dimanche 23 septembre 2012

Cangaço !!!




Esta cova em que estás
Com palmos medidos
e a conta menor
que tiraste em vida !

E de bom tamanho
nem largo nem fundo
e a parte que te cabe
nesse latifúndio ...

Não é cova grande
e a cova medida
e a terra que querias
vai ser dividida

E uma cova grande
pra teu pouco defunto
mas estás mais ancho
que estavas no mundo

E uma cova grande
pra teu defunto parco
porém mais que no mundo
te sentirás largo.

E uma cova grande
pra tua carne pouco
mas a terra dada
não se abre a boca

E a parte que te cabe
nesse latifúndio
E a terra que querias
ver dividida


Cette fosse où tu gis/Au plus près mesurée/Est le maigre héritage/Que la vie t’a laissé/
C’est la bonne taille/Ni large ni profonde/C’est la part qui te revient/De cette exploitation/
Cette fosse n’est pas grande/La taille est calculée/C’est la terre que tu voulais/Voir partagée/
Cette fosse est bien grande/Pour un pauvre défunt/Mais tu y seras mieux/Que dans notre monde/
Cette fosse est bien grande/Pour ton corps si fin/Mais plus qu’en ce monde/Tu t’y sentiras bien/
Cette fosse est bien grande/Pour ta pauvre chair/Mais à terre donnée/On ne regarde pas la bouche/
C'est la part  qui te reviens/de cette exploitation/C'est la terre que tu voulais/ voir partagée

Paroles : João Cabral de Melo Neto ; Musique : Chico Buarque, 1965
http://www.youtube.com/watch?v=JMDG9r6knB0



Hugo Pratt (1927-1995) ; La macumba du gringo, 1977



  Cangaço est le nom donné à une forme de banditisme social présent dans la région administrative du Nordeste au Brésil, entre la seconde moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle. Dans cette région aride et très difficile à cultiver (le sertão), les rapports sociaux sont particulièrement durs et les inégalités plus criantes qu'ailleurs.

  Dans une forme de révolte contre la domination des propriétaires terriens et le gouvernement, beaucoup d'hommes et de femmes ont décidé de devenir des bandits nomades (les cangaçeiros), errant dans les grandes étendues de l'arrière-pays (caatinga), cherchant de l'argent et de la nourriture, dans un esprit de vengeance.

  En 1834, le terme cangaçeiro était déjà utilisé pour se référer à des bandes de paysans pauvres qui habitaient dans les étendues désertiques du nord du Brésil, portant des vêtements et des chapeaux en cuir, et des armes telles que des carabines, des révolvers, des fusils, ou des couteaux longs et étroits (les peixeiras). "Cangaçeiro" était une expression péjorative, désignant une personne qui ne pouvait pas s'adapter à la vie des régions développées du littoral.

  Le cangaçeiro le plus célèbre de tous, celui qui est souvent associé à toute l'histoire du cangaço, était un homme appelé Virgulino Ferreira da Silva, plus connu sous le nom de Lampião. Né en 1897 dans le village de Serra Talhada (dans l'État de Pernambouc), il a commencé sa "carrière" vers l'âge de 20 ans, alors qu'il était artisan du cuir, à cause d'une vendetta entre deux familles : les Pereira et les Nogueira-Carvalho. Son père, un modeste paysan, fut abattu par la police au cours de ce conflit. Certains de ses frères s'enfuirent sauf trois qui suivirent Virgulino qui, fou de rage, avait choisi le cangaço (« la vendetta représente presque invariablement le point de départ de la carrière d’un cangaçeiro brésilien », selon Éric Hobsbawn).

  Lampião savait lire et écrire et portait des lunettes, chose assez rare dans les régions pauvres de l'intérieur du Nordeste. Considéré comme un mélange de héros et de bandit, Lampião, surnommé le "Seigneur du Sertão" (Senhor do Sertão) ou le "Roi du Cangaço" (O Rei do Cangaço), est devenu l'un des icônes populaires les plus représentées du Brésil. Au cours de l'une de ses errances, il se maria dans l'État de Bahia, avec Maria Bonita. Sa bande de cangaçeiros, qui voyagea pendant près de 19 ans, ne compta jamais plus de 50 hommes armés et à cheval.

