessins variés. Heureux, certes, deux et trois fois heureux ceux dont les pieds se posent sur des gemmes et sur des perles. Les autres parties de la maison, si loin qu'elles s'étendent en largeur comme en profondeur, sont d'un prix inestimable, et tous les murs, faits de blocs d'or massif, resplendissant de leur propre éclat, au point que la maison se donnerait elle-même sa lumière, même si le soleil lui refusait la sienne : tant les chambres, tant les galeries, tant les bains mêmes sont éblouissants. Les richesses qui remplissent la maison répondent pareillement à sa magnificence : on dirait non sans raison que, pour séjourner parmi les hommes, le grand Jupiter s'est construit là un céleste palais.



 Cliché de  Pierre Taisne



   Attirée par l'agrément de ces lieux, Psyché s'est approchée ; elle s'enhardit à franchir le seuil et, séduite bientôt par l'intérêt d'un si beau spectacle, elle examine tout en détail. De l'autre côté du palais, elle aperçoit des magasins d'une architecture grandiose, où s'entassent des trésors royaux. Rien n'existe, qui ne se trouve pas là. Mais plus que ces immenses richesses, si étonnantes soient-elles, ce qui surtout tient du prodige, c'est que ni chaîne, ni fermeture, ni gardien ne défend ce trésor venu du monde entier. Psyché contemple tout, au comble du plaisir, quand vient à elle une voix dépouillée de son corps : « Pourquoi, ma dame », lui dit-elle, « pourquoi cette stupeur à la vue de tant d'opulence ? Tout ceci t'appartient. Entre donc dans la chambre, repose sur le lit tes membres fatigués et, quand il te plaira, commande un bain. Nous, dont tu entends la voix, nous sommes tes servantes, qui nous empresserons d'exécuter tes ordres, et le soin de ta personne achevé, un festin royal t'est destiné, qui ne se fera pas attendre. »

   Psyché a reconnu dans cette félicité l'effet d'une providence divine. Docile aux avis de la voix incorporelle, elle dissipe sa fatigue par un somme suivi d'un bain ; puis soudain elle découvre près d'elle un lit surélevé en forme de demi-cercle ; les apprêts d'un repas lui donnent à penser qu'il est mis là pour elle, afin qu'elle se restaure, et, de bon cœur, elle prend place. Aussitôt des vins semblables à du nectar et des plateaux chargés d'une abondance de mets variés sont placés devant elle, sans personne pour faire le service, et poussés seulement par un souffle. Elle ne distinguait cependant aucun être, elle ne faisait qu'entendre des paroles tombant de quelque part et n'avait que les voix pour servantes. Après un copieux festin, il entra quelqu'un qui chanta, sans se laisser voir ; un autre joua d'une cithare qui, de même que lui, resta invisible. Puis un morceau d'ensemble, exécuté par un grand nombre de voix, parvint à ses oreilles, en révélant, bien qu'aucun humain ne parût, la présence d'un chœur.


 Cliché de Carsten Witte


   Ces plaisirs terminés, Psyché, à l'invite du soir, s'alla coucher. La nuit était déjà avancée, quand un léger bruit vint frapper son oreille. Tremblante alors, si seule, pour sa virginité, elle a peur, elle frisonne, et plus qu'aucun malheur, elle redoute ce qu'elle ignore. Et voilà déjà près d'elle le mari inconnu : il est monté dans le lit, a fait de Psyché sa femme et, avant le lever du jour, est reparti en hâte. Aussitôt les voix, aux aguets près de la chambre, donnent leurs soins à la nouvelle épouse dont vient d'être perdue la virginité. Les choses allèrent ainsi pendant un certain temps. Comme l'a voulu la nature, à la nouveauté du plaisir l'habitude ajoutait pour Psyché une douceur de plus, et le son de la voix mystérieuse consolait son abandon.

   Cependant ses parents vieillissaient, consumés sans relâche par le deuil et l'affliction. Et le bruit de l'aventure s'étant répandu au loin, les sœurs aînées avaient tout appris. Sur-le-champ, dans la tristesse et la désolation, elles avaient abandonné leur foyer et, rivalisant d'empressement, s'étaient rendues auprès de leurs parents pour les voir, leur porter des paroles d'affection.

   Cette nuit-là, le mari, s'adressant à sa Psyché (car à défaut des yeux, les mains pouvaient le toucher et les oreilles l'entendre le plus distinctement du monde) : « Psyché si douce », lui dit-il, « mon épouse aimée, la Fortune, dans sa rigueur accrue, te menace d'un danger mortel ; veille et tiens-toi soigneusement sur tes gardes, voilà mon avis. Tes sœurs, qui te croient morte, dans leur émoi cherchent ta trace et parviendront bientôt au rocher que tu sais. Si, par hasard, tu perçois, venant d'elles, quelques lamentations, ne réponds rien, ne regarde même pas dans leur direction, sous peine d'être cause pour moi d'une grande douleur, pour toi, de la pire des catastrophes. »


  

 I Want To Hold You Close
Cliché de Armindo Dias



   Psyché consent. Elle s'engage à faire la volonté de son mari. Mais quand, avec la nuit, celui-ci a disparu, tout le jour, la pauvrette le passe dans les larmes et dans les pleurs, répétant que c'est bien à cette heure que sa vie est finie, si, dans l'opulente prison qui la tient enfermée, elle est privée de tout commerce, de tout entretien avec les êtres humains ; si, quand ses propres sœurs s'affligent à son sujet, elle ne peut ni leur venir en aide, ni les réconforter, ni même d'aucune manière les voir. Et, sans prendre pour se refaire ni bain, ni nourriture, ni rien de ce qui rend des forces, c'est en pleurant abondamment, qu'elle se retire pour dormir.

