LIVRE IV
Il était dans une certaine ville, un roi et une
reine. Ce roi et cette reine avaient trois filles d’une beauté
remarquable. Les aînées, toutefois, si agréables qu’elles
fussent à voir, n’avaient rien, semble-t-il, qu’une louange
humaine ne pût célébrer dignement. De la plus jeune, au contraire,
si rare, si éclatante, était la perfection que, pour en donner une
idée, pour en faire même un suffisant éloge, le langage humain
était trop pauvre. À telles enseignes que, gens du pays ou
étrangers, tous ceux que la renommée d'un spectacle aussi unique
assemblait en foule, empressés et curieux, restaient stupides
d'admiration pour cette beauté sans égale, et, portant leur main
droite à leurs lèvres, l'index posé sur le pouce levé, ils lui
prodiguaient dévotement les mêmes marques d'adoration qu'à la
déesse Vénus en personne. Déjà dans les villes voisines et les
contrées environnantes le bruit s'était répandu que la déesse née
du sein azuré des mers et formée de la rosée des vagues écumantes
daignait, à tout venant, rendre accessible sa puissance et se mêler
parmi la société des hommes, à moins qu'une création nouvelle des
gouttelettes célestes n'eût fait germer non plus des flots, mais de
la terre, une autre Vénus, parée de sa fleur virginale.
Les trois graces ; cliché de Iosif Badalov
C'est ainsi qu'à perte de vue la croyance, de jour
en jour, gagne du terrain ; d'une île voisine à l'autre, puis, sur
le continent, de province en province, la renommée s'étend et se
propage. Et nombreux sont les mortels qu'au prix de grands voyages et
de lointaines traversées voit affluer vers elle la glorieuse
merveille du siècle. À Paphos, à Cnide, à Cythère même, aucun
navigateur n'abordait pour contempler la déesse Vénus. Ses
sacrifices sont délaissés, ses temples se vont dégradant, ses
coussins sont foulés aux pieds, ses cérémonies sont négligées,
ses images restent sans couronnes, et des cendres refroidies
souillent ses autels désolés. C'est à la jeune fille qu'on adresse
des prières, c'est sous les traits d'une mortelle qu'on implore la
grâce de l'auguste divinité. Quand, au matin, apparaît la vierge,
c'est de Vénus absente qu'on invoque le nom secourable en offrant
victimes et festins, et quand elle traverse les places, le peuple se
presse pour l'adorer avec des guirlandes et des fleurs.
Cet extravagant transfert des honneurs célestes au
culte d'une mortelle enflamme d'une violente colère la véritable
Vénus. Elle ne peut contenir son indignation ; elle secoue la tête
en frémissant jusqu'au fond de son être et se tient à elle-même
ce langage : « Ainsi, moi, mère antique de la nature, origine
première des éléments, nourricière de l'univers, Vénus, on me
réduit à cette condition de partager avec une mortelle les honneurs
dus à ma majesté, et mon nom, consacré dans le ciel, est profané
par le contact des souillures terrestres. Apparemment, il me faudra,
dans l'équivoque communauté des hommages rendus à mon nom, voir
l'adoration me confondre avec une remplaçante, et celle qui,
partout, présentera mon image, c'est une fille promise à la mort.