  Lampião fut tué par la police en 1938, dans un lieu situé à la frontière des États de Bahia et d'Alagoas, quand un indicateur donna l'emplacement de leur campement à la police. Une attaque massive se termina dans le sang, et l'ensemble du groupe, soit dix personnes,dont Lampião et sa compagne, Maria Bonita, fut tué. Leurs têtes, décapitées et embaumées furent exposées pendant près de trente ans dans divers endroits du Brésil.

  Le dernier cangaçeiro reconnu, Cristino Gomes da Silva Cleto (10 août 1907, Água Branca - Alagoas, 25 mai 1940, Jeremoabo - Bahia), alias Corisco, fut abattu à Barra do Mendes, dans l'État de Bahia.

  Les récits populaires mettant en scène des cangaçeiros, déjà nombreux au début du siècle, se multiplient avec les morts de Lampião et de Corisco, inspirant en premier lieu les poètes populaires nordestinos, qui immortalisent leurs prouesses à travers un genre de chansons de geste, le cordel, interprété sur les marchés et les foires.

(notice inspirée librement à partir de l'article "Cangaço" de Wikipedia)




La Caatinga

 
  Aride et inhospitalière, s'étend la caatinga. Dans ce sertao sec et sauvage comme un désert d'épines, sur des lieues et des lieues, ne s'élèvent que de rares arbustes. Sous le soleil brûlant de midi, des serpents et des lézards se glissent entre les pierres. Ce sont des lézards énormes, immobiles, ils semblent dater du commencement du monde, avec leurs yeux fixes sans expression, comme des sculptures primitives. Ce sont les serpents les plus venimeux, le jararacuçu, la jararaca, le serpent à sonnette, le coral. Ils sifflent au moindre frémissement des branches, lorsque les lézards sautent, lorsque le soleil chauffe à l'excès. Les rideaux d'épines qui s'entrecroisent dans la caatinga forment un désert infranchissable, c'est le cœur inviolable du Nordeste, la sécheresse, les piquants et le venin, le manque de tout ; on n'y trouve pas un seul chemin, même rudimentaire, pas un arbre à l'ombre reposante, pas le moindre fruit juteux. Seules quelques umburanas s'élèvent de temps à autre, rompant la monotonie des arbustes de leur présence amie et accueillante. Autrement, on n'y voit guère, à l'infini, que des cactées de toutes espèces, des favelas, des mandacarus, des columbis, des quichabas, des croas, des couronnes-de-pères, avec, au milieu de toute cette âpreté, surgissant comme une vision miraculeuse, la fleur d'une orchidée. Un enchevêtrement d'épines, inextricable. Sur des lieues et des lieues, à travers tout le Nordeste, s'étend le désert de la caatinga. Sans routes, sans chemins, sans sentiers, sans nourriture et sans eau, sans ombre et sans ruisseaux, impossible à traverser. La caatinga du Nordeste.