   L'instant d'après, un peu plus tôt que d'habitude, son mari se couche à ses côtés, la prend entre ses bras encore baignée de larmes, et la gronde en lui disant : « Est-ce là ce que tu me promettais, ma Psyché ? Qu'attendre désormais de toi, moi ton mari, ou qu'espérer ? Durant le jour, durant la nuit, et jusque dans les bras de ton époux, tu ne cesses pas de te torturer. Va donc, fais ce que tu voudras, et contente pour ton malheur les exigences de ton cœur. Qu'il te souvienne toutefois de mes sérieux avertissements, lorsque, trop tard, viendra le repentir. »

   Alors, à force de prières et en menaçant de mourir, elle arrache à son mari la permission tant désirée de voir ses sœurs, d'apaiser leur deuil, de s'entretenir avec elles. Et non content de céder de la sorte aux instances de sa nouvelle épouse, il lui accorde, en outre, tout l'or, tous les colliers dont elle voudra leur faire cadeau. Mais il lui recommande avec insistance, et de manière à l'effrayer, de ne chercher jamais, si ses sœurs lui en donnent le pernicieux conseil, à connaître la figure de son mari : curiosité sacrilège qui, du faîte du bonheur, la jetterait dans la perdition et la priverait pour toujours de ses embrassements. Psyché rend grâces à son mari, et déjà plus joyeuse : « Ah ! » dit-elle, « plutôt cent fois mourir que de ne plus goûter la douceur de notre union. Car je t'aime à la folie et je te chéris, qui que tu sois, à l'égal de ma vie ; non, Cupidon lui-même ne t'est pas comparable. Toutefois, à mes prières, je t'en supplie, accorde encore ceci : ordonne à Zéphyr, ton serviteur, de transporter mes sœurs par la même voie que moi et de me les amener ici. » Et tout en le couvrant de baisers séducteurs, en l'enivrant de tendres paroles, en l'enlaçant irrésistiblement, elle ajoute à ses caresses des noms comme « mon chéri, mon mari, douce âme de ta Psyché. » La force et le pouvoir des mots d'amour murmurés à voix basse triomphèrent du mari, qui, cédant à regret, promit tout ce qu'on voulut. Du reste, le jour approchait, et il s'évanouit d'entre les bras de sa femme.


 When My Arms Wrap You Around
Cliché de Armindo Dias



   Cependant, les deux sœurs, ayant su quel était le rocher et l'endroit où Psyché avait été abandonnée, s'y rendent en hâte. Et là, elles noyaient leurs yeux de larmes, se frappaient la poitrine, faisaient tant que de leurs hurlements répétés les pierres et les rochers renvoyaient l'écho. Et comme elles appelaient maintenant par son nom leur malheureuse sœur, au bruit perçant de ses plaintes stridentes qui descendaient la montagne, Psyché, éperdue et tremblante, s'élance enfin hors de la maison : « Pourquoi », dit-elle, « vous exterminer sans raison par de déchirantes lamentations ? Celle qui cause votre deuil, la voici devant vous. Mettez un terme à vos gémissements funèbres, séchez enfin ces joues longtemps arrosées de larmes, puisque celle que vous pleuriez, vous la pouvez maintenant embrasser. »

   Elle appelle alors Zéphyr et lui rappelle l'ordre de son mari. Aussitôt, docile au commandement, il les enlève d'un souffle plein de douceur et, sans encombre, les porte à destination. Les voilà toutes maintenant qui s'embrassent, échangent d'impatients baisers, goûtent la douceur d'être ensemble ; et les larmes apaisées reviennent à l'appel de la joie. « Mais voici », dit Psyché, « mon toit et mon foyer : plus de chagrin, entrez, et que vos cœurs se remettent de leur affliction en compagnie de votre Psyché. »



 Reflection...
Cliché de Katerina Lomonosov


   Leur parlant de la sorte, elle leur montre les immenses richesses de la maison d'or, leur fait entendre le peuple de voix qui la sert, leur offre pour se restaurer, après un bain luxueux, les copieux raffinements d'une table faite pour les immortels. Si bien qu'une fois rassasiées de cette profusion de richesses vraiment célestes, elles commencèrent au fond de leur âme à nourrir des pensées d'envie. Et l'une d'elles en vint à poser, avec une insistance indiscrète, les questions les plus précises : ces célestes merveilles, quel en était le maître ? et elle, qui était ou qu'était son mari ? Mais Psyché n'enfreint d'aucune manière les prescriptions conjugales ni ne les bannit du secret de son cœur. Elle invente sur l'heure que c'est un beau jeune homme, dont un duvet de barbe ombrage depuis peu les joues, et le plus souvent occupé à chasser dans les champs et dans les montagnes. Puis craignant, si la conversation se prolonge, de laisser échapper par inadvertance ce qu'elle a résolu de taire, elle les charge d'or ouvragé et de colliers de pierres précieuses ; après quoi, sans plus attendre, elle appelle Zéphyr et les lui confie à remporter.

