Esta cova em que estás
Com palmos medidos
e a conta menor
que tiraste em vida !
E de bom tamanho
nem largo nem fundo
e a parte que te cabe
nesse latifúndio ...
Não é cova grande
e a cova medida
e a terra que querias
vai ser dividida
E uma cova grande
pra teu pouco defunto
mas estás mais ancho
que estavas no mundo
E uma cova grande
pra teu defunto parco
porém mais que no mundo
te sentirás largo.
E uma cova grande
pra tua carne pouco
mas a terra dada
não se abre a boca
E a parte que te cabe
nesse latifúndio
E a terra que querias
ver dividida
Com palmos medidos
e a conta menor
que tiraste em vida !
E de bom tamanho
nem largo nem fundo
e a parte que te cabe
nesse latifúndio ...
Não é cova grande
e a cova medida
e a terra que querias
vai ser dividida
E uma cova grande
pra teu pouco defunto
mas estás mais ancho
que estavas no mundo
E uma cova grande
pra teu defunto parco
porém mais que no mundo
te sentirás largo.
E uma cova grande
pra tua carne pouco
mas a terra dada
não se abre a boca
E a parte que te cabe
nesse latifúndio
E a terra que querias
ver dividida
Cette fosse où tu gis/Au plus près mesurée/Est le maigre héritage/Que la vie t’a laissé/
C’est la bonne taille/Ni large ni profonde/C’est la part qui te revient/De cette exploitation/
Cette fosse n’est pas grande/La taille est calculée/C’est la terre que tu voulais/Voir partagée/
Cette fosse est bien grande/Pour un pauvre défunt/Mais tu y seras mieux/Que dans notre monde/
Cette fosse est bien grande/Pour ton corps si fin/Mais plus qu’en ce monde/Tu t’y sentiras bien/
Cette fosse est bien grande/Pour ta pauvre chair/Mais à terre donnée/On ne regarde pas la bouche/
C'est la part qui te reviens/de cette exploitation/C'est la terre que tu voulais/ voir partagée
Paroles : João Cabral de Melo Neto ; Musique : Chico Buarque, 1965
http://www.youtube.com/watch?v=JMDG9r6knB0
Hugo Pratt (1927-1995) ; La macumba du gringo, 1977
Cangaço est le nom donné à une forme de banditisme social présent dans
la région administrative du Nordeste au Brésil, entre la seconde moitié du XIXe
siècle et la première moitié du XXe siècle. Dans cette région aride
et très difficile à cultiver (le sertão), les rapports sociaux
sont particulièrement durs et les inégalités plus criantes
qu'ailleurs.
Dans une forme de révolte contre la domination des propriétaires
terriens et le gouvernement, beaucoup d'hommes et de femmes ont
décidé de devenir des bandits nomades (les cangaçeiros),
errant dans les grandes étendues de l'arrière-pays (caatinga), cherchant de
l'argent et de la nourriture, dans un esprit de vengeance.
En 1834, le terme cangaçeiro était déjà utilisé pour
se référer à des bandes de paysans pauvres qui habitaient dans les
étendues désertiques du nord du Brésil, portant des vêtements et
des chapeaux en cuir, et des armes telles que des carabines, des
révolvers, des fusils, ou des couteaux longs et étroits (les
peixeiras). "Cangaçeiro" était une expression
péjorative, désignant une personne qui ne pouvait pas s'adapter à
la vie des régions développées du littoral.
Le cangaçeiro le plus célèbre de tous, celui qui est
souvent associé à toute l'histoire du cangaço,
était un homme appelé Virgulino Ferreira da Silva, plus connu sous
le nom de Lampião. Né en 1897 dans le village de Serra Talhada
(dans l'État de Pernambouc), il a commencé sa "carrière"
vers l'âge de 20 ans, alors qu'il était artisan du cuir, à cause
d'une vendetta entre deux familles : les Pereira et les
Nogueira-Carvalho. Son père, un modeste paysan, fut abattu par la
police au cours de ce conflit. Certains de ses frères s'enfuirent
sauf trois qui suivirent Virgulino qui, fou de rage, avait choisi le
cangaço (« la vendetta représente presque
invariablement le point de départ de la carrière d’un cangaçeiro
brésilien », selon Éric Hobsbawn).