  Pourtant, sillonnant ce désert dans tous les sens, voyage une foule innombrable de paysans. Des hommes chassés de chez eux par les grands propriétaires et par la sécheresse, expulsés de leurs maisons, des hommes sans travail qui descendent vers Sao Paulo, eldorado de leur imagination. Ils viennent de toutes les régions du Nordeste pour faire ce voyage aux sombres surprises, les pieds chaussés de sandales de cuir, ils coupent la caatinga, ils se frayent un chemin à travers les épines, ils triomphent des serpents perfides, ils surmontent la soif et la faim, les mains écorchées, les visages déchirés, les cœurs au désespoir. Ils sont des milliers et des milliers qui se succèdent sans trêve. C'est un voyage qui a commencé il y a très longtemps et personne ne sait quand il finira, car tous les ans, les colons qui ont perdu leurs champs, les travailleurs exploités, les victimes de la sécheresse et des "colonels"1, rassemblent leurs guenilles, leurs enfants et leurs dernières forces pour commencer le même exode. Et tandis qu'ils descendent vers Juazeiro ou Montes Claros, remontent ceux qui reviennent, déçus, de Sao Paulo. Et il est difficile, sinon impossible, de dire quelle est la plus grande misère, celle de ceux qui partent ou celle de ceux qui reviennent. C'est la faim et la maladie, les cadavres abandonnés en chemin, fumant le sol de la brousse, pour que naissent plus vigoureux les mandacarus, pour que se dressent plus aiguës les épines qui déchireront la chair d'autres paysans fugitifs. Des familles entières entreprennent le voyage et, lorsqu'elles atteignent Pirapora, la maladie et la faim les ont réduites de moitié. Dans les villes qui bordent la caatinga, on entend les histoires les plus incroyables, on apprend les malheurs les plus atroces, malheurs qu'aucun roman ne pourrait conter sans passer pour absurde. C'est un voyage qui ne finit jamais, toujours recommencé par des hommes qui ressemblent à ceux qui les ont précédés comme l'eau d'un verre ressemble à l'eau d'un autre verre. Ce sont les mêmes visages de couleur indéfinissable, les mêmes pieds gigantesques, aux orteils écartés, sortant des sandales trouées, les mêmes cheveux clairsemés, les mêmes corps décharnés et résistants, les mêmes femmes sur les visages fatigués desquelles toute beauté a disparu. Peuplant le désert de la caatinga de leurs vies désespérées, de leurs soupirs de souffrance, ouvrant de leurs pas des sentiers qui se referment aussitôt sur eux en une muraille d'épines.

  Là, dans la brousse, habitent les cangaceiros. Les soldats de la vengeance, les maures du sertao. Ils n'ont ni paix, ni repos, ils n'ont ni logis, ni bivouac, ni foyer, ni moyen de transport. Pour eux, leur maison et leur foyer, leur lit et leur table, c'est la caatinga bien-aimée. Les soldats de la police qui les poursuivent n'osent pas se hasarder dans l'enchevêtrement des pieds de chiquechiques, et des croas. C'est là, dans la caatinga, parmi les serpents et les lézards, que vivent les bandits et c'est là qu'eux aussi, parfois, ils abattent à coups de carabine les paysans qui montent et descendent dans leur migration perpétuelle.

  Et c'est là, au cœur desséché de la caatinga, que surgissent les beatos2 les plus fameux, ceux qui entraînent des foules tragiques sur leurs pas, emplissant le sertao de prières étranges, de rites superstitieux, annonçant, de leur bouche pleine de prophéties, la fin du monde et la fin des souffrances des paysans. Dans la brousse ont vécu Lucas da Feira, Antonio Silvino, Corisco et Lampiao ; aujourd'hui s'y réfugient Lucas Arvoredo et ses bandits. Dans la caatinga sont apparus Antonio Conselheiro et le Saint Lourenço. Du fin fond du désert surgit maintenant, avec les mêmes paroles de visionnaire, le béato Estevao.

  Mais les noms peuvent changer, les émigrants sont les mêmes, les visages restent semblables, c'est la même famine, le même fatalisme, la même résolution dans leur allure. Traversant la caatinga, venant à bout des épines, des pierres, des lézards et, des serpents, allant toujours de l'avant, marchant vers ce fameux Sao Paulo, où l'on dit que la terre est pour rien et que l'argent coule à flots ; revenant de Sao Paulo, où ils n'ont trouvé ni terre, ni argent.

  Ils avancent toujours, ils sont des centaines, ils sont des milliers, à faire ce voyage d'épouvantes. Cette caatinga, ils mettent des mois à la traverser, les morts jonchent les chemins improvisés, mais les cadavres eux-mêmes n'arrivent pas à modifier le paysage désolé où, sous le soleil caustique, dorment les lézards indifférents. De l'eau, il n'y en a que là-bas, là où s'achève la misère de la caatinga et où commence la misère du fleuve Sao Francisco.


            1.Colonel : titre purement honorifique, donné aux fazendeiros, aux grands propriétaires. Survivance des premiers temps de la colonisation du Brésil, où 1'on divisa tout le pays en de vastes domaines, confiés à des militaires haut-gradés qui avaient pour tâche de les exploiter.
    2. Beatos : mystiques, sortes de prophètes, chefs religieux qui parcourent le sertao en annonçant la fin du monde.
     
[...]

