Cliché de Axel Bueckert
LIVRE VI
Pendant ce temps, Psyché, errant à l’aventure,
poursuivait sans repos sa quête nuit et jour, d’autant plus
désireuse en son cœur, sinon de calmer la colère de son mari par
les caresse d’une épouse, au moins de la désarmer par les prières
d’une esclave. Apercevant au loin un temple sur le sommet d’un
mont escarpé : « Qui sait », dit-elle, « si ce n’est pas là
qu’habite mon seigneur ? » Et elle s’y porte d’un pas rapide,
ranimée dans sa marche, elle qui défaillait de fatigues
ininterrompues, par son espérance et ses vœux. La haute crête
vaillamment gravie, elle s’introduit auprès du siège de la
divinité. Elle voit des épis de blé, disposés en tas ou tressés
en couronnes, ainsi que des épis d’orge. Il y avait aussi des faux
et tout un attirail de moissonneurs, mais tous ces outils gisaient là
pêle-mêle, négligemment jetés, et tels que les laissent
abandonnés, comme il arrive, aux heures chaudes de l’été, les
mains des travailleurs. Psyché les sépare avec soin, met chaque
chose à sa place et la range avec ordre, estimant sans doute que
loin de négliger les sanctuaires ou le culte d’aucun dieu, c’est
de tous qu’elle doit implorer la miséricorde bienveillante.
Comme elle s’acquittait de cette tâche avec un
zèle attentif, Cérès nourricière la surprend, et s’exclamant
longuement : « Eh quoi ! », s’écrie-t-elle, « pitoyable Psyché
? Dans le monde entier, Vénus, en fureur, cherche anxieusement ta
trace, te réclame pour le dernier supplice et exige sa vengeance de
toute sa puissance divine : toi, cependant, tu veilles sur mes
intérêts et penses à autre chose qu’à ton salut ? »
Cliché de Axel Bueckert
Alors Psyché se jetant à ses genoux, arrosant d’un
torrent de larmes les pieds de la déesse, et balayant le sol avec
ses cheveux implorait sa grâce par d’abondantes prières. « Je
t’en conjure, par cette main qui dispense les fruits de la terre,
par les rites fécondants des moissons, par le secret inviolable des
cistes, par le chariot ailé des dragons qui te servent, par les
sillons des campagnes siciliennes et le char ravisseur et la terre,
gardienne avare, par la descente de Proserpine vers un ténébreux
hymen, par le retour de ta fille, retrouvé dans la lumière, par
tout ce que couvre d’un voile de silence le sanctuaire de l’attique
Éleusis, viens en aide à l’âme pitoyable de Psyché ta
suppliante. Souffre que je me cache parmi ces tas d’épis, ne
fût-ce que quelques jours, juste assez pour laisser au courroux
démonté de la puissante déesse le temps de s’adoucir, ou du
moins à mes forces épuisées par un long labeur le répit
nécessaire à un repos apaisant. »
Cérès reprit : « Tes larmes, tes prières
m’émeuvent, et je voudrais te secourir. Mais Vénus est ma
parente, et je cultive avec elle de vieilles relations d’amitié ;
c’est de plus une femme excellente ; je ne puis affronter son
ressentiment. Sors donc bien vite de cette demeure et estime-toi
heureuse que je ne te retienne prisonnière. »
Cliché de Rina H
Rebutée contre son espoir, et sous le coup d’une
double peine, Psyché revenait sur ses pas, quand, à travers le
demi-jour d’un bois sacré, dans un vallon, elle aperçoit
au-dessus d’elle un temple construit avec un art savant. Ne voulant
négliger aucune chance, même incertaine, de plus heureuse réussite,
mais solliciter la faveur de n’importe quelle divinité, elle
s’approche de la sainte entrée. Elle voit des offrandes précieuses
et, suspendues aux branches des arbres et aux montants des portes,
des étoffes sur lesquelles était inscrit en lettres d’or, avec la
reconnaissance d’un bienfait, le nom de la déesse objet de ces
présents. Psyché, ployant d’abord le genou, entoure de ses mains
l’autel encore tiède et, après avoir essuyé ses larmes, elle
fait cette prière :
« Épouse et sœur du grand Jupiter, - que tu
habites le temple antique de Samos, qui seule se glorifie de t’avoir
donné le jour, d’avoir entendu tes vagissements, d’avoir nourri
ton enfance ; que tu fréquentes les demeures heureuses de la haute
Carthage, qui t’honore sous l’aspect d’une vierge qui parcourt
le ciel, portée par un lion ; ou encore que près des rives de
l’Inachus, qui reconnaît en toi l’épouse du maître du tonnerre
et la reine des dieux, tu protèges les remparts illustres d’Argos