   Ce qui fut fait à l'instant. Nos charmantes sœurs, en rentrant au logis, de plus en plus dévorées par le fiel brûlant de l'envie, causaient entre elles avec une bruyante animation. L'une, enfin, s'exprime en ces termes : « Voilà bien, ô fortune, ton aveuglement, ta cruauté et ton injustice. Ainsi, tu as trouvé bon que, filles d'un même père et d'une même mère, nous eussions en partage un sort si différent ? Nous qui sommes les aînées, livrées en mariage à des étrangers pour être leurs servantes, bannies du foyer domestique et de notre patrie même, nous menons loin de nos parents une vie d'exilées ; elle, la dernière venue, fruit tardif d'une fécondité qu'elle a tarie, possède d'immenses richesses avec un dieu pour époux, et elle ne sait même pas user comme il faut de cette abondance de biens. Tu l'as vu, ma sœur : que de colliers, et de quel prix, traînant dans la maison ! et ces étoffes éclatantes, ces étincelantes pierreries, sans parler de cet or sur lequel on marche partout. Si le mari qu'elle possède est aussi beau qu'elle le prétend, il n'est pas aujourd'hui dans le monde entier de mortelle plus heureuse. Et qui sait même si, avec les progrès de l'intimité et la force croissante de l'amour, le dieu son époux n'ira pas jusqu'à en faire une déesse ? Oui, c'est ainsi, son air, son attitude le disaient. Dès maintenant, elle vise plus haut, et tout respire la déesse dans la femme qui a des voix pour servantes et qui commande même aux vents. Tandis que moi, pour mon malheur, le sort m'a donné un mari plus âgé d'abord que mon père, plus chauve ensuite qu'une citrouille, un nain plus chétif qu'un enfant, et qui tient toute sa maison sous garde, derrière des verrous et des chaînes. »

   L'autre reprend : « Et moi, donc ! Perclus, tordu de rhumatismes, et ne rendant pour cette raison que de rares hommages à mes charmes, voilà le mari que j'endure. Ses doigts déformés et durcis comme pierre, continuellement je les frictionne ; des compresses puantes, des linges sordides, de fétides cataplasmes brûlent ces mains délicates ; ce n'est pas d'une épouse dévouée que j'ai l'air, c'est d'une garde-malade que je tiens le pénible emploi. Pour toi, ma sœur, on voit avec quelle patience, ou plutôt, pour m'exprimer avec franchise, quelle servilité tu supportes tout cela. Mais moi je ne saurais souffrir davantage la vue d'une telle félicité échue à une indigne. Souviens-t'en, en effet : quelle morgue, quelle arrogance dans sa conduite à notre égard ! Dans l'insolent étalage de son faste, comme elle a laissé paraître l'orgueil qui gonfle son cœur. Et de toutes ces richesses, elle nous a jeté quelques miettes, à regret ; puis aussitôt, importunée de notre présence, elle nous a fait mettre à la porte, balayer par le souffle du vent, chasser sous ses sifflements. Je veux n'être pas femme et ne respirer point, si je ne la précipite d'une si haute fortune. Si toi aussi, comme il est légitime, tu ressens la blessure de notre affront, cherchons à nous deux un plan de conduite énergique. Et d'abord, de ce que nous rapportons, ne montrons rien à nos parents ni à qui que ce soit ; ignorons même si seulement elle est en vie. C'est assez d'avoir vu nous-mêmes ce que nous voudrions n'avoir point vu, sans aller encore auprès des auteurs de nos jours et par le monde entier en trompeter l'heureuse nouvelle. Car ils ne sont pas heureux, ceux dont personne ne connaît les richesses. Elle apprendra qu'elle a en nous non des servantes, mais des sœurs aînées. Pour le moment, retournons auprès de nos maris, allons revoir nos pauvres lares, où règne du moins la frugalité ; prenons notre temps, réfléchissons, et mettons-nous en mesure de revenir plus fortes pour châtier l'orgueil. »

   Les deux perfides s'accordent à trouver bon ce perfide dessein. Elles cachent tous leurs précieux cadeaux et, s'arrachant les cheveux, se déchirant les joues - traitement bien mérité -, elles recommencent hypocritement à verser des pleurs. Elles ravivent ainsi du même coup la douleur de leurs parents, qu'elles laissent, sans s'attarder, regagnant en hâte leurs demeures, gonflées de folle rage, pour machiner une ruse infernale, que dis-je ? Un attentat impie contre une sœur innocente.


 paradise is here
Cliché de alfred weissenegger


   Cependant Psyché reçoit de son mari inconnu, durant leurs entretiens nocturnes, de nouveaux avertissements. « Vois-tu bien », lui dit-il, « quel péril te menace ? La Fortune te fait à distance une guerre d'escarmouches : si tu ne te tiens fortement sur tes gardes, elle engagera bientôt le combat corps à corps. De perfides femelles font tous leurs efforts pour te tendre un piège abominable et te persuader - car c'est tout ce qu'elles veulent - de chercher à connaître mon visage ; or, ce visage, je t'en ai souvent prévenue, si tu le vois, tu ne le verras plus. Si donc à l'avenir ces détestables lamies viennent ici, comme je sais qu'elles viendront, armées de coupables desseins, refuse-toi à toute conversation ; ou si c'est plus que n'en peut supporter ta candeur naturelle et ta tendresse de cœur, sur ton mari du moins n'écoute rien, ne réponds rien. Car notre famille va s'accroître, et ce sein, hier encore celui d'une enfant, nous réserve un enfant à son tour, divin si tu sais te taire et garder nos secrets, mortel si tu les profanes. »

   À cette nouvelle, Psyché fut épanouie de bonheur, battant des mains de contentement à la pensée d'une descendance divine, se grisant du glorieux espoir de ce gage promis, se réjouissant de la dignité du titre de mère. Elle compte anxieusement les jours qui s'accumulent et les mois qui s'enfuient, et, porteuse novice d'un fardeau inconnu, elle s'émerveille que, d'une légère piqûre, son ventre ait pris un si riche embonpoint. Mais déjà ces pestes, ces horribles furies, exhalant leur venin de vipère et animées d'une hâte impie, traversaient la mer. Alors, une fois de plus, l'intermittent mari avertit sa Psyché : « Le dernier jour », dit-il, « et le terme fatal sont là : un adversaire qui est de ton sexe, un ennemi qui est de ton sang, a déjà pris les armes, levé le camp, aligné ses troupes, sonné le signal du combat ; déjà tes criminelles sœurs ont tiré le glaive et s'apprêtent à le plonger dans ta gorge. Ah ! quels désastres fondent sur nous, ma si douce Psyché. Aie pitié de toi et de nous ; par une scrupuleuse discipline, délivre notre maison, délivre ton mari et toi-même et ce petit être qui nous appartient de la catastrophe qui nous menace. Et ces scélérates, qu'une haine homicide, que les liens du sang foulés aux pieds ne te permettent plus d'appeler tes sœurs, évite de les voir, de les entendre, quand, telles des Sirènes, penchées au sommet du rocher, elles feront retentir les pierres de leurs funestes appels. »



