Jeune femme Afar mettant son voile - Cliché de Éric Lafforgue
Ambabo, le point de la
côte de l'océan Indien où j'avais trouvé l'hospitalité que les
habitants de Toujourra m'avaient refusée, ne mérite pas même le
nom de hameau : c'est une réunion de cinq à six chaumières.
Il est possible que d'autres huttes viennent grossir cet embryon de
village ; car il n'y a pas longtemps que l'ancienne station de
caravane qui porte le nom d'Ambabo est devenue la résidence fixe de
quelques familles. Comme station, d'ailleurs, Ambabo offre plus
d'avantages que Toujourra : Toujourra est, il est vrai, plus
près de l'entrée du golfe ; les barques qui viennent aborder
dans cette partie du pays des Adels ont à faire 3 lieues de plus
lorsque, laissant Toujourra sur leur droite, elles vont mouiller à
Ambabo ; mais Toujourra n'a que cette supériorité. Le site
d'Ambabo est un lieu de délices lorsque l'on compare au paysage
désolé de Toujourra. On y trouve au moins un peu de végétation,
un peu de verdure ; la chaîne de montagnes qui se dresse à 1
lieue de la mer porte en cet endroit, sur plusieurs de ses mamelons,
quelques bosquets touffus de mimosa ; les eaux que versent ces
montagnes dans la saison des pluies laissent des mares sur la plage,
et un gazon assez vigoureux s'étend autour de ces flaques d'eau.
Jeune Afar - Cliché de Éric Lafforgue
Mon hôte, Ibrahim-Chème, est le fondateur de la ville future d'Ambabo. Si les annales des Adels obtiennent jamais la poétique transformation de la légende, on retrouvera, dans les commencements d'Ambabo, des circonstances analogues à celles que l'on rencontre à l'origine des villes de la Grèce primitive. Ibrahim-Chème appartient à un clan différent de celui qui fournit à Toujourra la majorité de ses habitants. La plupart des habitants de Toujourra sont de la tribu des Adâlis : Ibrahim-Chème est de celle des Asouba. Il y a plusieurs années, il y eut du sang versé entre ces deux tribus. Or entre Danakiles le sang versé ne se pardonne pas. Un meurtre est le commencement d'une interminable série de vendette : les parents du mort doivent le venger ; puis la solidarité de la vengeance s'étend de la famille à la tribu tout entière. Cette chaîne de vendette peut se terminer cependant, soit par le sacrifice du premier coupable, soit par un marché analogue à celui que toléraient les mœurs des anciens germains. Les deux familles s'entendent sur le prix du sang, et une valeur en toile, en bétail ou en argent efface le crime et éteint la vengeance. Il paraît pourtant qu'entre Ibrahim-Chème et les Toujourris on ne put arriver à un accord de cette nature : Ibrahim quitta Toujourra avec son fils et une quinzaine d'hommes de son clan, et vint se construire une chaumière à Ambabo.
Dromadaires chargés du sel du lac Assal - Cliché de Sauro Pucci
Les lettres du roi et de
la reine de Choa n'avait pas mis fin à mes embarras ; le
service que j'avais rendu à son fils ne m'avait pas non plus bien
solidement conquis le cœur d'Ibrahim-Chème : je m'en aperçus
lorsque je commençai à débattre avec cet avare sauvage et ses
compatriotes le prix des chameaux dont j'avais besoin pour
transporter tous mes bagages au Choa. Il n'y avait pas au Kaire
d'usurier cophte plus difficile à saisir derrière ses balances et à
travers ses hypocrites lunettes, pas de revendeur juif plus habile à
supputer les exactions auxquelles il peut soumettre notre impatience,
qu'un Bédouin du pays des Adels à qui vous voulez louer des
chameaux.
