LIVRE V
Psyché, dans ces près d'herbe tendre, mollement
étendue sur son lit de gazon humide de rosée, s'est remise de son
grand émoi et, doucement, s'est endormie. Après un sommeil
suffisant pour réparer ses forces, elle se relève, l'âme apaisée.
Elle voit un bois planté d'arbres élancés et touffus, elle voit
une source dont l'onde a la transparence du cristal. Au milieu du
bois, près de l'endroit où tombe la source, est une demeure royale,
bâtie non de main d'homme, mais par un art divin. Dès l'entrée,
vous n'en saurez douter : c'est de quelque dieu que vous avez devant
vous la luxueuse et plaisante résidence. Les plafonds, aux lambris
de thuya et d'ivoire sculptés avec art, sont soutenus par des
colonnes en or ; les parois, revêtues toutes d'argent ciselé,
offrent aux regards, dès qu'on entre, des bêtes sauvages et
d'autres animaux. En vérité, c'est un homme merveilleux, que dis-je
? Un demi-dieu, un dieu, celui dont l'art subtil a de la vie de cette
faune animé tout cet argent. Quant aux pavements, des pierres
précieuses taillées menu y opposent leurs couleurs en formant des
dessins variés. Heureux, certes, deux et trois fois heureux ceux
dont les pieds se posent sur des gemmes et sur des perles. Les autres
parties de la maison, si loin qu'elles s'étendent en largeur comme
en profondeur, sont d'un prix inestimable, et tous les murs, faits de
blocs d'or massif, resplendissant de leur propre éclat, au point que
la maison se donnerait elle-même sa lumière, même si le soleil lui
refusait la sienne : tant les chambres, tant les galeries, tant les
bains mêmes sont éblouissants. Les richesses qui remplissent la
maison répondent pareillement à sa magnificence : on dirait non
sans raison que, pour séjourner parmi les hommes, le grand Jupiter
s'est construit là un céleste palais.
Cliché de Pierre Taisne
Attirée par l'agrément de ces lieux, Psyché s'est
approchée ; elle s'enhardit à franchir le seuil et, séduite
bientôt par l'intérêt d'un si beau spectacle, elle examine tout en
détail. De l'autre côté du palais, elle aperçoit des magasins
d'une architecture grandiose, où s'entassent des trésors royaux.
Rien n'existe, qui ne se trouve pas là. Mais plus que ces immenses
richesses, si étonnantes soient-elles, ce qui surtout tient du
prodige, c'est que ni chaîne, ni fermeture, ni gardien ne défend ce
trésor venu du monde entier. Psyché contemple tout, au comble du
plaisir, quand vient à elle une voix dépouillée de son corps : «
Pourquoi, ma dame », lui dit-elle, « pourquoi cette stupeur à la
vue de tant d'opulence ? Tout ceci t'appartient. Entre donc dans la
chambre, repose sur le lit tes membres fatigués et, quand il te
plaira, commande un bain. Nous, dont tu entends la voix, nous sommes
tes servantes, qui nous empresserons d'exécuter tes ordres, et le
soin de ta personne achevé, un festin royal t'est destiné, qui ne
se fera pas attendre. »
Psyché a reconnu dans cette félicité l'effet
d'une providence divine. Docile aux avis de la voix incorporelle,
elle dissipe sa fatigue par un somme suivi d'un bain ; puis soudain
elle découvre près d'elle un lit surélevé en forme de demi-cercle
; les apprêts d'un repas lui donnent à penser qu'il est mis là
pour elle, afin qu'elle se restaure, et, de bon cœur, elle prend
place. Aussitôt des vins semblables à du nectar et des plateaux
chargés d'une abondance de mets variés sont placés devant elle,
sans personne pour faire le service, et poussés seulement par un
souffle. Elle ne distinguait cependant aucun être, elle ne faisait
qu'entendre des paroles tombant de quelque part et n'avait que les
voix pour servantes. Après un copieux festin, il entra quelqu'un qui
chanta, sans se laisser voir ; un autre joua d'une cithare qui, de
même que lui, resta invisible. Puis un morceau d'ensemble, exécuté
par un grand nombre de voix, parvint à ses oreilles, en révélant,
bien qu'aucun humain ne parût, la présence d'un chœur.
Cliché de
Ces plaisirs terminés, Psyché, à l'invite du
soir, s'alla coucher. La nuit était déjà avancée, quand un léger
bruit vint frapper son oreille. Tremblante alors, si seule, pour sa
virginité, elle a peur, elle frisonne, et plus qu'aucun malheur,
elle redoute ce qu'elle ignore. Et voilà déjà près d'elle le mari
inconnu : il est monté dans le lit, a fait de Psyché sa femme et,
avant le lever du jour, est reparti en hâte. Aussitôt les voix, aux
aguets près de la chambre, donnent leurs soins à la nouvelle épouse
dont vient d'être perdue la virginité. Les choses allèrent ainsi
pendant un certain temps. Comme l'a voulu la nature, à la nouveauté
du plaisir l'habitude ajoutait pour Psyché une douceur de plus, et
le son de la voix mystérieuse consolait son abandon.
Cependant ses parents vieillissaient, consumés sans
relâche par le deuil et l'affliction. Et le bruit de l'aventure
s'étant répandu au loin, les sœurs aînées avaient tout appris.
Sur-le-champ, dans la tristesse et la désolation, elles avaient
abandonné leur foyer et, rivalisant d'empressement, s'étaient
rendues auprès de leurs parents pour les voir, leur porter des
paroles d'affection.