; - toi que tout l’Orient vénère sous le nom de Zygie et tout
l’Occident sous celui de Lucine, dans mon infortune extrême, sois
pour moi Junon Secourable. Tu me vois épuisée par toutes les
fatigues que j’ai subies ; délivre-moi de la crainte d’un péril
menaçant. N’est-ce pas toi qui de toi-même viens en aide dans
leurs alarmes à celles qui vont enfanter ? »
Shay Laren, cliché de Hataiiia Hataiiia
Dans le temps même qu’elle priait ainsi, Junon en
personne lui apparaît dans toute la majesté de son auguste
puissance. « Que je voudrais », dit-elle, « crois-en ma parole,
accueillir favorablement tes supplications. Mais l’honneur ne me
permet pas d’aller contre la volonté de Vénus ma bru, que j’ai
toujours chérie contre à l’égal d’une fille. Du reste, je suis
tenue par la loi, qui interdit de recueillir contre le gré de son
maître un esclave fugitif. »
Accablée par ce nouveau naufrage où sombre sa
fortune, ne pouvant plus désormais atteindre son époux ailé et
renonçant à toute espérance de salut, Psyché tient ainsi conseil
avec elle-même : « Que tenter maintenant dans ma détresse ? A
quelle autre aide avoir recours, quand les déesses même, malgré
leur bonne volonté, n’ont pu m’être d’aucun appui ? De tous
côtés prise au filet, où porter encore mes pas ? Dans quel abri,
quelles ténèbres même me cacher pour échapper à l’œil
inévitable de la grande Vénus ? Qu’attends-tu donc ? Arme-toi
d’une mâle énergie, renonce courageusement à tes pauvres espoirs
ruinés, rends-toi volontairement à ta souveraine et cherche à
désarmer par une soumission, si tardive soit-elle, l’emportement
de sa fureur. Sais-tu même si celui que tu cherches depuis
longtemps, tu ne le trouveras pas là-bas dans la maison de sa mère
? » Ayant ainsi pris son parti d’une obéissance risquée, pour ne
pas dire d’une perte certaine, elle méditait en elle-même par où
elle commencerait ses supplications.
Swirls, Curves and Things Like That, cliché de Gerhardt Thompson
Cependant, Vénus, renonçant à poursuivre ses
recherches par des moyens terrestres, se dispose à monter au ciel.
Elle fait équiper le char que Vulcain, subtil orfèvre, avait mis
tout son art à façonner pour elle et qu’il lui avait offert en
cadeau de noces avant les prémices de l’hymen : ouvrage embelli de
tout ce dont l’avait diminué, en l’affinant, le travail de la
lime, et auquel la perte même de l’or avait ajouté du prix. Des
nombreuses colombes qui nichent aux abords de l’appartement de leur
maîtresse, quatre s’avancent, toutes blanches, qui, d’une allure
joyeuse et tournant leurs cous nuancés, se placent sous le joug orné
de pierreries, reçoivent leur maîtresse et prennent gaiement leur
vol. Des moineaux accompagnent le char de la déesse de leurs ébats
et de leurs pépiements bruyants, tandis que les autres oiseaux au
chant harmonieux font retentir doucement leurs suaves mélodies et
annoncent l’arrivée de la déesse. Les nuages s’écartent, le
ciel s’ouvre pour sa fille, l’éther, tout là-haut, accueille
avec joie immortelle ; ni la rencontre des aigles ni les éperviers
rapaces ne viennent causer d’effroi à la suite chantante de la
grande Vénus.
Celle-ci se rend droit à la forteresse royale,
demeure de Jupiter. Hautaine, elle présente sa requête et demande
qu’on lui prête les services de Mercure, le dieu à la voix
sonore, pour une affaire urgente. Jupiter, de son noir sourcil,
signifie son acquiescement. Aussitôt Vénus, triomphante, descend du
ciel, accompagnée de Mercure, et l’entreprend d’un air affairé
: « Tu sais, n’est-il pas vrai, Arcadien, mon frère, que ta sœur
Vénus n’a jamais rien fait qu’avec l’assistance de Mercure. Et
tu n’es pas sans avoir appris depuis combien de temps je cherche
vainement une servante à moi qui se cache. Aussi ne me reste-t-il
qu’à publier par ton ministère l’annonce d’une récompense à
qui l’aura découverte. Hâte-toi donc de t’acquitter de la
mission que je te confie ; donne un signalement auquel on la
reconnaisse sans faute, afin que si quelqu’un, contre la loi, se
rend coupable de recel, il ne puisse pas invoquer l’excuse de
l’ignorance. » En même temps, elle lui tend un papier portant le
nom de Psyché et les autres indications ; après quoi elle rentre
droit chez elle.