Jeune Afar - Cliché de Sauro Pucci
Dans mon premier voyage,
j'avais payé 9 talari par chameau pour le trajet de Toujourra à
Efate ; j'en offrais dix cette fois. Ibrahim-Chème me répondit
que les bêtes étaient très fatiguées, et qu'il n'oserait pas les
exposer, dans ce moment, à un nouveau voyage. J'offris 12 talari. «
Nous ne trouverons jamais, disait Ibrahim, tous les chameaux dont tu
as besoin pour tes effets : il nous faudra bien du temps avant
de les réunir. » J'élevais encore on offre : « par le
tombeau du prophète ! Répliquait le Bédouin promenant son
long cure-dent de racine dans sa bouche immense, je t'assure que nos
chameaux sont dans l'intérieur ; c'est l'époque de l'année où
nous les faisons reposer ; ils sont très-maigres ; ils
paissent près d'Aoussa et de Moullou. » Or moi-même, en allant
chasser dans les environs d'Ambabo, j'avais rencontré des Bédouins
qui gardaient des dromadaires à 1 lieue du rivage, dans les petit
bois de mimosas des montagnes. Je dis à Ibrahim que je n'étais pas
dupe de ses mensonges ; je le sommai de me déclarer tout
nettement son prix ; « je verrai au moins ce que j'aurai à
faire, si je puis te l'accorder, ou si je dois décidément renoncer
au voyage. » Après de longs pourparlers, Ibrahim mis en demeure, me
demanda 20 talari ; il me fallait quarante-deux chameaux :
c'était donc une somme de 840 talari (plus de 4,500 fr.). Il fut
convenu que je payerais 600 salariés (3,000 fr.) comptant, et le
reste à mon arrivée dans le Choa.
Cliché satellite du Ghoubbet-el-Kharab (le Gouffre des Démons) et du lac Assal
Pendant la durée de la
négociation et les préparatifs du départ, Ibrahim-Chème profita
de son séjour à Ambabo pour célébrer une cérémonie funéraire
en commémoration de la mort de sa fille. C'est un usage imposé par
les mœurs des Danakiles, auquel le Bédouin eût bien voulu se
soustraire. Le plus net de la cérémonie était, en effet, un repas
homérique qu'il était obligé de donner, chaque jour, à tout les
Bédouins rassemblés à Ambabo. Il en coûtait à Ibrahim un bœuf
par jour ; il n'eût pas été plus malheureux si on lui eût
tiré le plus pur de son sang. Je ne sais si l'infortuné regrettait
sa fille autant que cette partie de son troupeau dont il lui faisait
une hécatombe. Pour moi, j'eus à m'applaudir de cette rencontre ;
elle engagea le vieil avare à presser notre départ. « Si nous
restons quelque temps encore, me disait-il, je suis un homme ruiné,
je suis un homme mort : tout mes bœufs y passeront ; mais
Dieu est grand ! Et je dois cela ma fille. » J'avais assurément
peu de sympathie pour la douleur de l'usurier, qui m'avait lui-même
si fort pressuré. La fête funéraire donnait d'ailleurs à Ambabo
une animation qui m'aidait un peu à supporter l'ennui de ma halte
forcée. Dès huit heures du matin, les hommes se mettaient en prière
dans une cabane qui sert de mosquée ; ils restaient jusqu'à
dix heures à marmonner des versets du Koran. À dix heure, on
faisait un premier repas, puis on se remettait en prière jusqu'à
trois, et on mangeait encore avant le soleil couché. Pendant que les
Bédouins se livraient à leur insipide psalmodie, tantôt je
recueillais mes observations scientifiques, tantôt je m'amusais à
regarder les femmes danakiles occupées à broyer le dourah entre
deux pierres pour faire le pain, ou lavant sur le rivage les vases de
bois qui composent la vaisselle des Bédouins, ou préparant le repas
dans d'horribles chaudrons. Je passais aussi la plus grande partie de
mon temps à battre la campagne en chassant autour d'Ambabo. Je
revenais toujours après avoir tué plusieurs lièvres et des
francolins, qui ne formaient pas la plus méprisable portion des
festins. Aussi, aux heures des repas, Ibrahim-Chème ne manquait
jamais de m'envoyer ma part dans un grand vase de bois, où les
viandes bouillies et rôties étaient entassées pêle-mêle avec le
biscuit de dourah, au milieu d'une sauce aigre et épicée, au parfum
de laquelle ces Lucullus peu raffinés se lèchent amoureusement les
lèvres.