Voici Lucas Arvoredo
Qui s'amène avec son fusil,
Les hommes ont froid dans le dos,
Il en a tué plus de mille.

Voici Lucas Arvoredo
Avec son couteau de chasse,
Qui crève si bien la peau,
Les riches en ont la chiasse.

Voici Lucas Arvoredo
Qui s'amène avec son fusil,
N'ayez pas peur d'Arvoredo,
Mon nom, fillette, est gentil.

Arvoredo le voici,
Qui s'amène avec son couteau,
Les animaux ses amis
Vont manger dans son chapeau.

Voici Lucas Arvoredo
Qui s'amène avec son fusil...




Virgulino Ferreira da Silva, alias  Lampião (1897-1938)


José

  José, qu'on appelait Zè Tonnerre, se jeta sur le sol. La balle passa en sifflant juste à la hauteur où se serait trouvée sa tête, s'il n'avait été aussi agile. Il s'était couché sur des broussailles hérissées d'épines, mais ses vêtements de cuir le protégeaient et, d'ailleurs, il y était habitué. Il visa à travers les arbustes, mais ne tira pas tout de suite, gardant l’œil fixé sur la mire de son fusil. Lorsque enfin il appuya sur la gâchette, il poussa en même temps un cri rauque d'animal en furie. Partant de la caatinga, d'autres cris jaillirent, barbares, étranges. Zè Tonnerre vit l'homme lâcher son arme, battre l'air de ses mains, s'effondrer. Il visa Lucas Arvoredo qui, à quelques pas de là, était couché, lui aussi

- J'en ai descendu un...

  Penché sur son fusil, Lucas Arvoredo sourit sans répondre. Il ne tenait pas à rater son tir, surtout à présent que Zè Tonnerre venait d'abattre un de ces maudits « macacos »1.

- J'y vais !... - hurla-t-il, et l'on reconnut sa voix dans l'autre camp, là où se trouvaient les soldats de la Police2. Le coup partit, le lieutenant y échappa par miracle. Pendant un instant, les soldats eurent envie de lâcher leurs armes et de s'enfuir. Mais ce fut l'espace d'une seconde. Déjà la voix du lieutenant ordonnait :

- Feu!

  Et la fusillade reprit, les balles traversaient les broussailles, effarouchant serpents et lézards. Sentant renaître en eux l'espoir d'en finir avec Lucas Arvoredo et sa bande de brigands, les soldats reprirent courage.

  Le blessé gémissait sourdement, la balle l’avais touché au ventre ; on voyait son uniforme se teinter de sang et des morceaux de viscères apparaître. Candido un soldat déjà vieux, lui donna à boire. Le lieutenant évitait de regarder de ce côté-là ; c'était presque un gamin encore et le spectacle d'un homme en train mourir lui donnait la nausée. Cela faisait peu de temps qu'il avait quitté l’École des Cadets de la Police militaire de son État. Comme il s'était marié et que sa femme venait d'avoir un enfant, son commandant, qui l'estimait pour sa bonne conduite et son ardeur au travail, l'avait fait nommer lieutenant en l'envoyant à la tête d'une petite garnison, dans une ville de l'intérieur.

  Les soldats se remirent à tirer, les cangaceiros ne ripostaient plus.

- Est-ce qu'ils se seraient enfuis ? - se demanda le lieutenant. C'était là son premier combat ; il ignorait tout des méthodes de guerre des bandits, et ce fut Candido, le vieux soldat, qui l'avisa que la lutte venait à peine de commencer. Ayant l'intention de cerner Lucas Arvoredo et de le prendre à revers, le lieutenant ordonna à quelques hommes de faire le détour par un sentier qui s'ouvrait sur la droite. Candido hocha la tête, mais, habitué à obéir, il ne dit rien. Il abandonna le blessé qui agonisait, pour commander la patrouille qui prenait le sentier.