Cliché de Georg Suturin
Mercure ne manque pas d’obéir. Faisant partout
dans le monde courir son message de bouche en bouche, il s’acquittait
en ces termes de la proclamation dont il est chargé : « Une
esclave, fille de roi, servante de Vénus, et du nom de Psyché, est
en fuite. Si quelqu’un peut arrêter la fugitive ou révéler en
quel lieu elle se cache, qu’il aille trouver derrière les bornes
Murciennes Mercure, crieur public ; il recevra pour prix de sa
dénonciation, de Vénus elle-même, sept doux baisers, plus un du
fin bout de la langue, un pur miel, celui-là. »
L’annonce de Mercure et le désir d’une telle
récompense suscitèrent bientôt parmi tous les mortels une
émulation de zèle. Cette circonstance, plus qu’aucune autre
cause, mit fin à toutes les hésitations de Psyché. Et déjà elle
approchait des portes de sa souveraine, quand elle vit venir à sa
rencontre l’une des suivantes de Vénus, qui se nommait Habitude.
Celle-ci aussitôt s’écrie de toutes ses forces : « Tu as donc
fini par comprendre, vaurienne de servante, que tu avais une
maîtresse ? Ou feindras-tu aussi, avec ton effronterie ordinaire,
d’ignorer combien de fatigues nous avons supportées à courir à
ta recherche ? Par bonheur, te voilà tombée précisément entre mes
mains ; c’est Orcus même qui te tient dans ses griffes, et tu
n’attendras pas longtemps de lui le châtiment de ta rébellion. »
Et l’empoignant brutalement par les cheveux, elle la traînait
après elle, sans que Psyché fit la moindre résistance. Sitôt
qu’elle se la vit amenée et livrée, Vénus pousse un large éclat
de rire, comme font les gens furieusement en colère. Puis, secouant
la tête et se grattant l’oreille droite : « Enfin », dit-elle, «
tu as daigné venir saluer ta belle-mère ? Ou voulais-tu plutôt
rendre visite à ton mari, à qui tu as fait une blessure qui met ses
jours en danger ? Mais sois tranquille, je vais te recevoir comme il
se doit à l’égard d’une bonne bru. – Où sont »,
continua-t-elle, « Inquiétude et Tristesse, mes servantes ? » Et
sitôt introduites, elle leur remit Psyché pour la torturer. Les
deux servantes obéissent aux ordres de leur maîtresse ; après
avoir cruellement fouetté la pauvre enfant et lui avoir infligé
tous les tourments imaginables, elles la présentent derechef aux
yeux de leur souveraine. Alors Vénus, avec un nouvel éclat de rire
: « Voyez », dit-elle ; « pour m’apitoyer, elle compte sur la
séduction de ce ventre bien arrondi, dont le fruit glorieux doit
faire de moi apparemment une heureuse grand’mère. Heureuse, en
vérité ! Dans la fleur de mon âge on me traitera d’aïeule, et
le fils d’une vile esclave passera pour le petit-fils de Vénus !
Mais je suis sotte : un fils ? non : les conjoints sont de condition
inégale ; de plus, un mariage contracté à la campagne, sans
témoins, sans le consentement du père, ne saurait passer pour
légitime. Il naîtra donc bâtard, à supposer d’ailleurs que nous
te laissions porter ce rejeton jusqu’à terme. »
Vitruvian woman, cliché de Hansen Tsang
Elle dit et fond sur elle, met ses vêtements en
pièce, lui arrache les cheveux, lui heurte et lui meurtrit
cruellement la tête. Après quoi, elle se fait apporter des grains
de blé, d’orge, de millet, de pavot, de pois chiche, de lentille
et de fève, les mêle à pleines poignées et les confond en un seul
tas ; puis, s’adressant à Psyché : « Laide comme tu l’es »,
dit-elle, « j’imagine qu’une esclave n’a d’autre moyen, pour
gagner les bonnes grâces de ses amants, que son dévouement à son
service. Eh bien ! je veux, moi aussi, éprouver à quoi tu es bonne.