Jeunes filles Afar devant leur logement - Cliché de Anthony Pappone
Notre départ avait été
fixé au 15 septembre. Je fus obligé de diviser mes bagages en
ballots plus petits, et d'en proportionner le poids et le volume à
la force des chameaux. Or les chameaux du pays des Adels sont
faibles, d'une race bien inférieure à celle des chameaux d'Égypte ;
on ne leur fait pas porter plus de 200 à 250 livres ; on ne les
charge pas non plus de la même manière que dans ce dernier pays. En
Égypte, on place sur leur échine montueuse une sorte de coussin
pour adoucir le fardeau. Dans le pays des Adels, le coussin est
représenté par une simple natte de palmier. L'arrangement des
marchandises sur les flancs du chameau est, du reste, fort ingénieux,
et complète d'une façon très pittoresque sa physionomie étrange.
Deux pieux, long d'un mètre et demi, de l'épaisseur du bras,
fortement attachés en croix par des cordes, de manière à figurer
un compas ouvert dont les branches se prolongeraient un peu au-delà
du sommet de l'angle, sont assis sur des bourrelets de palmier à
chacune des deux extrémités de la bosse du dromadaire. Le long de
ces quatre leviers qui chevauchent unis deux à deux, on lie avec de
fortes cordes les sacs, les caisses, les ballots, de manière à
équilibrer les poids ; et la charge, ainsi fixé et, pour ainsi
dire, accrochée à la bosse, retombe comme deux lourdes ailes sur
les flancs de l'animal.
Caravane en marche - Cliché de Pascal Boegli
Dans la journée du 15,
dès le matin, les Bédouins commencèrent à partir les uns après
les autres. Le rendez-vous de la caravane avait été fixé à
Douloulle, station située à trois lieues au sud d'Ambabo et où
l'on trouve trois puits d'eau saumâtre. Ibrahim-Chème, qui avait
organisé la caravane et devait en être le chef, le ras el
kafilet, comme disent les Arabes, Ibrahim-Chème fut retenu
jusqu'au soir à Ambabo : j'y restais avec lui. Nous nous mîmes
en marche les derniers, au moment où le soleil se couchait. Les
habitants du hameau vinrent nous conduire à une petite distance ;
avant de se séparer d'Ibrahim, il prièrent une dernière fois avec
lui. Le vieux Bédouin, la face tournée dans la direction de la
Mecque, prononça les versets sacrés au milieu de ses parents et de
ses amis assis sur leurs jambes croisées. La prière terminée il se
releva, fit ses adieux à la petite troupe avec toute la gravité
musulmane, et nous nous acheminâmes vers Douloulle, où nous
passâmes la nuit.
Caravane en marche - Cliché de Pascal Boegli
Le lendemain fut vraiment
le jour du départ de la caravane. Plusieurs Bédouins s'y étaient
réunis et avaient élevé à soixante le nombre de nos hommes, et à
cent quarante celui de nos chameaux. De ceux-ci, il n'y avait guère
que les miens qui fussent chargés ; les autres devaient aller
prendre sur les bords d'un grand lac salé, situé à une douzaine de
lieues, du sel qu'ils comptaient transporter au Choa.
Jeunes filles Afar - Cliché de Éric Lafforgue
J'ai indiqué, dans la
relation de mon premier voyage, toutes les étapes de la route
parcourue par les caravanes qui vont de l'océan Indien au royaume de
Choa. Je ne m'astreindrai pas à suivre point par point une
nomenclature qu'un intérêt géographique me prescrivait de donner
complètement une première fois, et qui ne serait plus ici qu'une
répétition fastidieuse. On ne s'étonnera pas d'ailleurs que
j'éprouve, en retraçant les circonstances de ma traversée dans le
pays d'Adel, comme un arrière-goût des ennuis que j'ai subis en
accomplissant ce voyage. Je crois pouvoir le dire sans qu'on m'accuse
de vouloir exagérer les difficultés de mes travaux, pour en
rehausser le mérite, il y a peu de voyages plus fatigants pour
l'esprit et pour le corps, plus périlleux à la fois et plus
monotones que de parcourir les déserts des Adels. Le Major Harris,
un des hommes les plus expérimentés dans les voyages africains, en
a gardé une impression semblable, et l'a rendue dans sa relation
avec les couleurs les mieux senties et les plus justes. Lui-même,
lorsque je le rencontrai plus tard dans le Choa, ne pouvait revenir
de son étonnement lorsque je lui racontai que j'avais tenté tout
seul, et pour la seconde fois, une expédition si peu attrayante. Au
moins, dans d'autres pays, les magnificences de la nature sont une
compensation aux périls que vous bravez, un délassement aux
fatigues que vous vous imposez : c'est la nature qui fait du
désert des Adels le plus affreux des séjours. Le pays des Adels,