Lampião savait lire et écrire et portait des lunettes, chose
assez rare dans les régions pauvres de l'intérieur du Nordeste.
Considéré comme un mélange de héros et de bandit, Lampião,
surnommé le "Seigneur du Sertão" (Senhor do Sertão)
ou le "Roi du Cangaço" (O Rei do Cangaço), est
devenu l'un des icônes populaires les plus représentées du Brésil.
Au cours de l'une de ses errances, il se maria dans l'État de Bahia,
avec Maria Bonita. Sa bande de cangaçeiros, qui voyagea
pendant près de 19 ans, ne compta jamais plus de 50 hommes armés et
à cheval.
Lampião fut tué par la police en 1938, dans un lieu situé à la
frontière des États de Bahia et d'Alagoas, quand un indicateur
donna l'emplacement de leur campement à la police. Une attaque
massive se termina dans le sang, et l'ensemble du groupe, soit dix
personnes,dont Lampião et sa compagne, Maria Bonita, fut tué. Leurs têtes, décapitées et embaumées furent exposées pendant près de trente ans dans divers endroits du Brésil.
Le dernier cangaçeiro reconnu, Cristino Gomes da Silva Cleto (10 août 1907, Água Branca - Alagoas, 25 mai 1940, Jeremoabo - Bahia), alias Corisco, fut
abattu à Barra do Mendes, dans l'État de Bahia.
Les récits populaires mettant en scène des cangaçeiros,
déjà nombreux au début du siècle, se multiplient avec les morts
de Lampião et de Corisco, inspirant en premier lieu les poètes
populaires nordestinos, qui immortalisent leurs prouesses à
travers un genre de chansons de geste, le cordel, interprété
sur les marchés et les foires.
(notice inspirée librement à partir de l'article "Cangaço" de Wikipedia)
La Caatinga
Aride et inhospitalière,
s'étend la caatinga. Dans ce sertao sec et sauvage
comme un désert d'épines, sur des lieues et des lieues, ne
s'élèvent que de rares arbustes. Sous le soleil brûlant de midi,
des serpents et des lézards se glissent entre les pierres. Ce sont
des lézards énormes, immobiles, ils semblent dater du commencement
du monde, avec leurs yeux fixes sans expression, comme des sculptures
primitives. Ce sont les serpents les plus venimeux, le jararacuçu,
la jararaca, le serpent à sonnette, le coral. Ils
sifflent au moindre frémissement des branches, lorsque les lézards
sautent, lorsque le soleil chauffe à l'excès. Les rideaux d'épines
qui s'entrecroisent dans la caatinga forment un désert
infranchissable, c'est le cœur inviolable du Nordeste, la
sécheresse, les piquants et le venin, le manque de tout ; on n'y
trouve pas un seul chemin, même rudimentaire, pas un arbre à
l'ombre reposante, pas le moindre fruit juteux. Seules quelques
umburanas s'élèvent de temps à autre, rompant la
monotonie des arbustes de leur présence amie et accueillante.
Autrement, on n'y voit guère, à l'infini, que des cactées de
toutes espèces, des favelas, des mandacarus, des
columbis, des quichabas, des croas, des
couronnes-de-pères, avec, au milieu de toute cette âpreté,
surgissant comme une vision miraculeuse, la fleur d'une orchidée. Un
enchevêtrement d'épines, inextricable. Sur des lieues et des
lieues, à travers tout le Nordeste, s'étend le désert de
la caatinga. Sans routes, sans chemins, sans sentiers, sans
nourriture et sans eau, sans ombre et sans ruisseaux, impossible à
traverser. La caatinga du Nordeste.