Cette nuit-là, le mari, s'adressant à sa Psyché
(car à défaut des yeux, les mains pouvaient le toucher et les
oreilles l'entendre le plus distinctement du monde) : « Psyché si
douce », lui dit-il, « mon épouse aimée, la Fortune, dans sa
rigueur accrue, te menace d'un danger mortel ; veille et tiens-toi
soigneusement sur tes gardes, voilà mon avis. Tes sœurs, qui te
croient morte, dans leur émoi cherchent ta trace et parviendront
bientôt au rocher que tu sais. Si, par hasard, tu perçois, venant
d'elles, quelques lamentations, ne réponds rien, ne regarde même
pas dans leur direction, sous peine d'être cause pour moi d'une
grande douleur, pour toi, de la pire des catastrophes. »
Psyché consent. Elle s'engage à faire la volonté
de son mari. Mais quand, avec la nuit, celui-ci a disparu, tout le
jour, la pauvrette le passe dans les larmes et dans les pleurs,
répétant que c'est bien à cette heure que sa vie est finie, si,
dans l'opulente prison qui la tient enfermée, elle est privée de
tout commerce, de tout entretien avec les êtres humains ; si, quand
ses propres sœurs s'affligent à son sujet, elle ne peut ni leur
venir en aide, ni les réconforter, ni même d'aucune manière les
voir. Et, sans prendre pour se refaire ni bain, ni nourriture, ni
rien de ce qui rend des forces, c'est en pleurant abondamment,
qu'elle se retire pour dormir.
L'instant d'après, un peu plus tôt que d'habitude,
son mari se couche à ses côtés, la prend entre ses bras encore
baignée de larmes, et la gronde en lui disant : « Est-ce là ce que
tu me promettais, ma Psyché ? Qu'attendre désormais de toi, moi ton
mari, ou qu'espérer ? Durant le jour, durant la nuit, et jusque dans
les bras de ton époux, tu ne cesses pas de te torturer. Va donc,
fais ce que tu voudras, et contente pour ton malheur les exigences de
ton cœur. Qu'il te souvienne toutefois de mes sérieux
avertissements, lorsque, trop tard, viendra le repentir. »
Alors, à force de prières et en menaçant de
mourir, elle arrache à son mari la permission tant désirée de voir
ses sœurs, d'apaiser leur deuil, de s'entretenir avec elles. Et non
content de céder de la sorte aux instances de sa nouvelle épouse,
il lui accorde, en outre, tout l'or, tous les colliers dont elle
voudra leur faire cadeau. Mais il lui recommande avec insistance, et
de manière à l'effrayer, de ne chercher jamais, si ses sœurs lui
en donnent le pernicieux conseil, à connaître la figure de son mari
: curiosité sacrilège qui, du faîte du bonheur, la jetterait dans
la perdition et la priverait pour toujours de ses embrassements.
Psyché rend grâces à son mari, et déjà plus joyeuse : « Ah ! »
dit-elle, « plutôt cent fois mourir que de ne plus goûter la
douceur de notre union. Car je t'aime à la folie et je te chéris,
qui que tu sois, à l'égal de ma vie ; non, Cupidon lui-même ne
t'est pas comparable. Toutefois, à mes prières, je t'en supplie,
accorde encore ceci : ordonne à Zéphyr, ton serviteur, de
transporter mes sœurs par la même voie que moi et de me les amener
ici. » Et tout en le couvrant de baisers séducteurs, en l'enivrant
de tendres paroles, en l'enlaçant irrésistiblement, elle ajoute à
ses caresses des noms comme « mon chéri, mon mari, douce âme de ta
Psyché. » La force et le pouvoir des mots d'amour murmurés à voix
basse triomphèrent du mari, qui, cédant à regret, promit tout ce
qu'on voulut. Du reste, le jour approchait, et il s'évanouit d'entre
les bras de sa femme.
Cependant, les deux sœurs, ayant su quel était le
rocher et l'endroit où Psyché avait été abandonnée, s'y rendent
en hâte. Et là, elles noyaient leurs yeux de larmes, se frappaient
la poitrine, faisaient tant que de leurs hurlements répétés les
pierres et les rochers renvoyaient l'écho. Et comme elles appelaient
maintenant par son nom leur malheureuse sœur, au bruit perçant de
ses plaintes stridentes qui descendaient la montagne, Psyché,
éperdue et tremblante, s'élance enfin hors de la maison : «
Pourquoi », dit-elle, « vous exterminer sans raison par de
déchirantes lamentations ? Celle qui cause votre deuil, la voici
devant vous. Mettez un terme à vos gémissements funèbres, séchez
enfin ces joues longtemps arrosées de larmes, puisque celle que vous
pleuriez, vous la pouvez maintenant embrasser. »
Elle appelle alors Zéphyr et lui rappelle l'ordre
de son mari. Aussitôt, docile au commandement, il les enlève d'un
souffle plein de douceur et, sans encombre, les porte à destination.
Les voilà toutes maintenant qui s'embrassent, échangent
d'impatients baisers, goûtent la douceur d'être ensemble ; et les
larmes apaisées reviennent à l'appel de la joie. « Mais voici »,
dit Psyché, « mon toit et mon foyer : plus de chagrin, entrez, et
que vos cœurs se remettent de leur affliction en compagnie de votre
Psyché. »
Leur parlant de la sorte, elle leur montre les
immenses richesses de la maison d'or, leur fait entendre le peuple de
voix qui la sert, leur offre pour se restaurer, après un bain
luxueux, les copieux raffinements d'une table faite pour les
immortels. Si bien qu'une fois rassasiées de cette profusion de
richesses vraiment célestes, elles commencèrent au fond de leur âme
à nourrir des pensées d'envie. Et l'une d'elles en vint à poser,
avec une insistance indiscrète, les questions les plus précises :
ces célestes merveilles, quel en était le maître ? et elle, qui
était ou qu'était son mari ? Mais Psyché n'enfreint d'aucune
manière les prescriptions conjugales ni ne les bannit du secret de
son cœur. Elle invente sur l'heure que c'est un beau jeune homme,
dont un duvet de barbe ombrage depuis peu les joues, et le plus
souvent occupé à chasser dans les champs et dans les montagnes.
Puis craignant, si la conversation se prolonge, de laisser échapper
par inadvertance ce qu'elle a résolu de taire, elle les charge d'or
ouvragé et de colliers de pierres précieuses ; après quoi, sans
plus attendre, elle appelle Zéphyr et les lui confie à remporter.