Démêle-moi l’amas confus des semences que voici ; sépare les
grains un à un et les trie avec ordre : il faut qu’avant ce soir
tu aies expédié cet ouvrage et le soumettes à mon approbation. »
Après lui avoir assigné de la sorte ce monceau de
graines de toute espèce, Vénus s’en fut à un repas de noces.
Quant à Psyché, elle n’étend même pas la main vers cette masse
informe et inextricable : atterrée par cet ordre inhumain, elle
demeure figée dans une stupeur muette. Alors la fourmi, l’humble
bestiole habitante des campagnes, mesurant la difficulté d’une
pareille tâche, prit en pitié la compagne du grand dieu et maudit
la cruauté de sa belle-mère. Active, elle court de-ci de-là,
convoque et rassemble toute l’armée des fourmis ses voisines : «
Pitié, filles agiles de la terre mère de toutes choses, pitié pour
une aimable enfant, l’épouse de l’Amour ; elle se trouve en
péril : vite, accourez à son aide. » Vague sur vague, c’est une
ruée de la gent à six pattes ; et chacune rivalisant d’ardeur,
elles démêlent tout le tas grain à grain, séparent, répartissent
et groupent par espèces, puis se hâtent de disparaître.
River of Time, cliché de Gerhardt Thompson
Au commencement de la nuit, Vénus revient de son
repas de noces, humectée de vin, exhalant l’odeur des parfums et
toute chargée de guirlandes de roses aux scintillantes couleurs.
Quand elle voit la diligence apportée à ce prodigieux travail : «
Ce n’est pas toi, vaurienne », dit-elle, « ce ne sont pas tes
mains qui ont fait cet ouvrage, c’est celui à qui tu as plu pour
ton malheur, pour ton malheur et pour le sien. » Et lui jetant un
morceau de pain grossier, elle va se coucher.
Cependant, Cupidon, seul au fond de la maison et
gardé prisonnier dans une chambre isolée, était cloîtré
sévèrement, tant pour éviter que sa pétulante ardeur n’aggravât
sa blessure que pour l’empêcher de rejoindre l’objet de ses
désirs. C’est ainsi qu’éloignés l’un de l’autre et séparés
sous un même toit, les deux amants passèrent une bien triste nuit.
Mais sitôt que l’Aurore fut remontée sur son
char, Vénus appela Psyché et lui dit : « Vois-tu ce bois qui, près
du fleuve qui le baigne, s’étend tout au long de la rive, et dont
les derniers arbustes dominent la source proche ? Des brebis, dont la
toison brille de l’éclat naturel de l’or, y paissent sans
gardien, errant à l’aventure. De cette toison précieuse
procure-toi sur l’heure et n’importe comment un flocon de laine
que tu m’apporteras : voilà ma volonté. »
Psyché se mit en route sans protester, non pas, à
vrai dire, dans l’intention d’exécuter l’ordre reçu, mais
pour trouver le repos de ses maux en se précipitant d’un rocher de
la rive. Mais du sein même du fleuve un vert roseau, source de sons
mélodieux, par une inspiration divine, fait entendre, en un doux
murmure de la brise légère, cet avis prophétique : « Assaillie
par tant d’épreuves, Psyché, ne souille pas par une mort
misérable la sainteté de mes ondes, mais ne tente pas davantage
d’approcher à cette heure les redoutables brebis. Car lorsque le
soleil brûlant leur communique sa chaleur, une rage farouche les
emporte ; alors, de leurs cornes acérées, de leur front de pierre
et parfois de leurs morsures empoisonnées, elles s’attaquent aux
humains pour les faire périr. Mais une fois amortie l’ardeur du
soleil de midi, le troupeau se repose dans la sérénité des
haleines du fleuve. D’ici là, sous ce haut platane qui s’abreuve
au même cours d’eau que moi, tu pourras te dissimuler. Dès que
les brebis, leur fureur apaisée, seront plus tranquilles, bats les
ramures du bois voisin : tu trouveras de cette laine d’or, qui
reste accrochée çà et là dans l’enchevêtrement des branches. »
C’est ainsi que le roseau, dans sa candeur et son
humanité, enseignait à Psyché accablée comment assurer son salut.