Pourtant, sillonnant ce désert dans tous les sens,
voyage une foule innombrable de paysans. Des hommes chassés de chez
eux par les grands propriétaires et par la sécheresse, expulsés de
leurs maisons, des hommes sans travail qui descendent vers Sao Paulo,
eldorado de leur imagination. Ils viennent de toutes les régions du
Nordeste pour faire ce voyage aux sombres surprises, les
pieds chaussés de sandales de cuir, ils coupent la caatinga,
ils se frayent un chemin à travers les épines, ils triomphent des
serpents perfides, ils surmontent la soif et la faim, les mains
écorchées, les visages déchirés, les cœurs au désespoir. Ils
sont des milliers et des milliers qui se succèdent sans trêve.
C'est un voyage qui a commencé il y a très longtemps et personne ne
sait quand il finira, car tous les ans, les colons qui ont perdu
leurs champs, les travailleurs exploités, les victimes de la
sécheresse et des "colonels"1,
rassemblent leurs guenilles, leurs enfants et leurs dernières forces
pour commencer le même exode. Et tandis qu'ils descendent vers
Juazeiro ou Montes Claros, remontent ceux qui reviennent, déçus, de
Sao Paulo. Et il est difficile, sinon impossible, de dire quelle est
la plus grande misère, celle de ceux qui partent ou celle de ceux
qui reviennent. C'est la faim et la maladie, les cadavres abandonnés
en chemin, fumant le sol de la brousse, pour que naissent plus
vigoureux les mandacarus, pour que se dressent plus aiguës
les épines qui déchireront la chair d'autres paysans fugitifs. Des
familles entières entreprennent le voyage et, lorsqu'elles
atteignent Pirapora, la maladie et la faim les ont réduites de
moitié. Dans les villes qui bordent la caatinga, on entend
les histoires les plus incroyables, on apprend les malheurs les plus
atroces, malheurs qu'aucun roman ne pourrait conter sans passer pour
absurde. C'est un voyage qui ne finit jamais, toujours recommencé
par des hommes qui ressemblent à ceux qui les ont précédés comme
l'eau d'un verre ressemble à l'eau d'un autre verre. Ce sont les
mêmes visages de couleur indéfinissable, les mêmes pieds
gigantesques, aux orteils écartés, sortant des sandales trouées,
les mêmes cheveux clairsemés, les mêmes corps décharnés et
résistants, les mêmes femmes sur les visages fatigués desquelles
toute beauté a disparu. Peuplant le désert de la caatinga
de leurs vies désespérées, de leurs soupirs de souffrance, ouvrant
de leurs pas des sentiers qui se referment aussitôt sur eux en une
muraille d'épines.
Là, dans la brousse, habitent les cangaceiros.
Les soldats de la vengeance, les maures du sertao. Ils n'ont
ni paix, ni repos, ils n'ont ni logis, ni bivouac, ni foyer, ni moyen
de transport. Pour eux, leur maison et leur foyer, leur lit et leur
table, c'est la caatinga bien-aimée. Les soldats de la police
qui les poursuivent n'osent pas se hasarder dans l'enchevêtrement
des pieds de chiquechiques, et des croas. C'est là,
dans la caatinga, parmi les serpents et les lézards, que
vivent les bandits et c'est là qu'eux aussi, parfois, ils abattent à
coups de carabine les paysans qui montent et descendent dans leur
migration perpétuelle.
Et c'est là, au cœur desséché de la caatinga,
que surgissent les beatos2
les plus fameux, ceux qui
entraînent des foules tragiques sur leurs pas, emplissant le sertao
de prières étranges, de rites superstitieux, annonçant, de leur
bouche pleine de prophéties, la fin du monde et la fin des
souffrances des paysans. Dans la brousse ont vécu Lucas da Feira,
Antonio Silvino, Corisco et Lampiao ; aujourd'hui s'y réfugient
Lucas Arvoredo et ses bandits. Dans la caatinga sont apparus
Antonio Conselheiro et le Saint Lourenço. Du fin fond du désert
surgit maintenant, avec les mêmes paroles de visionnaire, le béato
Estevao.