Ce qui fut fait à l'instant. Nos charmantes sœurs,
en rentrant au logis, de plus en plus dévorées par le fiel brûlant
de l'envie, causaient entre elles avec une bruyante animation. L'une,
enfin, s'exprime en ces termes : « Voilà bien, ô fortune, ton
aveuglement, ta cruauté et ton injustice. Ainsi, tu as trouvé bon
que, filles d'un même père et d'une même mère, nous eussions en
partage un sort si différent ? Nous qui sommes les aînées, livrées
en mariage à des étrangers pour être leurs servantes, bannies du
foyer domestique et de notre patrie même, nous menons loin de nos
parents une vie d'exilées ; elle, la dernière venue, fruit tardif
d'une fécondité qu'elle a tarie, possède d'immenses richesses avec
un dieu pour époux, et elle ne sait même pas user comme il faut de
cette abondance de biens. Tu l'as vu, ma sœur : que de colliers, et
de quel prix, traînant dans la maison ! et ces étoffes éclatantes,
ces étincelantes pierreries, sans parler de cet or sur lequel on
marche partout. Si le mari qu'elle possède est aussi beau qu'elle le
prétend, il n'est pas aujourd'hui dans le monde entier de mortelle
plus heureuse. Et qui sait même si, avec les progrès de l'intimité
et la force croissante de l'amour, le dieu son époux n'ira pas
jusqu'à en faire une déesse ? Oui, c'est ainsi, son air, son
attitude le disaient. Dès maintenant, elle vise plus haut, et tout
respire la déesse dans la femme qui a des voix pour servantes et qui
commande même aux vents. Tandis que moi, pour mon malheur, le sort
m'a donné un mari plus âgé d'abord que mon père, plus chauve
ensuite qu'une citrouille, un nain plus chétif qu'un enfant, et qui
tient toute sa maison sous garde, derrière des verrous et des
chaînes. »
L'autre reprend : « Et moi, donc ! Perclus, tordu
de rhumatismes, et ne rendant pour cette raison que de rares hommages
à mes charmes, voilà le mari que j'endure. Ses doigts déformés et
durcis comme pierre, continuellement je les frictionne ; des
compresses puantes, des linges sordides, de fétides cataplasmes
brûlent ces mains délicates ; ce n'est pas d'une épouse dévouée
que j'ai l'air, c'est d'une garde-malade que je tiens le pénible
emploi. Pour toi, ma sœur, on voit avec quelle patience, ou plutôt,
pour m'exprimer avec franchise, quelle servilité tu supportes tout
cela. Mais moi je ne saurais souffrir davantage la vue d'une telle
félicité échue à une indigne. Souviens-t'en, en effet : quelle
morgue, quelle arrogance dans sa conduite à notre égard ! Dans
l'insolent étalage de son faste, comme elle a laissé paraître
l'orgueil qui gonfle son cœur. Et de toutes ces richesses, elle nous
a jeté quelques miettes, à regret ; puis aussitôt, importunée de
notre présence, elle nous a fait mettre à la porte, balayer par le
souffle du vent, chasser sous ses sifflements. Je veux n'être pas
femme et ne respirer point, si je ne la précipite d'une si haute
fortune. Si toi aussi, comme il est légitime, tu ressens la blessure
de notre affront, cherchons à nous deux un plan de conduite
énergique. Et d'abord, de ce que nous rapportons, ne montrons rien à
nos parents ni à qui que ce soit ; ignorons même si seulement elle
est en vie. C'est assez d'avoir vu nous-mêmes ce que nous voudrions
n'avoir point vu, sans aller encore auprès des auteurs de nos jours
et par le monde entier en trompeter l'heureuse nouvelle. Car ils ne
sont pas heureux, ceux dont personne ne connaît les richesses. Elle
apprendra qu'elle a en nous non des servantes, mais des sœurs
aînées. Pour le moment, retournons auprès de nos maris, allons
revoir nos pauvres lares, où règne du moins la frugalité ; prenons
notre temps, réfléchissons, et mettons-nous en mesure de revenir
plus fortes pour châtier l'orgueil. »
Les deux perfides s'accordent à trouver bon ce
perfide dessein. Elles cachent tous leurs précieux cadeaux et,
s'arrachant les cheveux, se déchirant les joues - traitement bien
mérité -, elles recommencent hypocritement à verser des pleurs.
Elles ravivent ainsi du même coup la douleur de leurs parents,
qu'elles laissent, sans s'attarder, regagnant en hâte leurs
demeures, gonflées de folle rage, pour machiner une ruse infernale,
que dis-je ? Un attentat impie contre une sœur innocente.
Cependant Psyché reçoit de son mari inconnu,
durant leurs entretiens nocturnes, de nouveaux avertissements. «
Vois-tu bien », lui dit-il, « quel péril te menace ? La Fortune te
fait à distance une guerre d'escarmouches : si tu ne te tiens
fortement sur tes gardes, elle engagera bientôt le combat corps à
corps. De perfides femelles font tous leurs efforts pour te tendre un
piège abominable et te persuader - car c'est tout ce qu'elles
veulent - de chercher à connaître mon visage ; or, ce visage, je
t'en ai souvent prévenue, si tu le vois, tu ne le verras plus. Si
donc à l'avenir ces détestables lamies viennent ici, comme je sais
qu'elles viendront, armées de coupables desseins, refuse-toi à
toute conversation ; ou si c'est plus que n'en peut supporter ta
candeur naturelle et ta tendresse de cœur, sur ton mari du moins
n'écoute rien, ne réponds rien. Car notre famille va s'accroître,
et ce sein, hier encore celui d'une enfant, nous réserve un enfant à
son tour, divin si tu sais te taire et garder nos secrets, mortel si
tu les profanes. »
À cette nouvelle, Psyché fut épanouie de bonheur,
battant des mains de contentement à la pensée d'une descendance
divine, se grisant du glorieux espoir de ce gage promis, se
réjouissant de la dignité du titre de mère. Elle compte
anxieusement les jours qui s'accumulent et les mois qui s'enfuient,
et, porteuse novice d'un fardeau inconnu, elle s'émerveille que,
d'une légère piqûre, son ventre ait pris un si riche embonpoint.