que l'on traverse en allant de l'océan Indien au Choa, et en
descendant du nord-est au sud-ouest, sur une ligne de 130 lieux, que
l'on met un mois à parcourir, le pays des Adels est une région
montueuse, tourmentée par le travail volcanique à un point qu'on ne
saurait rendre. Il n'y a nulle part dans le monde autant de cratères
éteints, autant de laves répandues sur le sol. Si les anciens
eussent connu cette contrée, ce n'est point en Sicile qu'ils eussent
placé la guerre des Titans contre les dieux, ou les ardents
fourneaux des cyclopes. Aucune eau fécondante ne parcourt les
brûlants replis de cette terre ravagée en tous sens par les feux
souterrains et embrasée par le soleil des tropiques. On n'y trouve
même pas, sauf de très-rares exceptions, dans la structure et le
groupement des masses rocheuses, ces aspects tour à tour bizarres ou
majestueux, effrayants ou sublimes, mais empreints d'un caractère
d'imposante grandeur ou d'originalité pittoresque, qu'offrent
ordinairement les pays de montagnes. Il n'y a ici qu'une médiocrité
uniforme : presque toujours des collines aux pentes peu
abruptes, aux longues croupes parsemées de petits cônes, bouches
éteintes de volcans d'où ont coulé d'immenses et épaisses couches
de lave. Ajoutez la teinte rougeâtre et sombre qu'elles doivent à
leur constitution géologique ; versez sur elle la lumière
tropicale qui découpe les contours avec une si âpre rigueur, et
vous concevrez la tristesse de ce paysage, qui ne fait grâce au
regard d'aucun détail de son aridité importune.
Vue sur les monts Mabla depuis les environs de Tadjourah - Photographe non identifié
En quittant Douloulle, on
côtoie encore pendant quelque temps le fond du golfe ; puis,
abandonnant la mer, on s'engage dans une gorge qui s'ouvre entre deux
coteaux taillés verticalement comme des murailles. Au débouché de
la gorge, que l'on monte par une pente assez douce, le sentier viable
se resserre, se replie en zigzags et se hérisse de rochers. Des
mimosas tordent sur la lisière de la route leurs branches maigres
que les chameaux effeuillent et emportent en passant d'un coup de
tête gourmand. Après avoir traversé un petit plateau, on entre
dans une gorge plus aride et plus difficile encore ; des blocs
de trachyte et de basalte y heurtent à chaque instant les pieds des
chameaux et leur arrachent des rugissements sourds. Bientôt les
animaux ne purent plus passer qu'un à un : la pente devenait si
rapide, les chameaux escaladaient ce roc avec de si pénibles
efforts, que je craignais de voir au moindre faux pas dégringoler au
bas de la côte celui derrière lequel je me trouvais. Je pris les
devants. Nous perdîmes, en effet, en ce lieu un chameau qui se cassa
la jambe. La fatalité voulut que ce fut celui sur lequel mon
daguerréotype avait été placé. Les Danakiles se furent bientôt
consolés de la perte du chameau en le dépeçant et en le mangeant ;
moi je regrettais longtemps mon daguerréotype brisé.
Vue sur les monts Mabla depuis les environs de Tadjourah - Photographe non identifié
Nous arrivâmes sur les
bords du lac Salé, que les Danakiles appellent Mel el Assâl,
et qui est leur plus grande richesse naturelle. Ce lac, phénomène
géologique extraordinaire, présente un des paysages les plus
désolés que l'on rencontre dans le pays des Adels. Du haut des
versants qui plongent vers lui, on voit ses eaux dormantes s'étendre
en un bassin circulaire de plusieurs lieues de diamètre, autour
duquel une ligne non interrompue de montagnes volcanisées forme une
ceinture lugubre. C'est sur les parois de cette cuve que la chaleur
solaire, pompant les eaux depuis des siècles, amène la
cristallisation naturelle du sel. Le sel entoure la surface verdâtre
du lac d'une frange blanche, large de près d'un kilomètre, assez
solide pour porter les chameaux d'une caravane. Sur le bord de ce
nouveau rivage flotte de grands dodécaèdres qui élargissent la
croûte cristallisée, à laquelle ils finiront par adhérer. Une
bande blanchâtre, haute de 50 pieds, qui couvre les montagnes autour
du lac, indique sans doute le niveau primitif des eaux, et mesure les
progrès de l'évaporation. C'est une vue affreuse au milieu du jour,
sous un ciel incandescent, que le spectacle de cette véritable mer
morte, qui s'engourdit, qui s'épaissit, qui se solidifie lentement ;
de cette mer déserte de navires, emprisonné par une révolution
volcanique, et qui se laisse impunément insulter par le sabot du
dromadaire.