Psyché ne commit pas la faute de prêter à ces instructions
précises une oreille distraite ; elle eut soin au contraire de les
suivre point par point, et dérobe facilement, de la molle toison
d’or fauve, de quoi en remplir sa robe et le rapporter à Vénus.
Mais le succès de cette seconde épreuve ne fut pas mieux reconnu de
sa maîtresse. En fronçant le sourcil et avec un sourire amer : «
Je ne m’y trompe pas », dit Vénus, « et discerne l’auteur de
cette nouvelle supercherie. Mais cette fois je saurai m’assurer si
vraiment ton âme est vaillante et ta prudence sans égale. Vois-tu,
dominant un très haut rocher, la cime de cette montagne escarpée ?
Là se trouve une source sombre : celle des ondes noires qui,
recueillies dans un bassin au creux de la vallée voisine, se
déversent dans les marais du Styx et alimentent les rauques courants
du Cocyte. Je veux qu’au sommet même où la source jaillit des
entrailles de la terre, tu puises de son onde glacée, et sans retard
m’en rapportes la petite urne que voici. » Ce disant, elle lui
remit un flacon de cristal taillé, avec, en plus, de terribles
menaces.
Armchair, cliché de Frank Scylla
Psyché s’empresse et, hâtant le pas, se dirige
vers le sommet de la montagne, pour y trouver au moins le terme d’une
vie lamentable. Mais à peine parvenue aux lieux avoisinants la crête
désignée, elle voit l’immensité de l’entreprise et ses
difficultés mortelles. Car c’était un rocher démesurément haut,
rugueux, glissant, inaccessible. Des entrailles même de la pierre,
il vomissait des eaux repoussantes qui, à peine échappées des
cavités aux ouvertures inclinées, dévalaient le long de la pente,
se frayaient un chemin par un étroit canal où elles se perdaient,
et tombaient inaperçues dans la vallée voisine. A droite aussi et à
gauche, du creux des rochers émergent en rampant et allongeant le
cou des dragons sanguinaires, dont les yeux, astreints à veiller, ne
se ferment jamais, dont les prunelles font le guet, perpétuellement
ouvertes à la lumière. D’ailleurs, les eaux, douées de voix, se
défendaient elles-mêmes. « Éloigne-toi.- Que fais-tu ? Ouvre
l’œil. – A quoi penses-tu ? Gare ! Fuis. – Tu vas te tuer »,
lui criaient-elles sans cesse. Pétrifiée alors devant une
impossibilité manifeste, Psyché, bien que physiquement présente,
perdit toute conscience, absolument écrasée par le poids d’un
péril inextricable ; il ne lui restait même pas la suprême
consolation des larmes. Mais les peines d’une âme innocente
n’échappèrent pas à l’œil attentif d’une providence
charitable. Car soudain voici paraître, les ailes déployées,
l’oiseau royal de Jupiter souverain, l’aigle ravisseur. Se
souvenant que jadis, ministre complaisant, il avait, sous la conduite
de Cupidon, enlevé pour Jupiter l’échanson phrygien, il voulait,
par une aide opportune, honorer la puissance du dieu dans les
épreuves de son épouse. Il abandonne donc les radieux chemins de la
voûte céleste, et s’en venant voler sous les yeux de la jeune
femme, il lui adresse la parole : « Quoi ? simple comme tu l’es,
et sans expérience de ces choses, tu espères, de cette source non
moins terrible que sacrée, pouvoir dérober fût-ce une goutte, ou
seulement l’atteindre ? Les dieux même, sans en excepter Jupiter –
ne l’as-tu pas au moins entendu dire ? – redoutent les ondes
stygiennes, et les serments que vous faites par la puissance des
dieux, les dieux ont coutume de les faire par la majesté du Styx.
Mais donne-moi cette urne. » Il la saisit, l’entoure de ses serres
et, faisant diligence, il balance la masse oscillante de ses ailes,
étend ses rémiges à droite et à gauche, passe entre les dragons,
leurs mâchoires aux dents cruelles, leurs langues où vibre un
triple dard. Les eaux se refusent et l’avertissent avec menaces de
se retirer sans dommage : il répond qu’il vient là par ordre de
Vénus, qu’il est à son service, et cette invention lui ménage un
accès un peu plus facile.