Mais déjà ces pestes, ces horribles furies, exhalant leur venin de
vipère et animées d'une hâte impie, traversaient la mer. Alors,
une fois de plus, l'intermittent mari avertit sa Psyché : « Le
dernier jour », dit-il, « et le terme fatal sont là : un
adversaire qui est de ton sexe, un ennemi qui est de ton sang, a déjà
pris les armes, levé le camp, aligné ses troupes, sonné le signal
du combat ; déjà tes criminelles sœurs ont tiré le glaive et
s'apprêtent à le plonger dans ta gorge. Ah ! quels désastres
fondent sur nous, ma si douce Psyché. Aie pitié de toi et de nous ;
par une scrupuleuse discipline, délivre notre maison, délivre ton
mari et toi-même et ce petit être qui nous appartient de la
catastrophe qui nous menace. Et ces scélérates, qu'une haine
homicide, que les liens du sang foulés aux pieds ne te permettent
plus d'appeler tes sœurs, évite de les voir, de les entendre,
quand, telles des Sirènes, penchées au sommet du rocher, elles
feront retentir les pierres de leurs funestes appels. »
Cliché de Jim Phelps
Psyché répondit d'une voix entrecoupée de
sanglots et de larmes : « Depuis longtemps, ce me semble, tu as pu
te rendre compte de ma conscience et de ma discrétion ; tu
n'apprécieras pas moins à présent ma fermeté de caractère.
Ordonne seulement une fois de plus à notre serviteur Zéphyr de
s'acquitter de son office, et, à défaut du visage sacré dont ta
contemplation m'est refusée, rends-moi du moins la vue de mes sœurs.
Par cette chevelure parfumée répandue tout autour de ton front, par
ces tendres joues arrondies qui ressemblent aux miennes, par cette
poitrine où brûle une flamme secrète, par le désir que j'ai de
connaître ta face au moins dans cette petite créature, je t'en
conjure, accorde aux prières pieuses d'une suppliante dans
l'angoisse la douceur d'un embrassement fraternel, et rends la vie
avec la joie à ta Psyché qui n'existe que pour toi. De ton visage,
désormais, je ne demande plus à rien savoir ; les ténèbres même
de la nuit n'ont plus d'ombre pour moi ; je te tiens, toi, ma
lumière. »
Les deux sœurs, couple fraternel conjuré et ligué,
sans même rendre visite à leurs parents, vont droit du navire au
rocher en précipitant leur course et, sans attendre la présence de
leur porteur, le vent, avec une folle témérité, elles se lancent
dans le vide. Zéphyr, fidèle au commandement de son seigneur, les
reçut, bien qu'à contrecœur, au sein des brises aériennes et les
déposa sur le sol. Elles, sans perdre un moment, d'un pas pressé,
entrent dans la maison, embrassent leur proie, dont par mensonge
elles se disent les sœurs et, couvrant d'un visage avenant le trésor
de perfidie qui se cache au fond de leur cœur, elles lui tiennent
des propos flatteurs : « Eh bien ! Psyché, tu n'es plus la petite
fille de naguère, et te voilà mère à ton tour. Dis, que nous
portes-tu de beau dans cette petite besace ? De quelle joie tu vas
égayer toute notre maison ! Quel bonheur pour nous, quelle
allégresse, de servir de nourrices à cet enfant merveilleux. Si la
beauté, comme on s'y doit attendre, répond à celle de ses parents,
c'est un vrai Cupidon que nous allons voir naître. »
Ainsi, par de faux-semblants d'affection, elles
s'emparent insensiblement de l'esprit de leur sœur. Vite, elle leur
offre des sièges pour se remettre de la fatigue du voyage, les
tièdes fontaines d'un bain pour se détendre et, les mettant à
table, le merveilleux régal de ses mets délicieux et de ses viandes
de choix. Elle donne un ordre, et la cithare retentit ; un autre, et
les flûtes résonnent ; un autre encore, et des chants s'élèvent
en chœur. Et toutes ces suaves mélodies, sans que personne se
montrât, charmaient l'esprit de qui les entendait.
Mais même à ces accents doux comme le miel ne
s'adoucit ni ne s'apaise la méchanceté de nos deux scélérates.
Pensant toujours au piège conçu par leur malice, elles engagent la
conversation dans ce sens, interrogent leur sœur sans faire semblant
de rien, lui demandent ce qu'est son mari, dans quelle famille il est
né, de quel milieu il est sorti. Psyché, dans son extrême
simplicité, oublie ce qu'elle a dit auparavant et forge un nouveau
conte : son mari, dit-elle, est d'une province voisine ; il a de
grandes affaires financières ; il est dans la maturité de l'âge et
sa tête est semée de quelques cheveux blancs. Puis, coupant court à
cet entretien, elle les charge à nouveau de somptueux présents et
les remet aux soins du convoyeur aérien.