Vue du lac Assal - Photographe non identifié
J'ai mesuré, au moyen du
baromètre, la dépression du lac salé par rapport au niveau de la
mer : elle est de 217 mètres 700 millim. Il n'est pas
vraisemblable qu'une dépression aussi considérable soit uniquement
le résultat de l'évaporation. Le lac n'est évidemment que le fond
d'un ancien golfe qui a été séparé de la mer et s'est trouvé
intercepté à la suite du soulèvement des terrains qui s'élèvent
maintenant entre ses rives et celle de l'océan. Il n'y a qu'à
examiner la croupe qui remplit l'intervalle du lac à la mer pour se
convaincre de la réalité de ce soulèvement. Un ancien volcan coupe
cet espace du nord au sud, et deux coulages ont répandu une lave
diverse et inégale sur ses deux pentes, dont l'une descend vers la
mer et l'autre aboutit au lac. Mais la tourmente qui a soulevé ce
volcan et les montagnes qui l'entourent comme d'immenses vagues
pétrifiées a pu affaisser le lit du golfe dont elle faisait un
lac ; et c'est ainsi qu'il est permis d'expliquer la dépression
extraordinaire de ses eaux par rapport au niveau de l'océan.
Vue du lac Assal - Photographe non identifié
Les Bédouins de ma
caravane restèrent deux journées interminables à charger du sel
sur leur chameaux. Nous longeâmes d'assez près le lac pendant 5 ou
6 lieux. Nous étions à l'extrémité sud de la mer de sel, lorsque
nous trouvâmes une vallée où s'ouvraient trois petits cratères,
et que coupent quatre coteaux dont les couches supérieures sont
formées d'une lame d'une lave celluleuse. Ces coteaux s'inclinent de
l'est à l'ouest, et se prolongent jusqu'au lac en décrivant des
angles de 18°, 16°, 13° et 12°. Je réunis dans tous les endroits
de précieux échantillons pour la collection géologique de ma
route.
Récolte du sel sur le lac Assal - Cliché de Sauro Pucci
Notre première station,
en sortant de cette vallée, fut auprès de la source d'eau saumâtre
de Gongonta. C'était à l'entrée d'une gorge resserrée entre deux
montagnes renversées de leur plan primitif, où un trachyte vitreux
et brunâtre, la diorite schisteuse et un granit-gneiss perforé et
fendillé étagent leurs couches obliques. Le voisinage de Gongonta
nous avait été signalé par un plan d'ardoise haut de 2 à 3 m qui
coupent perpendiculairement la route, et que de loin on prendrait
pour une muraille élevé de main d'homme.
Caravane en marche - Cliché de Pascal Boegli
À l'entrée de la gorge
les Bédouins me montrèrent deux tombeaux qui renferment les corps
de deux soldats de l'expédition anglaise qui ont été assassinée
en ce lieu ; un peu plus loin est la sépulture d'une troisième
victime qui avait survécu quelques heures à ses blessures. Ce sont
de modestes pyramides formée de pierres entassées. Pour montrer aux
bédouins la sympathie que m'inspirait le sort de ces malheureux, je
ramassais quelques pierres, et j'allais les déposer pieusement sur
ces tristes tumuli. On me nomma l'auteur de ces horribles
assassinats : il s'appelait Homet-Saboreyto ; il habite la
montagne de Joudda, non loin d'Ambabo. Un de ses parents,
Mahamet-Saboreyto, avait commis, sur deux Anglais de Toujourra, un
crime semblable : ce fut son exemple qui anima Homet ; car
je ne sais pas si ce n'est point une circonstance plus odieuse, ces
crimes n'ont été inspirés que par une sorte de point d'honneur
infernal ; ils n'avaient aucun des motifs qui mettent
ordinairement le poignard à la main des meurtriers. Plus tard à mon
retour du Choa, j'ai fait moi-même connaissance avec ses deux
misérables. On verra, par la suite de ce récit, en quelle occasion
et comment je dus me comporter à leur égard.