Ainsi Psyché reçut avec joie la petite urne pleine
et se hâta de la rapporter à Vénus. Mais même alors elle ne put
trouver grâce auprès de l’implacable déesse. Celle-ci, tout en
la menaçant de châtiments plus cruels et plus humiliants,
l’apostrophe en ces termes avec un sourire infernal : « Tu m’as
l’air d’être une grande magicienne, et profondément experte en
maléfices, pour avoir si promptement obéi à des ordres tels que
les miens. Mais voici encore, ma mignonne, un service à me rendre.
Prends cette cassette », fit-elle en la lui donnant, « et rends-toi
de ce pas jusque dans les enfers et les sombres pénates d’Orcus.
Là tu présenteras la cassette à Proserpine et tu lui diras : «
Vénus te prie de lui envoyer un peu de ta beauté, ne serait-ce que
la ration d’une seule petite journée. Car ce qu’elle en avait,
elle l’a dépensé et complètement usé à soigner son fils
malade. » Mais ne rentre pas trop tard : il faut que je m’en
frotte avant d’aller pour une séance au théâtre des dieux. »
Mieux que jamais Psyché sentit que son destin
touchait à son terme et comprit avec évidence qu’on la jetait
ouvertement, et sans plus rien voiler, dans une mort toute prête.
Car quoi ? ne la forçait-on pas à se rendre elle-même et sur ses
propres pieds dans le Tartare et chez les Mânes ? Et sans plus
hésiter, elle se dirige vers une haute tour, pour de là se
précipiter : ce serait, pensait-elle, pour descendre aux enfers, la
route la plus directe et la plus aisée. Mais la tour se mit soudain
à parler : « Pourquoi », dit-elle, « malheureuse enfant, chercher
à te détruire en te jetant dans le vide ? Pourquoi, dans cette
dernière épreuve et ce dernier travail, t’abandonner sans raison
? Quand une fois ton esprit sera séparé de ton corps, tu iras bien
sans doute au fond du Tartare, mais tu n’en pourras revenir en
aucune façon. Écoute-moi :
Lacédémone, cité illustre d’Achaïe, est située
non loin d’ici. Sur ses confins, le Ténare se dérobe en des lieux
écartés. Découvre cet endroit. Là s’ouvre un soupirail de la
demeure de Dis. Par la porte béante se laisse apercevoir un chemin
malaisé. Sitôt que, franchissant le seuil, tu t’y seras engagée,
tu n’auras qu’à suivre ce couloir pour parvenir tout droit au
palais même d’Orcus. Mais ne va pas au moins t’avancer ainsi les
mains vides à travers ces ténèbres ; tiens dans chacune d’elles
un gâteau de farine d’orge pétri avec du vin additionné de miel,
et dans ta bouche porte deux pièces de monnaie. Quand tu auras
derrière toi une bonne partie de la route qui conduit chez les
morts, tu rencontreras un âne boiteux porteur de fagots, avec un
ânier semblable à lui. Celui-ci te demandera de lui tendre quelques
brins tombés de sa charge : mais toi, ne profère aucun son et passe
sans mot dire. Bientôt tu parviendras au fleuve de la mort, auquel
est préposé Charon. Celui-ci exige d’abord qu’on acquitte le
droit de passage ; c’est à cette condition que, dans sa barque de
cuir cousu, il transporte les voyageurs sur la rive opposée. Ainsi
même chez les morts vit l’avarice, et un dieu comme Charon, le
percepteur de Dis, ne fait rien pour rien : le pauvre, quand il
meurt, doit se munir du prix de son voyage, et s’il lui advient de
n’avoir pas de monnaie sous la main, nul ne lui permettra de rendre
le dernier soupir. À ce hideux vieillard tu donneras à titre de
péage l’une des pièces que tu porteras, mais de manière qu’il
la prenne de sa propre main dans ta bouche. Ce n’est pas tout.
Pendant que tu traverseras ces eaux stagnantes, un vieillard mort,
nageant à la surface, lèvera vers toi ses mains putréfiées et te
priera de le tirer à toi dans la barque : mais toi, ne te laisse pas
attendrir par une pitié qui t’est interdite.
Cliché de
Quand tu auras franchi le fleuve et progressé un
peu, de vieilles femmes, tissant la toile, te demanderont de leur
donner un coup de main : ne touche pas à cet ouvrage, tu n’en as
pas le droit. Car ce seront là, parmi beaucoup d’autres, des
pièges suscités par Vénus, pour te faire lâcher au moins l’un
des gâteaux. Et ne dis pas : une méchante galette d’orge ? le
dommage est léger. Si tu en perds une, c’est fait pour toi de la
lumière du jour. Car un chien gigantesque aux trois têtes énormes,
monstrueux et formidable animal, lançant du fond de sa gueule, comme
un tonnerre, contre les morts auxquels il ne peut plus faire aucun
mal, des aboiements qui les remplissent d’une vaine terreur, se
tient en permanence sur le seuil même du sombre atrium de Proserpine
et garde en sentinelle vigilante la demeure déserte de Dis.