Ramenées donc à travers les airs par le souffle
tranquille de Zéphyr, elles retournent dans leurs demeurent et se
parlent ainsi l'une à l'autre : « Que dire, ma sœur, du monstrueux
mensonge de cette impertinente ? Hier, c'était d'un adolescent dont
le menton se revêtait de la fleur d'un duvet récent ; aujourd'hui,
c'est un homme d'âge moyen dont la chevelure s'éclaire de reflets
argentés. Quel est-il, celui qu'un court espace de temps a soudain
métamorphosé en vieillard ? La seule explication, ma sœur, c'est
ou que la misérable invente des mensonges, ou qu'elle ignore comment
est fait son mari. De l'un ou de l'autre, quel que soit le vrai, il
la faut déloger au plus tôt de cette prospérité qui est la
sienne. Si elle ne connaît pas la figure de son mari, c'est sûrement
un dieu qu'elle a épousé, un dieu que nous promet sa grossesse. Ah
! si, ce qu'au ciel ne plaise, elle passe pour la mère d'un enfant
divin, du coup je me pends à un nœud de corde. En attendant,
retournons auprès de nos parents et, comme suite à cet entretien,
ourdissons quelque ruse qui y soit assortie. »
Enflammées de la sorte, elles saluent leurs parents
du bout des lèvres ; puis, après les veilles agitées de leur nuit,
dès le matin, ne se possédant plus, elles volent au rocher, de là
volent promptement jusqu'en bas, grâce à l'aide accoutumée du
vent, et se pressant les paupières pour faire sortir quelques
larmes, elles tiennent à la jeune femme ce langage plein d'astuce :
« Tu es heureuse, toi, tu te reposes, insoucieuse du danger qui te
menace, dans la félicité que t'assure l'ignorance même de ton
malheur. Nous, cependant, qui montons une garde vigilante autour de
tes intérêts, nous sommes cruellement tourmentées de tes
infortunes. Car, nous l'avons appris de source sûre et nous ne
pouvons te le cacher, associées comme nous le sommes à ta peine et
à ton épreuve : un horrible serpent, un reptile aux replis
tortueux, au cou gonflé d'une bave sanglante, d'un venin redoutable,
à la gueule profonde et béante : voilà celui qui furtivement la
nuit repose à tes côtés. Or, rappelle-toi l'oracle du dieu de
Delphes, et le monstre farouche que sa voix prophétique t'assignait
pour époux. Nombreux sont les cultivateurs, les chasseurs des
environs, les habitants du voisinage, qui l'ont vu revenant le soir
de la pâture et nageant dans les eaux du fleuve le plus proche. Et
ce n'est plus pour longtemps, à ce qu'affirme chacun, qu'empressé à
te servir, il te nourrit grassement des mets les plus flatteurs ;
mais, sitôt que le fruit qui mûrit dans ton sein ayant atteint son
terme, tu seras devenue chère plus profitable, il te dévorera. À
toi maintenant de juger si tu veux écouter des sœurs qui tremblent
pour ta précieuse existence, échapper à la mort et vivre avec nous
sans crainte du danger, ou avoir pour tombeau les entrailles d'une
bête cruelle. Si la solitude d'une campagne habitée par des voix,
si un amour clandestin, la répugnante intimité de nuits pleines de
périls et les embrassements d'un serpent venimeux ont pour toi des
attraits, nous du moins, en sœurs pieuses, nous aurons fait notre
devoir. »
Cliché de Jim Phelps
À ces sinistres paroles, la malheureuse enfant,
dans la simplicité de sa tendre âme naïve, est saisie d'épouvante.
Égarée, hors d'elle-même, elle a perdu la mémoire des
avertissements de son mari, de ses propres promesses, et s'est
précipitée dans un abîme de calamités. Tremblante, exsangue,
livide, elle articule à peine, et d'une voix éteinte, des mots
entrecoupés, disant :
« Vous ne faites, mes sœurs chéries, que rester
fidèles, comme il convenait, aux devoirs de la piété fraternelle ;
et quant à ceux qui vous affirment ces choses, ils ne me paraissent
pas inventer de mensonges. Car jamais je n'ai vu le visage de mon
mari et je ne sais même pas d'où il vient. La nuit seulement, et
saisissant à peine le son de sa voix, je subis l'approche d'un époux
dont la condition m'échappe et qui fuit la lumière. Oui, vous dites
vrai, c'est quelque bête, et j'ai tout lieu de penser comme vous. Il
ne cesse de me faire peur de sa vue, et me menace des pires
châtiments si j'ai la curiosité de connaître ses traits. Si
maintenant vous pouvez apporter une aide salutaire à votre sœur en
danger, c'est le moment de venir à son secours ; agir autrement
serait détruire par votre indifférence présente le bienfait de
votre prévoyance première. »
Trouvant dès lors les portes grandes ouvertes et
l'âme de leur sœur livrée à découvert, les scélérates, sans
plus dissimuler ni recourir aux engins camouflés, tirent le glaive
de la fourberie et s'emparent des pensées affolées de la candide
enfant. L'une, enfin, lui tient ce langage : « Les liens du sang
écartent de nos yeux, quand il s'agit de ta sécurité, jusqu'à
l'image du danger ; nous t'indiquerons donc, après de longues, très
longues réflexions, quelle est la voie qui seule conduit au salut.
Prends un rasoir bien aiguisé, repasse-le pour le polir et en aviver
le tranchant sur la paume de ta main et, sans être vue, cache-le
dans le lit à la place où tu couches d'ordinaire. Prends une lampe
maniable, bien garnie d'huile, qui jette un vif éclat ; mets la sous
le couvert de quelque marmite ; entoure tous ces préparatifs d'un
secret impénétrable. Quand, traînant jusqu'ici sa marche onduleuse
de reptile, il sera monté dans le lit suivant son habitude ; quand
il s'y sera étendu et que, terrassé par le premier sommeil, tu
connaîtras à sa respiration qu'il dort profondément, alors
laisse-toi glisser du lit ; déchaussée, sur la pointe des pieds,
doucement et à petits pas, va délivrer la lampe de sa ténébreuse
prison ; prends conseil de sa lumière pour saisir l'instant
favorable à ton glorieux exploit et, sans plus hésiter, lève
d'abord le bras droit, puis, de toutes tes forces et d'un coup
vigoureux de l'arme à deux tranchants, coupe le nœud qui relie à
la nuque la tête du serpent malfaisant. Notre assistance,
d'ailleurs, ne te fera pas défaut. Sitôt que par sa mort tu auras
assuré ton salut, aux aguets, nous serons prêtes et nous nous
hâterons d'emporter, en t'emmenant toi-même, tout ce que tu as ici,
et nous t'unirons, par un hymen digne de tes vœux, créature
humaine, à un être humain. »
Ces paroles portent le feu dans la chair déjà
brûlante de leur sœur, qu'elles s'empressent d'abandonner,
redoutant personnellement par-dessus tout la proximité même de la
tragique aventure. Déposées comme d'habitude par les ailes du vent
au sommet du rocher, elles se dérobent par une fuite rapide, montent
sur leurs navires et disparaissent.