Mais les noms peuvent changer, les émigrants sont
les mêmes, les visages restent semblables, c'est la même famine, le
même fatalisme, la même résolution dans leur allure. Traversant la
caatinga, venant à bout des épines, des pierres, des lézards
et, des serpents, allant toujours de l'avant, marchant vers ce fameux
Sao Paulo, où l'on dit que la terre est pour rien et que l'argent
coule à flots ; revenant de Sao Paulo, où ils n'ont trouvé ni
terre, ni argent.
Ils avancent toujours, ils sont des centaines, ils
sont des milliers, à faire ce voyage d'épouvantes. Cette caatinga,
ils mettent des mois à la traverser, les morts jonchent les chemins
improvisés, mais les cadavres eux-mêmes n'arrivent pas à modifier
le paysage désolé où, sous le soleil caustique, dorment les
lézards indifférents. De l'eau, il n'y en a que là-bas, là où
s'achève la misère de la caatinga et où commence la misère
du fleuve Sao Francisco.
1.Colonel : titre purement honorifique, donné aux fazendeiros, aux grands propriétaires. Survivance des premiers temps de la colonisation du Brésil, où 1'on divisa tout le pays en de vastes domaines, confiés à des militaires haut-gradés qui avaient pour tâche de les exploiter.
1.Colonel : titre purement honorifique, donné aux fazendeiros, aux grands propriétaires. Survivance des premiers temps de la colonisation du Brésil, où 1'on divisa tout le pays en de vastes domaines, confiés à des militaires haut-gradés qui avaient pour tâche de les exploiter.
-
2. Beatos : mystiques, sortes de
prophètes, chefs religieux qui parcourent le sertao en annonçant
la fin du monde.
[...]
Voici Lucas Arvoredo
Qui s'amène avec son fusil,
Les hommes ont froid dans le dos,
Il en a tué plus de mille.
Voici Lucas Arvoredo
Avec son couteau de chasse,
Qui crève si bien la peau,
Les riches en ont la chiasse.
Voici Lucas Arvoredo
Qui s'amène avec son fusil,
N'ayez pas peur d'Arvoredo,
Mon nom, fillette, est gentil.
Arvoredo le voici,
Qui s'amène avec son couteau,
Les animaux ses amis
Vont manger dans son chapeau.
Voici Lucas Arvoredo
Qui s'amène avec son fusil...
Qui s'amène avec son fusil...
Virgulino Ferreira da Silva, alias Lampião (1897-1938)
José
José, qu'on
appelait Zè Tonnerre, se jeta sur le sol. La balle passa en sifflant
juste à la hauteur où se serait trouvée sa tête, s'il n'avait été
aussi agile. Il s'était couché sur des broussailles hérissées
d'épines, mais ses vêtements de cuir le protégeaient et,
d'ailleurs, il y était habitué. Il visa à travers les arbustes,
mais ne tira pas tout de suite, gardant l’œil fixé sur la mire de
son fusil. Lorsque enfin il appuya sur la gâchette, il poussa en
même temps un cri rauque d'animal en furie. Partant de la caatinga,
d'autres cris jaillirent, barbares, étranges. Zè Tonnerre vit
l'homme lâcher son arme, battre l'air de ses mains, s'effondrer. Il
visa Lucas Arvoredo qui, à quelques pas de là, était couché, lui
aussi
- J'en ai
descendu un...
Penché
sur son fusil, Lucas Arvoredo sourit sans répondre. Il ne tenait pas
à rater son tir, surtout à présent que Zè Tonnerre venait
d'abattre un de ces maudits « macacos »1.