  Le lieutenant ne savait pas s'il avait eu de la chance ou de la malchance. Il n'habitait la ville que depuis une semaine; et, tout fier de son petit garçon, il aidait sa femme à installer leur demeure, lorsque, la veille au soir, un camion chargé de ciment avait apporté la nouvelle. Le chauffeur raconta qu'il avait rencontré les hommes de Lucas à quatre ou cinq lieues de là ; le célèbre Zè Tonnerre lui avait même appuyé son poignard sur la nuque. Ils voulaient obtenir des renseignements sur la ville, le nombre des soldats de la police, les armes qu'ils possédaient. Il leur avait donné ces renseignements ; à sa place, qui ne l'eût fait ? Alors, ils lui avaient pris l'argent qu'il portait sur lui, avaient examiné la charge du camion, puis, voyant que c'était du ciment, ils l'avaient laissé partir. Quand le camion avait démarré, le chauffeur les avait vus s'enfoncer dans la caatinga ; ils ne pouvaient pas être bien loin.

  Le lieutenant ne dit rien à sa femme et alla parler au maire. A son avis, le mieux était de partir à la recherche de Lucas, de l'attaquer dans les bois, de le tuer ou de le faire prisonnier, mais, en tout cas, de lui infliger une leçon qui lui ôterait l'envie de rôder dans ces parages. Le maire était tout à fait d'accord. En général, la bande de Lucas ne s'aventurait pas dans une ville bien défendue. Si le lieutenant se montrait avec ses soldats, Lucas pourrait les prendre pour l'avant-garde d'une troupe en garnison dans la ville. Et, même au cas où le lieutenant ne parviendrait ni à le capturer, ni à le tuer, Lucas s'enfuirait certainement. Pendant ce temps, le maire réunirait les hommes de la cité ; les plus courageux se muniraient d'armes et, si par hasard, Lucas apparaissait, il trouverait à qui parler ! Il suggéra également que l'on envoyât quelqu'un dans la ville voisine, pour y demander l'appui de la patrouille. Mais cela présentait un inconvénient : l'aller et retour prendrait plus d'une journée, car 1a grande route était contrôlée par Lucas et le messager devrait traverser la caatinga à pied. Le lieutenant trouva que c'était inutile. Il disposait de dix-huit hommes, cela suffirait : Le maire, de son côté, pourrait en armer une trentaine. Et, selon l'avis général, la bande de Lucas ne comptait pas plus de vingt hommes.

- Moins, dit le maire. Quand ils sont entrés à Grauna, ils n'étaient que onze...

- Et alors...

  Ce ne fut qu'au moment de partir qu'il avertit sa femme. Il la vit pâlir. Quand le commandant avait proposé son transfert et sa promotion, elle aurait voulu qu'il refusât. Cette ville lointaine, perdue dans le sertao, se trouvait aux confins des terres dominées par Lucas Arvoredo. Lucas lui-même s'était intitulé « gouverneur du sertao » et il y avait plus de dix ans qu'il parcourait la brousse, semant la terreur, le meurtre, le vol et le viol. Sa renommée courait le monde, et on n'avait jamais réussi à le capturer. Une seule fois, une balle l'avait touché, le blessant à la cuisse. Mais le beato Estevao l'avait rendu invulnérable en guérissant sa plaie. Depuis cette rencontre avec le saint, en compagnie duquel il avait passé quatre jours, Lucas, se sentant invincible, était devenu plus féroce encore. Cela faisait maintenant deux mois qu'il l'avait quitté et qu'il avançait dans la caatinga.

  Le lieutenant se demandait s'il avait eu de la chance ou de la déveine. S'il parvenait à prendre Lucas, ou à le tuer, en récompense, il pouvait espérer être promu capitaine, voir son portrait dans les journaux et sa gloire s'étendre jusqu'à Rio de Janeiro... Mais il risquait aussi la mort, les brigands de Lucas n'ayant pas l'habitude de rater leur coup ! Le lieutenant était jeune, il portait un fil de moustache au-dessus de la lèvre. Il aimait son uniforme et rêvait de gloire : Son nom était Ezéchiel da Silveira. Ses soldats l'aimaient et trouvaient que cela avait été une déveine...

   Quand la fusillade avait commencé, le lieutenant s'était mis à penser à son petit garçon. Quand il serait grand, il pourrait être fier de son père, le lieutenant qui avait abattu Lucas Arvoredo ! Il restait debout entre les arbustes, n'écoutant pas le vieux soldat qui le traitait comme son fils et le suppliait de se coucher. Mais il ne répondait pas et, debout, bien d'aplomb et souriant, il dirigeait le combat.