 Cliché de Jim Phelps


   Psyché répondit d'une voix entrecoupée de sanglots et de larmes : « Depuis longtemps, ce me semble, tu as pu te rendre compte de ma conscience et de ma discrétion ; tu n'apprécieras pas moins à présent ma fermeté de caractère. Ordonne seulement une fois de plus à notre serviteur Zéphyr de s'acquitter de son office, et, à défaut du visage sacré dont ta contemplation m'est refusée, rends-moi du moins la vue de mes sœurs. Par cette chevelure parfumée répandue tout autour de ton front, par ces tendres joues arrondies qui ressemblent aux miennes, par cette poitrine où brûle une flamme secrète, par le désir que j'ai de connaître ta face au moins dans cette petite créature, je t'en conjure, accorde aux prières pieuses d'une suppliante dans l'angoisse la douceur d'un embrassement fraternel, et rends la vie avec la joie à ta Psyché qui n'existe que pour toi. De ton visage, désormais, je ne demande plus à rien savoir ; les ténèbres même de la nuit n'ont plus d'ombre pour moi ; je te tiens, toi, ma lumière. »

   Les deux sœurs, couple fraternel conjuré et ligué, sans même rendre visite à leurs parents, vont droit du navire au rocher en précipitant leur course et, sans attendre la présence de leur porteur, le vent, avec une folle témérité, elles se lancent dans le vide. Zéphyr, fidèle au commandement de son seigneur, les reçut, bien qu'à contrecœur, au sein des brises aériennes et les déposa sur le sol. Elles, sans perdre un moment, d'un pas pressé, entrent dans la maison, embrassent leur proie, dont par mensonge elles se disent les sœurs et, couvrant d'un visage avenant le trésor de perfidie qui se cache au fond de leur cœur, elles lui tiennent des propos flatteurs : « Eh bien ! Psyché, tu n'es plus la petite fille de naguère, et te voilà mère à ton tour. Dis, que nous portes-tu de beau dans cette petite besace ? De quelle joie tu vas égayer toute notre maison ! Quel bonheur pour nous, quelle allégresse, de servir de nourrices à cet enfant merveilleux. Si la beauté, comme on s'y doit attendre, répond à celle de ses parents, c'est un vrai Cupidon que nous allons voir naître. »

   Ainsi, par de faux-semblants d'affection, elles s'emparent insensiblement de l'esprit de leur sœur. Vite, elle leur offre des sièges pour se remettre de la fatigue du voyage, les tièdes fontaines d'un bain pour se détendre et, les mettant à table, le merveilleux régal de ses mets délicieux et de ses viandes de choix. Elle donne un ordre, et la cithare retentit ; un autre, et les flûtes résonnent ; un autre encore, et des chants s'élèvent en chœur. Et toutes ces suaves mélodies, sans que personne se montrât, charmaient l'esprit de qui les entendait.

   Mais même à ces accents doux comme le miel ne s'adoucit ni ne s'apaise la méchanceté de nos deux scélérates. Pensant toujours au piège conçu par leur malice, elles engagent la conversation dans ce sens, interrogent leur sœur sans faire semblant de rien, lui demandent ce qu'est son mari, dans quelle famille il est né, de quel milieu il est sorti. Psyché, dans son extrême simplicité, oublie ce qu'elle a dit auparavant et forge un nouveau conte : son mari, dit-elle, est d'une province voisine ; il a de grandes affaires financières ; il est dans la maturité de l'âge et sa tête est semée de quelques cheveux blancs. Puis, coupant court à cet entretien, elle les charge à nouveau de somptueux présents et les remet aux soins du convoyeur aérien.


 dark light
Cliché de alfred weissenegger



   Ramenées donc à travers les airs par le souffle tranquille de Zéphyr, elles retournent dans leurs demeurent et se parlent ainsi l'une à l'autre : « Que dire, ma sœur, du monstrueux mensonge de cette impertinente ? Hier, c'était d'un adolescent dont le menton se revêtait de la fleur d'un duvet récent ; aujourd'hui, c'est un homme d'âge moyen dont la chevelure s'éclaire de reflets argentés. Quel est-il, celui qu'un court espace de temps a soudain métamorphosé en vieillard ? La seule explication, ma sœur, c'est ou que la misérable invente des mensonges, ou qu'elle ignore comment est fait son mari. De l'un ou de l'autre, quel que soit le vrai, il la faut déloger au plus tôt de cette prospérité qui est la sienne. Si elle ne connaît pas la figure de son mari, c'est sûrement un dieu qu'elle a épousé, un dieu que nous promet sa grossesse. Ah ! si, ce qu'au ciel ne plaise, elle passe pour la mère d'un enfant divin, du coup je me pends à un nœud de corde. En attendant, retournons auprès de nos parents et, comme suite à cet entretien, ourdissons quelque ruse qui y soit assortie. »