-
J'y vais !... - hurla-t-il, et l'on reconnut sa voix dans
l'autre camp, là où se trouvaient les soldats de la Police2.
Le coup partit, le lieutenant y échappa par miracle. Pendant un
instant, les soldats eurent envie de lâcher leurs armes et de
s'enfuir. Mais ce fut l'espace d'une seconde. Déjà la voix du
lieutenant ordonnait :
- Feu!
Et la
fusillade reprit, les balles traversaient les broussailles,
effarouchant serpents et lézards. Sentant renaître en eux l'espoir
d'en finir avec Lucas Arvoredo et sa bande de brigands, les soldats
reprirent courage.
Le blessé
gémissait sourdement, la balle l’avais touché au ventre ; on
voyait son uniforme se teinter de sang et des morceaux de viscères
apparaître. Candido un soldat déjà vieux, lui donna à boire. Le
lieutenant évitait de regarder de ce côté-là ; c'était presque
un gamin encore et le spectacle d'un homme en train mourir lui
donnait la nausée. Cela faisait peu de temps qu'il avait quitté
l’École des Cadets de la Police militaire de son État. Comme il
s'était marié et que sa femme venait d'avoir un enfant, son
commandant, qui l'estimait pour sa bonne conduite et son ardeur au
travail, l'avait fait nommer lieutenant en l'envoyant à la tête
d'une petite garnison, dans une ville de l'intérieur.
Les soldats se
remirent à tirer, les cangaceiros
ne ripostaient plus.
- Est-ce qu'ils
se seraient enfuis ? - se demanda le lieutenant. C'était là son
premier combat ; il ignorait tout des méthodes de guerre des
bandits, et ce fut Candido, le vieux soldat, qui l'avisa que la lutte
venait à peine de commencer. Ayant l'intention de cerner Lucas
Arvoredo et de le prendre à revers, le lieutenant ordonna à
quelques hommes de faire le détour par un sentier qui s'ouvrait sur
la droite. Candido hocha la tête, mais, habitué à obéir, il ne
dit rien. Il abandonna le blessé qui agonisait, pour commander la
patrouille qui prenait le sentier.
Le lieutenant
ne savait pas s'il avait eu de la chance ou de la malchance. Il
n'habitait la ville que depuis une semaine; et, tout fier de son
petit garçon, il aidait sa femme à installer leur demeure, lorsque,
la veille au soir, un camion chargé de ciment avait apporté la
nouvelle. Le chauffeur raconta qu'il avait rencontré les hommes de
Lucas à quatre ou cinq lieues de là ; le célèbre Zè Tonnerre lui
avait même appuyé son poignard sur la nuque. Ils voulaient obtenir
des renseignements sur la ville, le nombre des soldats de la police,
les armes qu'ils possédaient. Il leur avait donné ces
renseignements ; à sa place, qui ne l'eût fait ? Alors, ils lui
avaient pris l'argent qu'il portait sur lui, avaient examiné la
charge du camion, puis, voyant que c'était du ciment, ils l'avaient
laissé partir. Quand le camion avait démarré, le chauffeur les
avait vus s'enfoncer dans la caatinga
; ils ne pouvaient pas être bien loin.
Le lieutenant
ne dit rien à sa femme et alla parler au maire. A son avis, le mieux
était de partir à la recherche de Lucas, de l'attaquer dans les
bois, de le tuer ou de le faire prisonnier, mais, en tout cas, de lui
infliger une leçon qui lui ôterait l'envie de rôder dans ces
parages. Le maire était tout à fait d'accord. En général, la
bande de Lucas ne s'aventurait pas dans une ville bien défendue. Si
le lieutenant se montrait avec ses soldats, Lucas pourrait les
prendre pour l'avant-garde d'une troupe en garnison dans la ville.