Désert Danakil - Cliché de Andrea Schieber
M. Harris a raconté ce
déplorable épisode de son expédition. Il avait campé dans la
gorge de Gongonta avec sa caravane. La nature du terrain ne lui avait
pas permis de prendre les précautions de défense les plus
régulières contre une tentative nocturne. Il avait placé ses
chevaux au centre du ravin ; du côté du versant du nord
dormait les soldats de son escorte européenne ; les officiers
bivouaquaient au bas du versant méridional ; un fort piquet de
Danakiles étaient en avant, et une sentinelle européenne se
promenait devant le front du camp. On passa une première nuit dans
ces dispositions : la chaleur que le sol avait conservée, et
que ne tempérait pas la moindre brise, la rendit lourde ; mais
elle fut assez tranquille. On s'arrangea le lendemain soir de la même
manière ; la journée avait été aussi brûlante. Une heure
avant minuit, une longue bouffée de sirocco s'engouffra dans la
gorge avec des sifflements lamentables et en soulevant des nuages de
poussière ; quelques lourdes gouttes de pluie tombèrent ;
puis tout redevint calme, et la lune se leva au milieu d'un silence
de mort. Tout à coup, vers deux heures, un sauvage hurlement
irlandais se fait entendre : tous les hommes s'éveillent et se
mettent instinctivement sur leurs jambes ; chacun prend son
fusil et l'arme dans l'attente de l'ennemi invisible. Le major Harris
rallie avec peine ses soldats, qui se pressaient en désordre autour
des lits de l'état-major ; il les ramène à l'endroit d'où le
cri de détresse est parti : on y trouve un sergent et un
caporal baignés dans leur sang, et en proie aux dernières
convulsions de l'agonie : l'un avait l'artère carotide coupée ;
un coup de poignard avait frappé l'autre au cœur. À côté des
deux cadavres se tordait un portugais de la suite de l'ambassade, le
ventre fendu et les entrailles pendantes.
Désert Danakil - Cliché de Pascal Boegli
Au moment où avait été
poussé le cri d'alarme, on avait vu deux ombres se glisser au fond
du ravin et disparaître dans les anfractuosités de la montagne. Les
Danakiles, qui avaient tous pris leur bouclier et leurs lance,
voulurent les poursuivre ; mais, quoique la lune brillât au
ciel, il fut impossible de les découvrir dans les fentes des rochers
où il s'étaient ensevelis.
On fut bientôt convaincu
que ces crimes n'avaient eu pour prétexte aucune tentative de vol :
ils avaient été accomplis pour la gloire seule qui entoure
l'homicide dans le pays des Adels. L'homme qui tue un homme conquiert
parmi ces tribus sauvages le renom de guerrier ; il a le droit
d'attacher à sa chevelure enduite de suif une blanche plume
d'autruche, de passer un bracelet de cuivre autour de son bras,
d'ajouter quelques ornements d'argent à ses armes : d'ailleurs,
qu'il ait plongé son poignard au cœur d'un voyageur ou qu'il ait
percé son ennemi de sa lance en combattant, la gloire et la même ;
et les assassins qui sont venus traîtreusement donner la mort à
trois soldats anglais, au milieu de leurs camarades, doivent
s'estimer et sont regardés sans doute par leurs compatriotes comme
de rares et intrépides guerriers.
Volcanisme près de Erta, en pays Afar - Cliché de Sauro Pucci
La vue des tombeaux des
soldats anglais, les récits des Bédouins sur leur mort passée déjà
à l'état de légende, me firent faire un douloureux retour sur
moi-même. Les Anglais, qui étaient au nombre de trente, dont la
petite troupe formidablement armée eut pu braver plusieurs kabyles
d'Adels, n'avaient pas effrayé les assassins. Je me demandais avec
une pénible anxiété si, jeté au milieu de ce désert et de ces
sauvages, obligé de puiser en moi seul toute ma force morale et
toute ma force matérielle, je pourrais pour mon salut ce que trente
hommes n'avaient pas pu pour trois de leurs compagnons.