   Enflammées de la sorte, elles saluent leurs parents du bout des lèvres ; puis, après les veilles agitées de leur nuit, dès le matin, ne se possédant plus, elles volent au rocher, de là volent promptement jusqu'en bas, grâce à l'aide accoutumée du vent, et se pressant les paupières pour faire sortir quelques larmes, elles tiennent à la jeune femme ce langage plein d'astuce : « Tu es heureuse, toi, tu te reposes, insoucieuse du danger qui te menace, dans la félicité que t'assure l'ignorance même de ton malheur. Nous, cependant, qui montons une garde vigilante autour de tes intérêts, nous sommes cruellement tourmentées de tes infortunes. Car, nous l'avons appris de source sûre et nous ne pouvons te le cacher, associées comme nous le sommes à ta peine et à ton épreuve : un horrible serpent, un reptile aux replis tortueux, au cou gonflé d'une bave sanglante, d'un venin redoutable, à la gueule profonde et béante : voilà celui qui furtivement la nuit repose à tes côtés. Or, rappelle-toi l'oracle du dieu de Delphes, et le monstre farouche que sa voix prophétique t'assignait pour époux. Nombreux sont les cultivateurs, les chasseurs des environs, les habitants du voisinage, qui l'ont vu revenant le soir de la pâture et nageant dans les eaux du fleuve le plus proche. Et ce n'est plus pour longtemps, à ce qu'affirme chacun, qu'empressé à te servir, il te nourrit grassement des mets les plus flatteurs ; mais, sitôt que le fruit qui mûrit dans ton sein ayant atteint son terme, tu seras devenue chère plus profitable, il te dévorera. À toi maintenant de juger si tu veux écouter des sœurs qui tremblent pour ta précieuse existence, échapper à la mort et vivre avec nous sans crainte du danger, ou avoir pour tombeau les entrailles d'une bête cruelle. Si la solitude d'une campagne habitée par des voix, si un amour clandestin, la répugnante intimité de nuits pleines de périls et les embrassements d'un serpent venimeux ont pour toi des attraits, nous du moins, en sœurs pieuses, nous aurons fait notre devoir. »


 Cliché de Jim Phelps


   À ces sinistres paroles, la malheureuse enfant, dans la simplicité de sa tendre âme naïve, est saisie d'épouvante. Égarée, hors d'elle-même, elle a perdu la mémoire des avertissements de son mari, de ses propres promesses, et s'est précipitée dans un abîme de calamités. Tremblante, exsangue, livide, elle articule à peine, et d'une voix éteinte, des mots entrecoupés, disant :

   « Vous ne faites, mes sœurs chéries, que rester fidèles, comme il convenait, aux devoirs de la piété fraternelle ; et quant à ceux qui vous affirment ces choses, ils ne me paraissent pas inventer de mensonges. Car jamais je n'ai vu le visage de mon mari et je ne sais même pas d'où il vient. La nuit seulement, et saisissant à peine le son de sa voix, je subis l'approche d'un époux dont la condition m'échappe et qui fuit la lumière. Oui, vous dites vrai, c'est quelque bête, et j'ai tout lieu de penser comme vous. Il ne cesse de me faire peur de sa vue, et me menace des pires châtiments si j'ai la curiosité de connaître ses traits. Si maintenant vous pouvez apporter une aide salutaire à votre sœur en danger, c'est le moment de venir à son secours ; agir autrement serait détruire par votre indifférence présente le bienfait de votre prévoyance première. »

   Trouvant dès lors les portes grandes ouvertes et l'âme de leur sœur livrée à découvert, les scélérates, sans plus dissimuler ni recourir aux engins camouflés, tirent le glaive de la fourberie et s'emparent des pensées affolées de la candide enfant. L'une, enfin, lui tient ce langage : « Les liens du sang écartent de nos yeux, quand il s'agit de ta sécurité, jusqu'à l'image du danger ; nous t'indiquerons donc, après de longues, très longues réflexions, quelle est la voie qui seule conduit au salut. Prends un rasoir bien aiguisé, repasse-le pour le polir et en aviver le tranchant sur la paume de ta main et, sans être vue, cache-le dans le lit à la place où tu couches d'ordinaire. Prends une lampe maniable, bien garnie d'huile, qui jette un vif éclat ; mets la sous le couvert de quelque marmite ; entoure tous ces préparatifs d'un secret impénétrable. Quand, traînant jusqu'ici sa marche onduleuse de reptile, il sera monté dans le lit suivant son habitude ; quand il s'y sera étendu et que, terrassé par le premier sommeil, tu connaîtras à sa respiration qu'il dort profondément, alors laisse-toi glisser du lit ; déchaussée, sur la pointe des pieds, doucement et à petits pas, va délivrer la lampe de sa ténébreuse prison ; prends conseil de sa lumière pour saisir l'instant favorable à ton glorieux exploit et, sans plus hésiter, lève d'abord le bras droit, puis, de toutes tes forces et d'un coup vigoureux de l'arme à deux tranchants, coupe le nœud qui relie à la nuque la tête du serpent malfaisant. Notre assistance, d'ailleurs, ne te fera pas défaut. Sitôt que par sa mort tu auras assuré ton salut, aux aguets, nous serons prêtes et nous nous hâterons d'emporter, en t'emmenant toi-même, tout ce que tu as ici, et nous t'unirons, par un hymen digne de tes vœux, créature humaine, à un être humain. »

   Ces paroles portent le feu dans la chair déjà brûlante de leur sœur, qu'elles s'empressent d'abandonner, redoutant personnellement par-dessus tout la proximité même de la tragique aventure. Déposées comme d'habitude par les ailes du vent au sommet du rocher, elles se dérobent par une fuite rapide, montent sur leurs navires et disparaissent.


 femina arcana
Cliché de alfred weissenegger


   Cependant, Psyché, laissée seule - que dis-je, seule ? elle ne l'est pas, les Furies la harcèlent - est agitée par le chagrin comme une mer aux flots bouillonnants. Si arrêté que soit son dessein et affermie sa résolution, au moment d'exécuter son crime, elle hésite encore et chancelle et se sent partagée entre les émotions contraires que provoque en elle la détresse : l'impatience, l'indécision, l'audace, l'inquiétude, la défiance, la colère, et pour tout dire enfin, dans le même être elle hait le monstre, elle aime le mari. Mais quand le soir ramène les ténèbres, elle précipite les apprêts de l'odieux forfait. La nuit était là ; le mari était là, et après les premières passes d'armes de l'amour, était tombé dans un profond sommeil. Alors Psyché, faible par nature et de corps et d'âme, mais soutenue par la cruelle volonté du destin, raffermit ses forces, va chercher la lampe, saisit le rasoir : la faiblesse de son sexe se mue en audace.