  Ils étaient partis la veille à la nuit tombante et, le matin, ils avaient trouvé la piste de Lucas Arvoredo sur la grande route. Ils s'étaient alors enfoncés dans la caatinga, les hommes savaient comment y déceler les traces des bandits. Ils étaient en train de marcher, examinant les branches cassées, les feuilles froissées, quand les premiers coups de feu étaient partis. Ils n'avaient pas pu distinguer immédiatement d'où ils venaient.

- C'est bien eux, dit Candido.

  Ils s'étaient dissimulés derrière les buissons et avaient repéré les cangaceiros un peu plus loin, dans le fourré d'arbustes. De l'endroit où ils étaient, partait un sentier qui donnait sur la route, derrière laquelle se retranchaient les bandits. Ce fut par là que s'en alla Candido avec six soldats.

- Quand vous serez arrivés, tirez trois coups à la file, pour m'avertir. Après, attendez cinq minutes et avancez... - tels furent les ordres du lieutenant.

  Candido salua et s'éloigna. Lui-même, il se tenait pour un homme perdu, et il était résigné, mais il avait pitié du lieutenant, si bon garçon et si jeune encore ! Cette tentative d'encerclement était une absurdité. Lucas connaissait la caatinga comme la paume de sa main, et il était impossible de l'y cerner, avec si peu d'hommes ! Le lieutenant Miranda, lui, n'aurait jamais fait cela ; il aurait cherché seulement à effrayer les cangaceiros et à les faire déguerpir le plus loin possible.

  Les bandits virent les soldats se déplacer. Ils avertirent leur chef. Lucas, comprenant que le lieutenant voulait les cerner, fit son plan de bataille :

- D'abord, on va liquider ceux d'ici, pendant que les autres sont dans le sentier. Là-bas, y seront trop loin, y pourront plus venir à la rescousse. Après, on s'occupe des autres et on en finit avec tous ces macacos

  Des coups de feu partaient de l'endroit où se tenait le lieutenant. Les balles passaient haut, les cangaceiros ne ripostaient pas. Ils avaient pris position, attendant que les soldats commandés par le vieux Candido fussent arrivés au bout du sentier. Un sifflement se fit soudain entendre ; on eût dit un oiseau appelant sa compagne, c'était le signal. Alors, ils commencèrent à tirer, bondissant et hurlant de façon démoniaque. Ils se jetaient à terre, rugissant comme des damnés, faisant un vacarme à épouvanter les plus courageux. Ils continuaient, cependant, d'avancer dans la direction du lieutenant. Déjà, trois soldats étaient tombés ; les autres étaient sur le point de s'échapper. Le jeune officier sentit l'effroi qui régnait parmi ses hommes. Il eut un moment l'espoir que Candido arriverait à temps pour prendre Lucas à revers. Mais il savait bien qu'il était trop tard pour qu'il pût revenir à son secours. Ses soldats l'observaient. L'un d'eux s'écria :

- Mon lieutenant, vaudrait mieux filer, sinon on va tous y passer !...

  Les coups de feu des cangaceiros et leurs hurlements se rapprochaient de plus en plus. Le lieutenant répliqua :

- Fuyez si vous voulez, espèces de lâches. Moi, je n'abandonnerai pas Candido et les autres.

  Un homme s'avança

- Moi, je reste avec mon lieutenant...

  Un second se gratta la tête, mit son arme en joue.

  Mais déjà les autres s'enfuyaient, et s'enfonçaient dans la caatinga, laissant leur fusil.

  Lucas Arvoredo prit son temps pour viser en toute sûreté. La balle déchira la poitrine du lieutenant. Quand ils le virent tomber, ses derniers hommes lâchèrent leurs armes et disparurent.

  Ce fut Zè Tonnerre qui arriva le premier auprès des blessés. Le lieutenant était mort, mais deux des soldats étaient encore vivants. Il les acheva au poignard. Puis ils les fouillèrent. Lucas examinait les fusils :

- Ils sont bons, ces flingots, dit-il.