De Gongonta nous allâmes
camper à Allouli, et nous y attendîmes des Bédouins retardataires
qui étaient restés au lac Salé après nous. La triste catastrophe
dont je venais de voir les lugubres monuments était pour moi une
leçon terrible ; elle m'apprenait que c'était surtout pendant
la halte, aux heures de repos, que le plus grand danger me menaçait,
et que mes inquiétudes devaient devenir plus vives. En marche, je
l'avoue, je n'avais aucune crainte ; je sentais ma ceinture
garnie de rassurants pistolets ; je portais sur mon épaule un
formidable fusil à quatre coups, que j'avais acheté à Paris, chez
un marchand de bric-à-brac. Les Bédouins en avaient une peur
horrible ; il l'appelait l'afrit, le diable. Les armes à
feu ont sur eux une puissance presque magique, et j'avais su en
profiter. Ils croient que l'on peut tirer avec un fusil autant de
coups que l'on veut : je me suis bien gardé de leur ôter cette
erreur, et j'ai bien eu soin de ne jamais charger mes armes à feu
devant eux. Ils croyaient encore, lorsqu'ils me voyaient prendre mon
fusil ou un pistolet, qu'en faisant tourner le canon autour de moi je
pouvais imprimer à la balle une impulsion circulaire et frapper les
hommes qui m'entouraient. À peine leur disais-je que j'allais faire
feu, qu'ils se couchaient à terre en criant : Allah, el
chietan ! Dieu ! Voilà le démon ! Ils restaient
étendus à mes pieds et ne se relevaient que lorsque je leur disais
que je ne voulais tuer personne. Mon large chapeau, mon sombrero
de feutre gris, était pour eux le sujet d'une erreur non moins
plaisante. Don Quichotte prit un plat à barbe pour l'armet de
Mambrin ; les Bédouins se figuraient que mon chapeau était un
bouclier. « Oui, leur disais-je, je le passe à mon bras lorsque je
suis attaqué ; mais, quand je n'ai rien à craindre, je m'en
sers pour défendre ma tête contre les feux du soleil. »
Volcanisme près de Erta, en pays Afar - Photographe non identifié
On le voit, le jour, les
moyens de me faire respecter ne me manquaient pas ; mais, la
nuit, la magique puissance de mes armes s'endormait avec moi ;
et, comme je n'étais protégé par aucune sentinelle, l'audace des
Bédouins pouvait fort bien profiter de ce moment pour se réveiller.
Je pris donc le parti de me servir à moi-même de sentinelle pendant
la nuit, c'est-à-dire de ne pas dormir. Voici, en conséquence, la
manière dont j'arrangeais mon temps. D'ordinaire, les caravanes se
mettent en marche de fort grand matin, et s'arrêtent pour camper
vers midi ou deux heures. Alors, si la nature du terrain le permet,
on forme avec les marchandises déchargées un cercle dont les
chameaux occupent le centre ; les Bédouins préparent leur
repas, arrangent leurs ballots, donnent à manger aux animaux, se
reposent, ou, assis en cercle, entament de longues conversations.
Moi, je reconnaissais d'abord le terrain, j'allais recueillir des
échantillons géologiques, je faisais mes observations
thermométriques, barométriques, magnétiques. Revenu au camp,
j'étendais un tapis sur l'endroit que j'avais choisi pour me
coucher ; je plaçais au-dessus une natte en palmier que je
relevais avec des pieux ou en m'aidant des inégalités du terrain,
de manière à m'en former une sorte de tente, et je m'endormais avec
sécurité à côté de mon fusil et de mes pistolets ; car, le
jour, au milieu de toutes les caravanes affairées, je n'avais rien à
craindre. Le Bédouin qui me servait de cuisinier, qui préparait mon
riz et faisait rôtir les gazelles et les francolins que je tuais en
route, avait ordre de m'éveiller au coucher du soleil. Je dînais,
et je passais la nuit, au milieu des Bédouins étendus auprès de
leurs marchandises, à boire du café, à fumer, et surtout à faire
bonne garde.
Charles-Xavier Rochet d'Héricourt
(1801-1854) -
Second voyage sur les deux rives de
la mer Rouge dans le pays des Adels et le royaume de Choa. Pages
[59]-80. Paris, Arthus Bertrand, 1846
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