Ah ! C'est en vain que ce berger, dont l'impartiale justice fut
approuvée du grand Jupiter, m'a préférée, pour mes attraits sans
pareils, aux plus éminentes déesses. Mais elle ne se réjouira pas
longtemps, quelle qu'elle soit, d'avoir usurpé mes honneurs ; je
saurai, de cette beauté même à laquelle elle n'a point droit,
faire en sorte qu'elle se repente. »
Aphrodite ; cliché de Alfred Weissenegger
Et elle appelle sur-le-champ son fils, l'enfant
ailé, ce mauvais garnement qui, bravant par son inconduite la morale
publique, armé de torches et de flèches, court çà et là la nuit
dans les maisons des autres, brouille tous les ménages, commet
impunément les pires scandales, bref ne fait jamais chose qui
vaille. Et bien qu'effronté déjà par naturelle friponnerie, elle
l'excite encore par ses discours, le conduit dans la ville dont nous
avons parlé, présente à ses yeux Psyché - tel était le nom de la
belle -, lui fait le récit de cette rivalité de beauté ; enfin,
gémissante et frémissante d'indignation : « Je t'en conjure »,
dit-elle, « par les liens de l'amour maternel, par les douces
blessures de tes flèches, par les délicieuses brûlures de la
torche que tu portes, venge celle qui t'a donné le jour, mais
venge-la pleinement, et, par le respect qui m'est dû, châtie cette
beauté rebelle. Consens seulement - et cela seul me tiendra lieu de
tout - à faire en sorte que cette vierge s'éprenne d'un ardent
amour pour le dernier des hommes, un homme que, dans son rang, son
patrimoine et sa personne même, la fortune ait maudit, si abject en
un mot que, dans le monde entier, il ne trouve pas son pareil en
misère. »
Elle dit et, les lèvres entr'ouvertes, elle baise
son fils longuement, avidement ; puis, gagnant l'endroit le plus
proche du rivage où meurt le flot, elle presse de ses pieds de rose
la crête écumeuse des vagues qui miroitent, et bientôt la voilà
qui se laisse porter sur la claire surface de la mer profonde. A
peine a-t-elle eu le temps de vouloir, et, comme sur un ordre donné
d'avance, sa suite marine s'empresse. Voici les filles de Nérée,
chantant un chœur, et Portunus, tout hérissé d'une barbe bleuâtre,
et Salacia, les plis de sa robe lourds de poissons, et Palémon, le
petit aurige, conduisant un dauphin ; voici, bondissant çà et là
sur la mer, les troupes des Tritons : l'un souffle doucement dans sa
conque sonore, l'autre oppose un tissu de soie à la flamme d'un
soleil importun ; celui-ci tient un miroir sous les yeux de la reine
; ceux-là nagent par couples attelés à son char. Telle est
l'escorte qui accompagne Vénus dans sa course vers l'Océan.
Cependant, Psyché, avec tout l'éclat de la beauté
qui est la sienne, ne tire nul avantage de ses charmes. Chacun la
contemple, chacun la loue, mais personne, ni roi, ni prince, ni même,
à défaut, homme du peuple, ne désire sa main ni ne se présente
pour l'obtenir. On admire sans doute son aspect de déesse, mais
c'est comme une statue d'un art sans défaut que tout le monde
l'admire. Depuis longtemps ses deux aînées, dont la beauté moyenne
n'a nulle part été proclamée par la rumeur publique, accordées à
des prétendants royaux, ont fait de brillants mariages ; Psyché,
vierge délaissée, reste dans sa maison à pleurer son abandon et sa
solitude. Le corps dolent, le cœur meurtri, elle déteste en elle
cette beauté dont s'enchantent des nations entières. Tant qu'enfin
le triste père de l'infortunée jeune fille, soupçonnant quelque
malédiction céleste et craignant d'avoir encouru la colère d'en
haut, interroge l'antique oracle du dieu de Milet, offre à cette
puissante divinité des prières et des victimes, demande pour la
vierge dédaignée un hymen et un mari. Apollon, bien que grec et
ionien, par égard pour l'auteur de notre milésienne, rendit cet
oracle en latin :
« Sur un roc escarpé, roi, expose ta fille, pour
un hymen de mort pompeusement parée. Et n'attends pas un gendre issu
d'un rang mortel, mais un monstre cruel, féroce et vipérin, qui
vole par les airs et, n'épargnant personne, porte partout la flamme
et blesse avec le fer, fait trembler Jupiter, effroi de tous les
dieux, et, redoutable même aux fleuves infernaux, inspire la terreur
aux ténèbres du Styx. »
Le roi jadis heureux, après qu'il a reçu la divine
prophétie, s'en retourne chez lui à regret, l'âme en peine. Il
explique à sa femme ce que prescrit l'oracle de malheur. On se
désole, on pleure, on se lamente pendant plusieurs jours. Mais déjà
du fatal arrêt presse la sinistre exécution. Déjà l'on prépare
pour la vierge infortunée l'appareil de la funèbre noce. La flamme
des torches se noircit de fumée et se meurt sous la cendre ; les
sons de la flûte nuptiale font place aux accents plaintifs du mode
lydien, le joyeux chant d'hyménée finit en hurlement lugubre et
l'épousée de demain essuie ses larmes avec son propre voile. Le
triste sort qui pèse sur cette maison provoque des pleurs de
sympathie dans la cité entière, et la douleur unanime se traduit
sans retard par la proclamation d'un deuil public.