Et, même au cas où le lieutenant ne parviendrait ni à le capturer,
ni à le tuer, Lucas s'enfuirait certainement. Pendant ce temps, le
maire réunirait les hommes de la cité ; les plus courageux se
muniraient d'armes et, si par hasard, Lucas apparaissait, il
trouverait à qui parler ! Il suggéra également que l'on envoyât
quelqu'un dans la ville voisine, pour y demander l'appui de la
patrouille. Mais cela présentait un inconvénient : l'aller et
retour prendrait plus d'une journée, car 1a grande route était
contrôlée par Lucas et le messager devrait traverser la caatinga
à pied. Le lieutenant trouva que c'était inutile. Il disposait de
dix-huit hommes, cela suffirait : Le maire, de son côté, pourrait
en armer une trentaine. Et, selon l'avis général, la bande de Lucas
ne comptait pas plus de vingt hommes.
- Moins, dit le
maire. Quand ils sont entrés à Grauna, ils n'étaient que onze...
- Et alors...
Ce ne fut
qu'au moment de partir qu'il avertit sa femme. Il la vit pâlir.
Quand le commandant avait proposé son transfert et sa promotion,
elle aurait voulu qu'il refusât. Cette ville lointaine, perdue dans
le sertao,
se trouvait aux confins des terres dominées par Lucas Arvoredo.
Lucas lui-même s'était intitulé « gouverneur du sertao
» et il y avait plus de dix ans qu'il parcourait la brousse, semant
la terreur, le meurtre, le vol et le viol. Sa renommée courait le
monde, et on n'avait jamais réussi à le capturer. Une seule fois,
une balle l'avait touché, le blessant à la cuisse. Mais le beato
Estevao l'avait rendu invulnérable en guérissant sa plaie. Depuis
cette rencontre avec le saint, en compagnie duquel il avait passé
quatre jours, Lucas, se sentant invincible, était devenu plus féroce
encore. Cela faisait maintenant deux mois qu'il l'avait quitté et
qu'il avançait dans la caatinga.
Le lieutenant
se demandait s'il avait eu de la chance ou de la déveine. S'il
parvenait à prendre Lucas, ou à le tuer, en récompense, il pouvait
espérer être promu capitaine, voir son portrait dans les journaux
et sa gloire s'étendre jusqu'à Rio de Janeiro... Mais il risquait
aussi la mort, les brigands de Lucas n'ayant pas l'habitude de rater
leur coup ! Le lieutenant était jeune, il portait un fil de
moustache au-dessus de la lèvre. Il aimait son uniforme et rêvait
de gloire : Son nom était Ezéchiel da Silveira. Ses soldats
l'aimaient et trouvaient que cela avait été une déveine...
Quand la
fusillade avait commencé, le lieutenant s'était mis à penser à
son petit garçon. Quand il serait grand, il pourrait être fier de
son père, le lieutenant qui avait abattu Lucas Arvoredo ! Il restait
debout entre les arbustes, n'écoutant pas le vieux soldat qui le
traitait comme son fils et le suppliait de se coucher. Mais il ne
répondait pas et, debout, bien d'aplomb et souriant, il dirigeait le
combat.
Ils étaient
partis la veille à la nuit tombante et, le matin, ils avaient trouvé
la piste de Lucas Arvoredo sur la grande route. Ils s'étaient alors
enfoncés dans la caatinga,
les hommes savaient comment y déceler les traces des bandits. Ils
étaient en train de marcher, examinant les branches cassées, les
feuilles froissées, quand les premiers coups de feu étaient partis.
Ils n'avaient pas pu distinguer immédiatement d'où ils venaient.
- C'est bien
eux, dit Candido.
Ils s'étaient
dissimulés derrière les buissons et avaient repéré les
cangaceiros
un peu plus loin, dans le fourré d'arbustes. De l'endroit où ils
étaient, partait un sentier qui donnait sur la route, derrière
laquelle se retranchaient les bandits. Ce fut par là que s'en alla
Candido avec six soldats.