Cependant, Psyché, laissée seule - que dis-je,
seule ? elle ne l'est pas, les Furies la harcèlent - est agitée par
le chagrin comme une mer aux flots bouillonnants. Si arrêté que
soit son dessein et affermie sa résolution, au moment d'exécuter
son crime, elle hésite encore et chancelle et se sent partagée
entre les émotions contraires que provoque en elle la détresse :
l'impatience, l'indécision, l'audace, l'inquiétude, la défiance,
la colère, et pour tout dire enfin, dans le même être elle hait le
monstre, elle aime le mari. Mais quand le soir ramène les ténèbres,
elle précipite les apprêts de l'odieux forfait. La nuit était là
; le mari était là, et après les premières passes d'armes de
l'amour, était tombé dans un profond sommeil. Alors Psyché, faible
par nature et de corps et d'âme, mais soutenue par la cruelle
volonté du destin, raffermit ses forces, va chercher la lampe,
saisit le rasoir : la faiblesse de son sexe se mue en audace.
Mais sitôt que la lumière a éclairé le secret du
lit, elle voit de toutes les bêtes sauvages le monstre le plus
aimable et le plus doux, Cupidon en personne, le dieu gracieux, qui
gracieusement repose. A cette vue, la flamme même de la lampe
s'aviva joyeusement et le rasoir maudit son tranchant sacrilège.
Quant à Psyché, un tel spectacle l'avait anéantie et ravie à
elle-même. Les traits livides, décomposés, défaillante et
tremblante, elle se laissa tomber à genoux et cherche à cacher le
fer, mais dans son propre sein ; et elle l'eût fait à n'en douter,
si l'arme, par crainte d'un tel attentat, n'avait glissé de ses
mains téméraires et ne lui avait échappé. Mais bientôt, tout
épuisée, tout expirante qu'elle est, à force de contempler la
beauté du divin visage, elle reprend ses esprits. Elle voit une tête
dorée, une noble chevelure inondée d'ambroisie ; sur un cou de
neige et des joues vermeilles errent des boucles harmonieusement
entremêlées, qui retombent les unes en avant, les autres en
arrière, et si vif était l'éclat dont elles rayonnaient qu'il
faisait vaciller la lumière même de la lampe. Aux épaules du dieu
ailé, des plumes étincellent de blancheur, telles des fleurs
humides de rosée, et sur les bords de ses ailes, bien qu'elles
soient au repos, un tendre et délicat duvet se joue, agité sans
trêve d'un frémissement capricieux. Le reste de son corps était
lisse et lumineux et tel que Vénus n'avait pas à regretter de
l'avoir mis au monde. Aux pieds du lit reposaient l'arc, le carquois
et les flèches, traits propices du puissant dieu.
Cliché de Yanko Tsvetkov
Psyché ne peut pas se rassasier, dans sa curiosité,
d'examiner, de manier. Elle admire les armes de son mari, tire une
flèche du carquois, en essaie la pointe sur son pouce, d'un doigt
qui tremble encore appuie un peu plus fort, se pique assez avant pour
qu'à la surface de la peau perlent quelques gouttelettes d'un sang
rosé. C'est ainsi que, sans le savoir, Psyché se prend elle-même à
l'amour de l'Amour. Le désir brûle en elle, de plus en plus ardent,
de l'Auteur des désirs : elle se penche sur lui, haletante d'envie,
le dévore avidement de larges baisers passionnés, tout en craignant
d'abréger son sommeil. Mais, tandis que, le cœur défaillant, elle
s'abandonne, irrésolue, à cet émoi plein de délice, la lampe,
soit basse perfidie et malice jalousie, soit impatience, elle aussi,
de toucher et comme de baiser ce beau corps, laissa tomber de sa
mèche lumineuse une goutte d'huile bouillante sur l'épaule droite
du dieu. Ah ! lampe audacieuse et téméraire, servante infidèle de
l'amour ! Brûler le maître même du feu, quand c'est un amant,
souviens-t'en, qui, pour posséder plus longtemps et jusque dans la
nuit l'objet de ses désirs, t'a inventée le premier. Le dieu, sous
la brûlure, bondit, et quand il vit sa foi trahie et souillée, il
s'arracha aux baisers et aux embrassements de sa malheureuse épouse
et s'envola sans mot dire.
Cliché de Aubrey
Mais Psyché, dans l'instant même où il se
relevait, avait des deux mains saisi sa jambe droite ; compagne
lamentable de son ascension aérienne, suspendue à son vol vers les
régions des nuages, elle s'obstine à le suivre ; puis, enfin,
épuisée, elle se laisse glisser à terre.
Son amant divin ne l'abandonna pas gisante sur le
sol ; il alla se poser sur un cyprès voisin et, de la haute cime de
l'arbre, profondément ému, il lui adresse ces mots :
« Oui, je l'avoue, trop crédule Psyché, j'ai
oublié les ordres de ma mère Vénus, qui te voulait captive d'une
impérieuse passion pour le dernier des misérables et condamnée à
une abjecte union, et c'est moi qui ai volé vers toi pour être ton
amant. C'était, je ne l'ignore pas, agir à la légère. L'archer
célèbre s'est percé de ses propres flèches. J'ai fait de toi ma
femme, afin, apparemment, que tu me prisses pour une bête
monstrueuse et que ta main tranchât avec le fer une tête où tu
vois des yeux qui t'adorent. Contre ce qui est arrivé, t'ai-je assez
souvent mise en garde ? Ne te répétais-je pas, avec bonté, mes
avertissements ? Mais tes vertueuses conseillères ne tarderons pas à
recevoir de moi le prix de leurs pernicieuses leçons. Quant à toi,
ma fuite sera ta seule punition. » En achevant ces mots, il s'envola
dans les airs et disparut.
Cependant, Psyché, prosternée à terre, suivait
des yeux, aussi loin que portait sa vue, le vol de son mari, en
meurtrissant son cœur de lamentations désespérées. Mais après
qu'emporté par l'aviron des ailes, son mari fut perdu pour elle dans
les hauteurs de l'espace, elle s'alla jeter la tête la première du
bord du fleuve le plus proche. Mais le fleuve indulgent, par respect
sans doute pour le dieu qui enflamme jusqu'aux ondes, et craignant
pour lui-même, la prit aussitôt dans un remous sans lui faire aucun
mal et la déposa sur la rive de gazon fleuri.