   Mais sitôt que la lumière a éclairé le secret du lit, elle voit de toutes les bêtes sauvages le monstre le plus aimable et le plus doux, Cupidon en personne, le dieu gracieux, qui gracieusement repose. A cette vue, la flamme même de la lampe s'aviva joyeusement et le rasoir maudit son tranchant sacrilège. Quant à Psyché, un tel spectacle l'avait anéantie et ravie à elle-même. Les traits livides, décomposés, défaillante et tremblante, elle se laissa tomber à genoux et cherche à cacher le fer, mais dans son propre sein ; et elle l'eût fait à n'en douter, si l'arme, par crainte d'un tel attentat, n'avait glissé de ses mains téméraires et ne lui avait échappé. Mais bientôt, tout épuisée, tout expirante qu'elle est, à force de contempler la beauté du divin visage, elle reprend ses esprits. Elle voit une tête dorée, une noble chevelure inondée d'ambroisie ; sur un cou de neige et des joues vermeilles errent des boucles harmonieusement entremêlées, qui retombent les unes en avant, les autres en arrière, et si vif était l'éclat dont elles rayonnaient qu'il faisait vaciller la lumière même de la lampe. Aux épaules du dieu ailé, des plumes étincellent de blancheur, telles des fleurs humides de rosée, et sur les bords de ses ailes, bien qu'elles soient au repos, un tendre et délicat duvet se joue, agité sans trêve d'un frémissement capricieux. Le reste de son corps était lisse et lumineux et tel que Vénus n'avait pas à regretter de l'avoir mis au monde. Aux pieds du lit reposaient l'arc, le carquois et les flèches, traits propices du puissant dieu.


 Cliché de Yanko Tsvetkov


   Psyché ne peut pas se rassasier, dans sa curiosité, d'examiner, de manier. Elle admire les armes de son mari, tire une flèche du carquois, en essaie la pointe sur son pouce, d'un doigt qui tremble encore appuie un peu plus fort, se pique assez avant pour qu'à la surface de la peau perlent quelques gouttelettes d'un sang rosé. C'est ainsi que, sans le savoir, Psyché se prend elle-même à l'amour de l'Amour. Le désir brûle en elle, de plus en plus ardent, de l'Auteur des désirs : elle se penche sur lui, haletante d'envie, le dévore avidement de larges baisers passionnés, tout en craignant d'abréger son sommeil. Mais, tandis que, le cœur défaillant, elle s'abandonne, irrésolue, à cet émoi plein de délice, la lampe, soit basse perfidie et malice jalousie, soit impatience, elle aussi, de toucher et comme de baiser ce beau corps, laissa tomber de sa mèche lumineuse une goutte d'huile bouillante sur l'épaule droite du dieu. Ah ! lampe audacieuse et téméraire, servante infidèle de l'amour ! Brûler le maître même du feu, quand c'est un amant, souviens-t'en, qui, pour posséder plus longtemps et jusque dans la nuit l'objet de ses désirs, t'a inventée le premier. Le dieu, sous la brûlure, bondit, et quand il vit sa foi trahie et souillée, il s'arracha aux baisers et aux embrassements de sa malheureuse épouse et s'envola sans mot dire.



 Cliché de Aubrey



   Mais Psyché, dans l'instant même où il se relevait, avait des deux mains saisi sa jambe droite ; compagne lamentable de son ascension aérienne, suspendue à son vol vers les régions des nuages, elle s'obstine à le suivre ; puis, enfin, épuisée, elle se laisse glisser à terre.

   Son amant divin ne l'abandonna pas gisante sur le sol ; il alla se poser sur un cyprès voisin et, de la haute cime de l'arbre, profondément ému, il lui adresse ces mots :

   « Oui, je l'avoue, trop crédule Psyché, j'ai oublié les ordres de ma mère Vénus, qui te voulait captive d'une impérieuse passion pour le dernier des misérables et condamnée à une abjecte union, et c'est moi qui ai volé vers toi pour être ton amant. C'était, je ne l'ignore pas, agir à la légère. L'archer célèbre s'est percé de ses propres flèches. J'ai fait de toi ma femme, afin, apparemment, que tu me prisses pour une bête monstrueuse et que ta main tranchât avec le fer une tête où tu vois des yeux qui t'adorent. Contre ce qui est arrivé, t'ai-je assez souvent mise en garde ? Ne te répétais-je pas, avec bonté, mes avertissements ? Mais tes vertueuses conseillères ne tarderons pas à recevoir de moi le prix de leurs pernicieuses leçons. Quant à toi, ma fuite sera ta seule punition. » En achevant ces mots, il s'envola dans les airs et disparut.

   Cependant, Psyché, prosternée à terre, suivait des yeux, aussi loin que portait sa vue, le vol de son mari, en meurtrissant son cœur de lamentations désespérées. Mais après qu'emporté par l'aviron des ailes, son mari fut perdu pour elle dans les hauteurs de l'espace, elle s'alla jeter la tête la première du bord du fleuve le plus proche. Mais le fleuve indulgent, par respect sans doute pour le dieu qui enflamme jusqu'aux ondes, et craignant pour lui-même, la prit aussitôt dans un remous sans lui faire aucun mal et la déposa sur la rive de gazon fleuri.