- Quand vous
serez arrivés, tirez trois coups à la file, pour m'avertir. Après,
attendez cinq minutes et avancez... - tels furent les ordres du
lieutenant.
Candido salua
et s'éloigna. Lui-même, il se tenait pour un homme perdu, et il
était résigné, mais il avait pitié du lieutenant, si bon garçon
et si jeune encore ! Cette tentative d'encerclement était une
absurdité. Lucas connaissait la caatinga
comme la paume de sa main, et il était impossible de l'y cerner,
avec si peu d'hommes ! Le lieutenant Miranda, lui, n'aurait jamais
fait cela ; il aurait cherché seulement à effrayer les cangaceiros
et à les faire déguerpir le plus loin possible.
Les bandits
virent les soldats se déplacer. Ils avertirent leur chef. Lucas,
comprenant que le lieutenant voulait les cerner, fit son plan de
bataille :
- D'abord, on
va liquider ceux d'ici, pendant que les autres sont dans le sentier.
Là-bas, y seront trop loin, y pourront plus venir à la rescousse.
Après, on s'occupe des autres et on en finit avec tous ces macacos
Des coups de
feu partaient de l'endroit où se tenait le lieutenant. Les balles
passaient haut, les cangaceiros
ne ripostaient pas. Ils avaient pris position, attendant que les
soldats commandés par le vieux Candido fussent arrivés au bout du
sentier. Un sifflement se fit soudain entendre ; on eût dit un
oiseau appelant sa compagne, c'était le signal. Alors, ils
commencèrent à tirer, bondissant et hurlant de façon démoniaque.
Ils se jetaient à terre, rugissant comme des damnés, faisant un
vacarme à épouvanter les plus courageux. Ils continuaient,
cependant, d'avancer dans la direction du lieutenant. Déjà, trois
soldats étaient tombés ; les autres étaient sur le point de
s'échapper. Le jeune officier sentit l'effroi qui régnait parmi ses
hommes. Il eut un moment l'espoir que Candido arriverait à temps
pour prendre Lucas à revers. Mais il savait bien qu'il était trop
tard pour qu'il pût revenir à son secours. Ses soldats
l'observaient. L'un d'eux s'écria :
- Mon
lieutenant, vaudrait mieux filer, sinon on va tous y passer !...
Les coups de
feu des cangaceiros
et leurs hurlements se rapprochaient de plus en plus. Le lieutenant
répliqua :
- Fuyez si vous
voulez, espèces de lâches. Moi, je n'abandonnerai pas Candido et
les autres.
Un homme
s'avança
- Moi, je reste
avec mon lieutenant...
Un second se
gratta la tête, mit son arme en joue.
Mais déjà les
autres s'enfuyaient, et s'enfonçaient dans la caatinga,
laissant leur fusil.
Lucas Arvoredo
prit son temps pour viser en toute sûreté. La balle déchira la
poitrine du lieutenant. Quand ils le virent tomber, ses derniers
hommes lâchèrent leurs armes et disparurent.
Ce fut Zè
Tonnerre qui arriva le premier auprès des blessés. Le lieutenant
était mort, mais deux des soldats étaient encore vivants. Il les
acheva au poignard. Puis ils les fouillèrent. Lucas examinait les
fusils :
- Ils sont
bons, ces flingots, dit-il.
Ils
s'emparèrent des munitions abandonnées. C'était ainsi qu'ils
faisaient leurs réserves. Ils se servaient aussi de certains
coiteiros3
disséminés dans le sertao
et qui achetaient des balles pour Lucas et sa bande.
- Maintenant,
on va en finir avec les autres...
Bien que le
sentier se trouvât devant eux, ils entrèrent dans la caatinga.