Mais la nécessité d'obéir aux avertissements
célestes exigeait que Psyché, la pauvrette, subisse la peine qui
l'attend. On achève donc, dans une profonde tristesse, les apprêts
solennels de cet hymen de mort. Suivi de tout un peuple, le convoi se
met en marche de ce cadavre vivant, et Psyché, en larmes, accompagne
non sa noce, mais ses obsèques. Cependant, ses parents, navrés et
accablés par un si grand malheur, ne peuvent se résoudre à
consommer le monstrueux forfait ; c'est leur fille elle-même qui les
exhorte en ces termes :
Cliché de Alfred Weissenegg er
« Pourquoi infliger à votre vieillesse malheureuse
le tourment de pleurs continuels ? Pourquoi, ce souffle qui est le
mien plus encore que le vôtre, pourquoi le secouer sans trêve par
d'épuisants cris de douleur ? Pourquoi souiller de larmes inutiles
un visage pour moi vénérable ? Pourquoi, dans vos yeux blesser mon
propre regard ? Pourquoi dévaster votre chevelure blanche ? Pourquoi
meurtrir une poitrine, un sein qui me sont sacrés ? Voilà pour vous
la glorieuse récompense de mon incomparable beauté. C'est une
jalousie inhumaine qui vous frappe d'un coup mortel : trop tard vous
vous en apercevez. Quand les nations et les peuples nous rendaient
des honneurs divins, quand, d'une voix unanime, ils m'appelaient une
nouvelle Vénus, c'est alors qu'il fallait gémir, c'est alors qu'il
fallait pleurer, c'est alors qu'il fallait prendre le deuil, comme si
déjà je vous étais ravie. Je le comprends, je le vois aujourd'hui
: seul le nom de Vénus est ce qui m'a perdue. Emmenez-moi,
placez-moi sur le rocher auquel le sort m'a assignée. J'ai hâte
d'affronter cette heureuse union, j'ai hâte de voir le noble époux
qui sera le mien. Pourquoi différer, pourquoi me dérober à la
rencontre de celui qui est né pour la ruine de l'univers ? »
Cliché de
Ainsi parla la vierge ; puis elle se tut et, d'un
pas affermi, se mêla à la foule qui formait son cortège. On arrive
au roc désigné, sur une montagne escarpée ; on place la jeune
fille au plus haut sommet ; puis tous l'abandonnent et, jetant là
les torches nuptiales qui ont éclairé leur marche et qu'ils ont en
cet endroit même éteintes avec leurs larmes, ils reprennent, la
tête basse, le chemin de leurs demeures. Les malheureux parents,
abattus par la calamité, ont fui la lumière au fond de leur palais
clos et se sont enfermés dans une nuit éternelle. Psyché, pendant
ce temps, apeurée et tremblante, n'arrête pas de pleurer au haut de
son rocher, quand la douce haleine d'un Zéphyr plein de caresses
agite d'un frémissement le bord de sa robe et en gonfle les plis,
soulève la jeune fille d'un mouvement insensible et, d'un souffle
tranquille, la porte sans secousse le long de la paroi rocheuse, au
pied de laquelle, dans le creux d'un vallon, il la dépose et
gentiment la couche au sein d'une pelouse fleurie.
Apulée (IIe siècle après
J.C.) ; Les métamorphoses, livres IV-VI ; conte de
Psyché
D'après un cliché de Alfred Weissenegg er
(À suivre...)
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