Jette-lui comme proie l’un des gâteaux : il sera maîtrisé, et
passant outre sans difficulté, tu pénétreras tout droit chez
Proserpine elle-même. Elle te recevra gracieusement et avec bonté,
t’invitera à t’asseoir sur un siège moelleux et à prendre un
copieux repas. Mais toi, assieds-toi à terre, demande un pain
grossier ; quand tu l’auras mangé, fais connaître ce qui t’amène
et prends ce qui te sera présenté. Au retour, tu te rachèteras de
la fureur du chien au moyen du gâteau qui te restera ; tu donneras
ensuite à l’avare nocher la pièce de monnaie que tu auras
réservée et, son fleuve une fois traversé, tu fouleras à nouveau
la trace de tes premiers pas et reverra enfin notre ciel avec le
chœur des astres. Mais de toutes mes recommandations, la plus
importante, la voici : n’essaie ni d’ouvrir la boîte que tu
porteras, ni d’en examiner l’intérieur ; garde-toi, en un mot,
de tout mouvement de curiosité à l’égard du trésor de divine
beauté qu’elle recèlera. »
C’est ainsi que la tour qui voit loin s’acquitta
de sa prophétie. Sans tarder, Psyché se rend au Ténare. Dûment
munie des pièces de monnaie ainsi que des gâteaux, elle descend
rapidement le couloir infernal. Elle dépasse sans mot dire l’ânier
infirme, donne au passeur une pièce en péage, reste insensible à
la requête du mort flottant à la surface, dédaigne les prières
insidieuses des tissandières, endort, en lui jetant un gâteau à
manger, la rage effroyable du chien et pénètre enfin dans la
demeure de Proserpine. Sans accepter ni le siège moelleux ni les
mets raffinés que lui offre son hôtesse, elle s’assied à ses
pieds sur le sol et, satisfaite d’un pain grossier, elle expose la
mission dont l’a chargée Vénus. On remplit en secret, on ferme la
cassette et Psyché la reçoit. À l’aide du second gâteau, elle
donne le change au chien et muselle la bête aboyante, remet en
paiement au passeur la pièce de monnaie qui lui reste et, d’un pas
bien plus alerte, elle ressort des enfers. Mais après qu’elle a,
en la retrouvant, adoré la blanche lumière de ce monde, et malgré
la hâte qu’elle a d’arriver au bout de sa tâche, une curiosité
téméraire s’empare de son esprit. « Eh quoi ! », dit-elle, «
suis-je assez sotte de porter la beauté divine sans en prélever
même une parcelle pour moi et plaire ainsi, qui sait ? à mon bel
amant. » Et, tout en parlant, elle ouvre la boîte. Mais dans la
boîte, rien du tout ; de beauté, pas la moindre trace ; rien qu’un
sommeil infernal, un vrai sommeil de Styx, qui, sitôt que le laisse
apparaître le couvercle, l’envahit, répand sur tous ses membres
une épaisse vapeur léthargique, et l’étend, saisie, sur le
chemin, à la place même où elle posait le pied. La voilà gisante,
immobile : bref, un cadavre endormi.
Mais Cupidon, qui, sa blessure cicatrisée, revenait
à la santé, et qui ne pouvait endurer la longue absence de sa
Psyché, s’était échappé par la très haute fenêtre de la
chambre où il était enfermé. Ses ailes s’étaient reformées
durant ce temps de repos : d’un vol plus rapide que jamais, il
rejoint sa Psyché, balaye avec soin le sommeil, et l’enferme de
nouveau dans la boîte à la place qu’il occupait ; puis,
réveillant Psyché par l’inoffensive petite piqûre d’une de ses
flèches : « Tu étais victime une fois de plus », lui dit-il, «
malheureuse enfant, de la curiosité qui t’a déjà perdue.
Cependant, va, achève de t’acquitter de la mission dont t’a
chargée ma mère. Le reste me regarde, moi. » A ces mots, l’amant
léger prend son vol, et Psyché s’empresse de rapporter à Vénus
le présent de Proserpine.