   Il se trouva qu'à ce moment, Pan, le dieu campagnard, était assis sur le haut de la berge ; il tenait embrassée Écho, déesse des montagnes, et lui enseignait à répéter les airs les plus variés. Non loin de l'eau, ses chèvres, çà et là, paissent en folâtrant et broutent le feuillage au long de la rivière. Le dieu aux pieds de bouc, apercevant Psyché pitoyable de défaite, et d'ailleurs n'ignorant pas son aventure, l'appelle à lui avec bonté et cherche à l'apaiser par de douces paroles : « Ma belle enfant, je ne suis qu'un campagnard et un gardeur de bêtes, mais l'âge et la vieillesse m'ont fait riche d'expérience. Si mes conjectures sont justes - et des gens assurément bien informés appellent cela divination -, cette démarche incertaine et trébuchante, cette pâleur extrême, ces soupirs continuels, et surtout ces yeux noyés de douleur indiquent qu'un grand amour est ce qui cause ta peine. Écoute-moi donc : renonce à te précipiter ou à te faire périr d'aucune autre manière. Cesse de t'attrister et quitte ton chagrin, vénère plutôt par tes prières Cupidon, le plus grand des dieux, et mérite par de tendres hommages la faveur de l'adolescent qu'il est, raffiné et voluptueux. »


 Cliché de Yanko Tsvetkov


   Ainsi parla le dieu pasteur. Psyché, pour toute réponse, adore sa puissance salutaire et poursuit sa route. Elle avait erré quelques temps, avançant avec peine, quand, vers la chute du jour, elle parvint sans le savoir, par un certain chemin, à une ville où régnait le mari d'une de ses sœurs. L'ayant appris, Psyché demande qu'on annonce à celle-ci sa présence ; on l'introduit, et une fois terminées les salutations réciproques et les effusions mutuelles, sa sœur lui demande la cause de sa venue. Psyché commence ainsi : « Tu te rappelles le conseil que vous m'aviez donné : ce monstre, qui, sous le nom trompeur de mari, passait la nuit avec moi, vous m'aviez engagé à la faire périr avec une arme à double tranchant, avant qu'il engloutît la pauvre enfant que j'étais dans sa gueule vorace. J'adoptai cet avis. Mais quand la lampe complice me montra son visage, voici que s'offre à mes regards un spectacle merveilleux et vraiment divin : le fils de la déesse Vénus en personne, oui, Cupidon lui-même, qui reposait plongé dans un sommeil paisible. Ravie d'une telle contemplation, j'étais envahie d'un trouble si délicieux que mes sens avaient peine à suffire à cet excès de volupté, quand, par un accident funeste, la lampe éclaboussa son épaule d'une goutte d'huile bouillante. La douleur le tira brusquement du sommeil, et, me voyant armée de la flamme et du fer : « Pour prix », dit-il, « de ce forfait abominable, quitte à l'instant mon lit, prends ce qui t'appartient : ce sera ta sœur - et il prononçait ton nom - que j'épouserai dans toutes les formes. » Puis aussitôt il ordonne à Zéphyr de m'emporter d'un souffle hors des limites de sa maison. »






   Psyché n’avait pas encore fini de parler que l’autre, sous l’aiguillon d’une passion frénétique et d’une maligne jalousie, invente un conte pour donner le change à son mari, et, sous prétexte qu’elle a appris la mort de ses parents, elle s’embarque aussitôt, va droit jusqu’au rocher, et, bien que souffle un autre vent, aveuglée d’un avide espoir : « reçois », dit-elle, « ô Cupidon, une épouse digne de toi ; et toi, Zéphyr, viens prendre et soutiens la souveraine. » Ce disant, elle s’élance et se jette dans le vide. Mais elle ne put, même une fois morte, atteindre l’endroit souhaité. Laissant, de chute en chute, aux saillies du rocher, ses membres dispersés, elle eut la fin qu’elle méritait, et ses chairs en lambeaux restèrent offertes en pâture aux oiseaux de proie et aux fauves.

   Pour la seconde non plus, le châtiment vengeur ne se fit pas attendre. Car, reprenant sa course vagabonde, Psyché parvint en une autre ville, où demeurait cette fois son autre sœur. Celle-ci de même se laissa prendre à la ruse fraternelle : impatiente de supplanter sa sœur par un mariage criminel, elle courut au rocher et fut précipitée dans un semblable trépas.

   Cependant, tandis que Psyché parcourait la terre, toute à la recherche de Cupidon, lui, souffrant de la blessure de la lampe, était couché et gémissait dans la chambre même de sa mère. Alors, l’oiseau au blanc plumage, qui rase, porté par ses ailes, la surface des flots marins, la mouette plonge, rapide, dans le sein profond de l’Océan. Justement, Vénus était là, qui se baignait et qui nageait. L’oiseau se pose auprès d’elle ; il lui rapporte que son fils s’est brûlé ; que sa blessure, qui est grave, le fait beaucoup souffrir ; qu’il est au lit dans un état alarmant ; que, par le monde entier, il court, sur toute la famille de Vénus, des rumeurs et des médisances compromettantes pour sa réputation : « Car on se plaint », lui dit-elle, « que vous ayez disparu, lui pour suivre une créature dans les montagnes, toi pour t’ébattre dans la mer. Et dès lors, adieu la volupté, la grâce, l’enjouement ; partout la négligence, la grossièreté inculte ; plus d’unions conjugales, plus de liens d’amitié, plus d’affections filiales, mais un dérèglement abject et sans mesure, un sordide dégoût de tous rapports sociaux. »



 aphrodite
Cliché de alfred weissenegger



   C’est ainsi que l’oiseau bavard et indiscret caquetait à l’oreille de Vénus et lui déchirait l’honneur de son fils. Mais Vénus, transportée de colère : «Ainsi », s’écria-t-elle soudain, « mon digne fils a déjà une liaison ? Apprends-moi donc, toi qui seule me sers par affection, le nom de celle qui a débauché ce garçon naïf et encore innocent. Est-elle du peuple des Nymphes, ou du nombre de Heures ? Est-elle du chœur des Muses, ou de la troupe des Grâces, mes servantes ? »