Personne d'autre ne se serait hasardé à la traverser. Mais les
hommes de Lucas étaient habitués à se frayer un passage à travers
les arbustes épineux. Ils étaient tous vêtus comme des bouviers et
portaient leurs cartouchières sur leurs vestes de cuir. Chaussés de
sandales, ils allaient sans bruit et leur démarche feutrée évoquait
celle des jaguars.
Mais Candido
était un soldat de vieille expérience ; quand il entendit la
fusillade il en conclut aussitôt que Lucas avait remarqué son
départ et deviné la tactique du lieutenant. Comme il n'avait plus
le temps de revenir sur ses pas, il continua d'avancer. Avec un peu
de chance, pensait-il, il pourrait encore attaquer la bande avant que
la résistance du lieutenant ne prît fin. Il allait atteindre le
point fixé quand la fusillade cessa. Il entendit une dernière
détonation. Il imagina ce qui s'était passé.
- Ils achèvent
d'en tuer un...
Alors il se
dirigea avec ses hommes vers la grande route. Là, Lucas ne viendrait
sans doute pas l'attaquer. Il marchait le plus rapidement possible,
exhortant ses soldats. S'il l'avait pu, il serait retourné là où
il avait laissé le lieutenant, pour voir son corps.
Quand ils
arrivèrent sur la route, les bandits de Lucas braquaient déjà
leurs fusils dans la caatinga.
Mais, comme il l'avait prévu, ils n'osaient pas s'engager plus
avant, c'était de là qu'ils tiraient. Candido continuait d'avancer.
Alors Lucas ordonna à ses hommes de les suivre parallèlement à la
route, dans les broussailles. Ils réussirent encore à abattre un
soldat. Mais Candido eut la chance de rencontrer un camion qui venait
de la ville, il lui fit faire demi-tour et ils y montèrent tous.
La nouvelle
que Lucas marchait sur la ville les avait précédés. Les soldats
qui avaient abandonné le lieutenant étaient déjà arrivés et
faisaient le récit des événements. Les habitants commençaient à
s'enfuir.
Candido alla
tout droit à la maison du lieutenant. Sa femme était jeune,
élancée, avec de grands yeux et un certain charme nostalgique.
- Le lieutenant
n'est pas encore revenu ?
- Pourquoi? Il
est arrivé quelque chose ?
Candido
s'apprêtait à mentir, lorsque le maire, qui était à sa recherche,
apparut. Certain que la jeune femme avait déjà appris la nouvelle,
il se mit à lui faire ses condoléances. Elle s'évanouit et le
maire s'empressa de la soutenir. Embarrassé, il grommelait
- Il ne
manquait plus que ça...
Ils
l'étendirent sur son lit et la laissèrent aux soins d'une servante.
Le maire avertit celle-ci
- Il vaudrait
mieux que vous alliez dans les bois... Il faut quitter la ville...
Et,
s'adressant à Candido
- Rassemblez
les soldats qui restent et allez m'attendre à la mairie.
Les
commerçants fermaient leurs portes, des gens couraient dans les
rues, d'autres transportaient leurs biens vers la campagne qui
entourait la ville. Le peu d'automobiles qu'il y avait ne servait
pratiquement à rien, car personne n'avait le courage d'emprunter la
grande route. Quelques hommes passèrent, armés, se dirigeant vers
la mairie.
-
1. Macacos :
Macaques : nom donné aux soldats de la Police militaire par les
cangaceiros.
- 2. Soldats de la
Police : il s'agit de la Police militaire. Chacun des, États du
Brésil possède une Police militaire, force militaire distincte de
1'Armée régulière du Pays. Les cadres en sont fournis par
l'Armée.
- 3. Coiteros :
propriétaires de plantations qui protègent les bandits et les
cachent quand il le faut.
Jorge Amado (1912-2001) ; Seara vermelha, roman, 1946 : Les Chemins de la faim, trad. par Violante do Canto, Les Éditeurs français réunis, Paris, 1951, 383 p.
Hermann ; Caatinga, 1997
(À suivre...)
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