  Ils s'emparèrent des munitions abandonnées. C'était ainsi qu'ils faisaient leurs réserves. Ils se servaient aussi de certains coiteiros3 disséminés dans le sertao et qui achetaient des balles pour Lucas et sa bande.

- Maintenant, on va en finir avec les autres...

  Bien que le sentier se trouvât devant eux, ils entrèrent dans la caatinga. Personne d'autre ne se serait hasardé à la traverser. Mais les hommes de Lucas étaient habitués à se frayer un passage à travers les arbustes épineux. Ils étaient tous vêtus comme des bouviers et portaient leurs cartouchières sur leurs vestes de cuir. Chaussés de sandales, ils allaient sans bruit et leur démarche feutrée évoquait celle des jaguars.

  Mais Candido était un soldat de vieille expérience ; quand il entendit la fusillade il en conclut aussitôt que Lucas avait remarqué son départ et deviné la tactique du lieutenant. Comme il n'avait plus le temps de revenir sur ses pas, il continua d'avancer. Avec un peu de chance, pensait-il, il pourrait encore attaquer la bande avant que la résistance du lieutenant ne prît fin. Il allait atteindre le point fixé quand la fusillade cessa. Il entendit une dernière détonation. Il imagina ce qui s'était passé.

- Ils achèvent d'en tuer un...

  Alors il se dirigea avec ses hommes vers la grande route. Là, Lucas ne viendrait sans doute pas l'attaquer. Il marchait le plus rapidement possible, exhortant ses soldats. S'il l'avait pu, il serait retourné là où il avait laissé le lieutenant, pour voir son corps.

  Quand ils arrivèrent sur la route, les bandits de Lucas braquaient déjà leurs fusils dans la caatinga. Mais, comme il l'avait prévu, ils n'osaient pas s'engager plus avant, c'était de là qu'ils tiraient. Candido continuait d'avancer. Alors Lucas ordonna à ses hommes de les suivre parallèlement à la route, dans les broussailles. Ils réussirent encore à abattre un soldat. Mais Candido eut la chance de rencontrer un camion qui venait de la ville, il lui fit faire demi-tour et ils y montèrent tous.

  La nouvelle que Lucas marchait sur la ville les avait précédés. Les soldats qui avaient abandonné le lieutenant étaient déjà arrivés et faisaient le récit des événements. Les habitants commençaient à s'enfuir.

  Candido alla tout droit à la maison du lieutenant. Sa femme était jeune, élancée, avec de grands yeux et un certain charme nostalgique.

- Le lieutenant n'est pas encore revenu ?

- Pourquoi? Il est arrivé quelque chose ?

  Candido s'apprêtait à mentir, lorsque le maire, qui était à sa recherche, apparut. Certain que la jeune femme avait déjà appris la nouvelle, il se mit à lui faire ses condoléances. Elle s'évanouit et le maire s'empressa de la soutenir. Embarrassé, il grommelait

- Il ne manquait plus que ça...

  Ils l'étendirent sur son lit et la laissèrent aux soins d'une servante. Le maire avertit celle-ci

- Il vaudrait mieux que vous alliez dans les bois... Il faut quitter la ville...

  Et, s'adressant à Candido

- Rassemblez les soldats qui restent et allez m'attendre à la mairie.

  Les commerçants fermaient leurs portes, des gens couraient dans les rues, d'autres transportaient leurs biens vers la campagne qui entourait la ville. Le peu d'automobiles qu'il y avait ne servait pratiquement à rien, car personne n'avait le courage d'emprunter la grande route. Quelques hommes passèrent, armés, se dirigeant vers la mairie.


    1. Macacos : Macaques : nom donné aux soldats de la Police militaire par les cangaceiros.
    2. Soldats de la Police : il s'agit de la Police militaire. Chacun des, États du Brésil possède une Police militaire, force militaire distincte de 1'Armée régulière du Pays. Les cadres en sont fournis par l'Armée.
    3. Coiteros : propriétaires de plantations qui protègent les bandits et les cachent quand il le faut.


Jorge Amado (1912-2001) ; Seara vermelha, roman, 1946 : Les Chemins de la faim, trad. par Violante do Canto, Les Éditeurs français réunis, Paris, 1951, 383 p.



 Hermann ; Caatinga, 1997
(À suivre...)




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