   L’oiseau jaseur ne resta pas muet : « Je ne sais », dit-il, « ma dame ; c’est d’une jeune fille, je crois – si j’ai bonne mémoire, on la nomme Psyché – qu’il est éperdument amoureux. »

   Vénus, outrée, s’exclama de plus belle : « Psyché ! Ma rivale en beauté, l’usurpatrice de mon nom ? En vérité, il l’aime ? Le gamin m’aura prise pour une maquerelle, et s’est imaginé que je lui montrais cette fille pour qu’il la connût. »

   En tempêtant de la sorte, elle se hâte de remonter à la surface, va droit à sa chambre d’or et, trouvant son fils malade, comme on le lui avait annoncé, encore sur le pas de la porte, elle crie à tue-tête : « Voilà une honnête conduite, digne de notre race et de ta vertu ! Tu foules aux pieds, pour commencer, les ordres de ta mère, de ta souveraine, qui plus est ! Et, loin d’infliger à mon ennemie les tourments d’un amour ignoble, c’est toi-même, un enfant de ton âge, qui, sans rien respecter, t’unis à elle par des liens trop précoces, apparemment pour m’imposer comme bru mon ennemie. Sans doute te figures-tu, polisson, séducteur, personnage répugnant, que toi seul peux faire souche, et que je ne suis plus en âge de concevoir ? Eh bien ! sache-le, je mettrai au monde un autre fils, bien meilleur que toi ; et même, pour te rendre l’affront plus sensible, j’adopterai l’un de mes petits esclaves domestiques et je lui donnerai ces ailes et cette torche et l’arc avec les flèches, tout cet attirail qui m’appartient et que je ne t’avais pas confié pour cet usage ; car ce n’est pas sur tes biens paternels qu’il t’a rien été octroyé pour cet équipement. Mais tu fus mal appris dès ta première enfance ; tu as les ongles pointus ; que de fois tu as malmené tes aînés sans le moindre respect ! Ta mère elle-même, oui, moi, dis-je, ta mère, tu me déshabilles chaque jour, parricide ; tu m’as souvent battue, tu me méprises, dirait-on, comme une femme délaissée, sans crainte de ton beau-père, ce grand et vaillant guerrier. Et pourquoi non, en effet ? N’as-tu pas l’habitude, pour tourmenter mon cœur d’amante, de lui fournir des filles ? Mais je te ferai repentir de ces jeux et éprouver de ce mariage une cuisante amertume. – Oui, mais bafouée comme je le suis, que faire ? De quel côté me tourner ? Comment mettre à la raison cette petite vipère ? Vais-je demander secours à mon ennemie la Sobriété, que j’ai si souvent blessée par le dévergondage même de ce garçon ? Et dois-je vraiment m’adresser à cette femme grossière et malpropre. J’en ai le frisson. Mais la consolation que donne la vengeance n’est pas à dédaigner, d’où qu’elle vienne. Allons, c’est à elle et nulle autre qu’il faut avoir recours pour châtier vertement ce vaurien, pour vider son carquois, désarmer ses flèches, dénouer son arc, éteindre la flamme de sa torche, bien plus : pour le mater lui-même par des remèdes énergiques. Je ne croirai mon injure expiée que quand elle aura rasé cette chevelure que souvent de mes propres mains j’ai caressée et fait briller comme l’or, rogné ces ailes que sur mon sein j’inondai de nectar. »



 Cliché de Iosif Badalov



   Sur ces mots elle s’élance au dehors, la bile échauffée de colère – une colère de Vénus. Dans le même moment, Cérès et Junon la rejoignent, qui, la voyant le visage tout congestionné, lui demandèrent pourquoi ce farouche froncement de sourcils qui voile l’éclat de ses beaux yeux ? « Vous voilà juste à point », dit-elle, « pour donner à mon cœur brûlant la satisfaction qu’il réclame. N’épargnez rien, je vous en prie, pour découvrir et me ramener cette Psyché fugitive, envolée je ne sais où. Car vous n’ignorez pas sans doute le scandale de ma maison, ni les prouesses de celui qui ne doit plus être appelé mon fils. »

   Elles, qui savaient ce qui s’était passé, essayèrent de calmer le violent courroux de Vénus « Quel crime », lui dirent-elles, « madame, a donc commis ton fils, pour que d’un vouloir inflexible tu contraries ses plaisirs et poursuives même avec passion la perte de celle qu’il aime ? De grâce, est-ce être si coupable que d’aimer sourire à une jolie fille ? Ignores-tu que c’est un homme et qu’il est jeune ? Ou as-tu oublié son âge ? Est-ce parce qu’il porte gentiment ses années qu’il te paraît toujours un enfant ? Tu es mère et de plus femme sensée : vas-tu toujours espionner ses ébats, l’accuser d’inconduite, lui reprocher ses amours et condamner chez un si joli fils tes talents à toi et tes voluptés ? A quel dieu, quel mortel faire admettre que tu répande de désir parmi toutes les créatures, quand, dans ta propre maison, tu imposes aux Amours une amère contrainte et fermes l’école, ouverte à tout venant, du péché de galanterie ? »

   C’est ainsi que, recherchant les bonnes grâces de Cupidon par crainte de ses flèches, les deux déesses plaidaient sa cause et le flattaient absent. Mais Vénus, indignée de voir prendre en plaisanterie les affronts qu’elle a reçus, leur tourne le dos et part de son côté, en reprenant d’un pas rapide le chemin de la mer.

Apulée (IIe siècle après J.C.) ; Les métamorphoses, livres IV-VI ; conte de Psyché
 (À suivre...)




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