Cependant, Cupidon, dévoré d’un amour sans
mesure et la mine dolente, redoutant au surplus la soudaine austérité
de sa mère, revient à ses prouesses d’antan. D’un vol rapide il
pénètre jusqu’au haut du ciel, présente sa supplique au grand
Jupiter et plaide sa cause auprès de lui. Jupiter, alors, le prenant
par la joue et, de la main, l’attirant jusqu’à ses lèvres pour
lui donner un baiser, lui dit : « Jamais, mon garçon, tu ne m’as
rendu l’honneur auquel j’ai droit du consentement des dieux, et
ce cœur où s’ordonnent les lois des éléments et les mouvements
des astres, tu le blesse continuellement de tes coups, tu lui
infliges sans répit la honte de faiblesses et d’aventures
terrestres ; au mépris des lois, de la loi Julia elle-même et de la
morale publique, tu compromets dans de bas adultères mon honneur et
ma réputation, en donnant à mes traits augustes la forme
avilissante d’un serpent, d’un feu, d’une bête sauvage, d’un
oiseau, de quelque bétail. N’importe : je me souviendrai que je
suis débonnaire et que tu as grandi entre mes mains : je ferai tout
ce que tu demandes. A condition, toutefois, que, connaissant ton
devoir, tu aies l’œil ouvert sur ceux qui voudraient t’imiter,
et que, s’il existe actuellement sur la terre une beauté sans
pareille, tu me l’offres en récompense de mon bienfait présent. »
Il dit et ordonne à Mercure de convoquer aussitôt
tous les dieux en assemblée, en proclamant que qui manquera au
rendez-vous céleste encourra une amende de dix mille sesterces.
Cette menace eut vite fait de remplir le théâtre du ciel ; et
Jupiter, dominant les autres du haut de son trône élevé, s’exprima
en ces termes :
« Dieux conscrits dont les noms sont portés sur le
registre des Muses, voici un garçon que j’ai élevé de mes mains,
comme sans doute vous le savez tous. J’ai jugé qu’il fallait
mettre un frein aux ardeurs impétueuses de sa première jeunesse.
C’est assez qu’il ait fait parler de lui par le scandale
quotidien de ses adultères et fredaines de tout genre. Otons-lui
toute occasion, et maîtrisons ce dévergondage d’adolescent en
l’enchaînant dans les liens du mariage. Il a fait le choix d’une
jeune fille ; il l’a privée de sa virginité : qu’il la garde,
qu’il l’ait pour sienne et, qu’uni à Psyché, il jouisse à
jamais de l’objet de son amour. » Puis, tournant son visage vers
Vénus : « Et toi, ma fille, ne t’attriste pas, et que cette
alliance avec une mortelle ne t’inspire aucune crainte pour la
condition de ton illustre maison. Je vais faire que cette union ne
soit plus une mésalliance, mais un mariage légitime et conforme au
droit civil. » Aussitôt il ordonne que Mercure aille enlever Psyché
et la conduise au ciel. Et lui tendant une coupe d’ambroisie : «
Prends, Psyché », lui dit-il, « et sois immortelle. Jamais Cupidon
ne se dégagera des liens qui l’attachent à toi ; c’est pour
toujours que vous êtes unis par le mariage. »
À l’instant est servi un abondant repas de noces.
Sur le lit d’honneur était couché le marié, qui tenait Psyché
dans ses bras ; puis Jupiter avec sa Junon, et tous les dieux, chacun
à son rang. La coupe de nectar, qui est le vin des dieux, était
présenté à Jupiter par le jeune pâtre son échanson ; Liber
servait les autres, Vulcain faisait la cuisine, les Heures
empourpraient tout de roses et d’autres fleurs, les Grâces
répandaient des parfums, les Muses faisaient entendre leurs voix
harmonieuses. Puis Apollon chanta en s’accompagnant sur la cithare,
et Vénus, ajustant ses pas à cette douce musique, dansa
gracieusement, après s’être composé un orchestre où les Muses
exécutaient un chœur, tandis qu’un Satyre jouait de la flûte et
qu’un Panisque enflait son chalumeau. C’est ainsi que Psyché
passa selon les rites sous la puissance de Cupidon. Et quand le terme
fut arrivé, il leur naquit une fille, que nous nommons Volupté. »
Apulée (IIe siècle après
J.C.) ; Les métamorphoses, livres IV-VI ; conte de
Psyché
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