Il se trouva qu'à ce moment, Pan, le dieu
campagnard, était assis sur le haut de la berge ; il tenait
embrassée Écho, déesse des montagnes, et lui enseignait à répéter
les airs les plus variés. Non loin de l'eau, ses chèvres, çà et
là, paissent en folâtrant et broutent le feuillage au long de la
rivière. Le dieu aux pieds de bouc, apercevant Psyché pitoyable de
défaite, et d'ailleurs n'ignorant pas son aventure, l'appelle à lui
avec bonté et cherche à l'apaiser par de douces paroles : « Ma
belle enfant, je ne suis qu'un campagnard et un gardeur de bêtes,
mais l'âge et la vieillesse m'ont fait riche d'expérience. Si mes
conjectures sont justes - et des gens assurément bien informés
appellent cela divination -, cette démarche incertaine et
trébuchante, cette pâleur extrême, ces soupirs continuels, et
surtout ces yeux noyés de douleur indiquent qu'un grand amour est ce
qui cause ta peine. Écoute-moi donc : renonce à te précipiter ou à
te faire périr d'aucune autre manière. Cesse de t'attrister et
quitte ton chagrin, vénère plutôt par tes prières Cupidon, le
plus grand des dieux, et mérite par de tendres hommages la faveur de
l'adolescent qu'il est, raffiné et voluptueux. »
Cliché de Yanko Tsvetkov
Ainsi parla le dieu pasteur. Psyché, pour toute
réponse, adore sa puissance salutaire et poursuit sa route. Elle
avait erré quelques temps, avançant avec peine, quand, vers la
chute du jour, elle parvint sans le savoir, par un certain chemin, à
une ville où régnait le mari d'une de ses sœurs. L'ayant appris,
Psyché demande qu'on annonce à celle-ci sa présence ; on
l'introduit, et une fois terminées les salutations réciproques et
les effusions mutuelles, sa sœur lui demande la cause de sa venue.
Psyché commence ainsi : « Tu te rappelles le conseil que vous
m'aviez donné : ce monstre, qui, sous le nom trompeur de mari,
passait la nuit avec moi, vous m'aviez engagé à la faire périr
avec une arme à double tranchant, avant qu'il engloutît la pauvre
enfant que j'étais dans sa gueule vorace. J'adoptai cet avis. Mais
quand la lampe complice me montra son visage, voici que s'offre à
mes regards un spectacle merveilleux et vraiment divin : le fils de
la déesse Vénus en personne, oui, Cupidon lui-même, qui reposait
plongé dans un sommeil paisible. Ravie d'une telle contemplation,
j'étais envahie d'un trouble si délicieux que mes sens avaient
peine à suffire à cet excès de volupté, quand, par un accident
funeste, la lampe éclaboussa son épaule d'une goutte d'huile
bouillante. La douleur le tira brusquement du sommeil, et, me voyant
armée de la flamme et du fer : « Pour prix », dit-il, « de ce
forfait abominable, quitte à l'instant mon lit, prends ce qui
t'appartient : ce sera ta sœur - et il prononçait ton nom - que
j'épouserai dans toutes les formes. » Puis aussitôt il ordonne à
Zéphyr de m'emporter d'un souffle hors des limites de sa maison. »
Psyché n’avait pas encore fini de parler que
l’autre, sous l’aiguillon d’une passion frénétique et d’une
maligne jalousie, invente un conte pour donner le change à son mari,
et, sous prétexte qu’elle a appris la mort de ses parents, elle
s’embarque aussitôt, va droit jusqu’au rocher, et, bien que
souffle un autre vent, aveuglée d’un avide espoir : « reçois »,
dit-elle, « ô Cupidon, une épouse digne de toi ; et toi, Zéphyr,
viens prendre et soutiens la souveraine. » Ce disant, elle s’élance
et se jette dans le vide. Mais elle ne put, même une fois morte,
atteindre l’endroit souhaité. Laissant, de chute en chute, aux
saillies du rocher, ses membres dispersés, elle eut la fin qu’elle
méritait, et ses chairs en lambeaux restèrent offertes en pâture
aux oiseaux de proie et aux fauves.
Pour la seconde non plus, le châtiment vengeur ne
se fit pas attendre. Car, reprenant sa course vagabonde, Psyché
parvint en une autre ville, où demeurait cette fois son autre sœur.
Celle-ci de même se laissa prendre à la ruse fraternelle :
impatiente de supplanter sa sœur par un mariage criminel, elle
courut au rocher et fut précipitée dans un semblable trépas.
Cependant, tandis que Psyché parcourait la terre,
toute à la recherche de Cupidon, lui, souffrant de la blessure de la
lampe, était couché et gémissait dans la chambre même de sa mère.
Alors, l’oiseau au blanc plumage, qui rase, porté par ses ailes,
la surface des flots marins, la mouette plonge, rapide, dans le sein
profond de l’Océan. Justement, Vénus était là, qui se baignait
et qui nageait. L’oiseau se pose auprès d’elle ; il lui rapporte
que son fils s’est brûlé ; que sa blessure, qui est grave, le
fait beaucoup souffrir ; qu’il est au lit dans un état alarmant ;
que, par le monde entier, il court, sur toute la famille de Vénus,
des rumeurs et des médisances compromettantes pour sa réputation :
« Car on se plaint », lui dit-elle, « que vous ayez disparu, lui
pour suivre une créature dans les montagnes, toi pour t’ébattre
dans la mer. Et dès lors, adieu la volupté, la grâce, l’enjouement
; partout la négligence, la grossièreté inculte ; plus d’unions
conjugales, plus de liens d’amitié, plus d’affections filiales,
mais un dérèglement abject et sans mesure, un sordide dégoût de
tous rapports sociaux. »
C’est ainsi que l’oiseau bavard et indiscret
caquetait à l’oreille de Vénus et lui déchirait l’honneur de
son fils. Mais Vénus, transportée de colère : «Ainsi »,
s’écria-t-elle soudain, « mon digne fils a déjà une liaison ?
Apprends-moi donc, toi qui seule me sers par affection, le nom de
celle qui a débauché ce garçon naïf et encore innocent. Est-elle
du peuple des Nymphes, ou du nombre de Heures ? Est-elle du chœur
des Muses, ou de la troupe des Grâces, mes servantes ? »
L’oiseau jaseur ne resta pas muet : « Je ne sais
», dit-il, « ma dame ; c’est d’une jeune fille, je crois – si
j’ai bonne mémoire, on la nomme Psyché – qu’il est éperdument
amoureux. »
Vénus, outrée, s’exclama de plus belle : «
Psyché ! Ma rivale en beauté, l’usurpatrice de mon nom ? En
vérité, il l’aime ? Le gamin m’aura prise pour une maquerelle,
et s’est imaginé que je lui montrais cette fille pour qu’il la
connût. »
En tempêtant de la sorte, elle se hâte de remonter
à la surface, va droit à sa chambre d’or et, trouvant son fils
malade, comme on le lui avait annoncé, encore sur le pas de la
porte, elle crie à tue-tête : « Voilà une honnête conduite,
digne de notre race et de ta vertu ! Tu foules aux pieds, pour
commencer, les ordres de ta mère, de ta souveraine, qui plus est !
Et, loin d’infliger à mon ennemie les tourments d’un amour
ignoble, c’est toi-même, un enfant de ton âge, qui, sans rien
respecter, t’unis à elle par des liens trop précoces, apparemment
pour m’imposer comme bru mon ennemie. Sans doute te figures-tu,
polisson, séducteur, personnage répugnant, que toi seul peux faire
souche, et que je ne suis plus en âge de concevoir ? Eh bien !
sache-le, je mettrai au monde un autre fils, bien meilleur que toi ;
et même, pour te rendre l’affront plus sensible, j’adopterai
l’un de mes petits esclaves domestiques et je lui donnerai ces
ailes et cette torche et l’arc avec les flèches, tout cet attirail
qui m’appartient et que je ne t’avais pas confié pour cet usage
; car ce n’est pas sur tes biens paternels qu’il t’a rien été
octroyé pour cet équipement. Mais tu fus mal appris dès ta
première enfance ; tu as les ongles pointus ; que de fois tu as
malmené tes aînés sans le moindre respect ! Ta mère elle-même,
oui, moi, dis-je, ta mère, tu me déshabilles chaque jour, parricide
; tu m’as souvent battue, tu me méprises, dirait-on, comme une
femme délaissée, sans crainte de ton beau-père, ce grand et
vaillant guerrier. Et pourquoi non, en effet ? N’as-tu pas
l’habitude, pour tourmenter mon cœur d’amante, de lui fournir
des filles ? Mais je te ferai repentir de ces jeux et éprouver de ce
mariage une cuisante amertume. – Oui, mais bafouée comme je le
suis, que faire ? De quel côté me tourner ? Comment mettre à la
raison cette petite vipère ? Vais-je demander secours à mon ennemie
la Sobriété, que j’ai si souvent blessée par le dévergondage
même de ce garçon ? Et dois-je vraiment m’adresser à cette femme
grossière et malpropre. J’en ai le frisson. Mais la consolation
que donne la vengeance n’est pas à dédaigner, d’où qu’elle
vienne. Allons, c’est à elle et nulle autre qu’il faut avoir
recours pour châtier vertement ce vaurien, pour vider son carquois,
désarmer ses flèches, dénouer son arc, éteindre la flamme de sa
torche, bien plus : pour le mater lui-même par des remèdes
énergiques. Je ne croirai mon injure expiée que quand elle aura
rasé cette chevelure que souvent de mes propres mains j’ai
caressée et fait briller comme l’or, rogné ces ailes que sur mon
sein j’inondai de nectar. »
Cliché de Iosif Badalov
Sur ces mots elle s’élance au dehors, la bile
échauffée de colère – une colère de Vénus. Dans le même
moment, Cérès et Junon la rejoignent, qui, la voyant le visage tout
congestionné, lui demandèrent pourquoi ce farouche froncement de
sourcils qui voile l’éclat de ses beaux yeux ? « Vous voilà
juste à point », dit-elle, « pour donner à mon cœur brûlant la
satisfaction qu’il réclame. N’épargnez rien, je vous en prie,
pour découvrir et me ramener cette Psyché fugitive, envolée je ne
sais où. Car vous n’ignorez pas sans doute le scandale de ma
maison, ni les prouesses de celui qui ne doit plus être appelé mon
fils. »
Elles, qui savaient ce qui s’était passé,
essayèrent de calmer le violent courroux de Vénus « Quel crime »,
lui dirent-elles, « madame, a donc commis ton fils, pour que d’un
vouloir inflexible tu contraries ses plaisirs et poursuives même
avec passion la perte de celle qu’il aime ? De grâce, est-ce être
si coupable que d’aimer sourire à une jolie fille ? Ignores-tu que
c’est un homme et qu’il est jeune ? Ou as-tu oublié son âge ?
Est-ce parce qu’il porte gentiment ses années qu’il te paraît
toujours un enfant ? Tu es mère et de plus femme sensée : vas-tu
toujours espionner ses ébats, l’accuser d’inconduite, lui
reprocher ses amours et condamner chez un si joli fils tes talents à
toi et tes voluptés ? A quel dieu, quel mortel faire admettre que tu
répande de désir parmi toutes les créatures, quand, dans ta propre
maison, tu imposes aux Amours une amère contrainte et fermes
l’école, ouverte à tout venant, du péché de galanterie ? »
C’est ainsi que, recherchant les bonnes grâces de
Cupidon par crainte de ses flèches, les deux déesses plaidaient sa
cause et le flattaient absent. Mais Vénus, indignée de voir prendre
en plaisanterie les affronts qu’elle a reçus, leur tourne le dos
et part de son côté, en reprenant d’un pas rapide le chemin de la
mer.
Apulée (IIe siècle après
J.C.) ; Les métamorphoses, livres IV-VI ; conte de
Psyché
(À suivre...)
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