dimanche 6 mars 2011

Lettre ouverte à un nain de jardin... et à ses suppots...






Identité du but des religions

[...] Ainsi parla l'orateur des hommes qui avaient recherché l'origine et la filiation des idées religieuses... et les théologiens des divers systèmes raisonnant sur ce discours : "C'est un exposé impie, dirent les uns, qui ne tend à rien moins qu'à renverser toute croyance, à jeter l'insubordination dans les esprits, à anéantir notre ministère et notre puissance : c'est un roman, dirent les autres, un tissu de conjectures dressées avec art, mais sans fondement. Et les gens modérés et prudens ajoutaient : supposons que tout cela soit vrai ; pourquoi révéler ces mystères ? Sans doute nos opinions sont pleines d'erreurs ; mais ces erreurs sont un frein nécessaire à la multitude. Le monde va ainsi depuis deux mille ans : pourquoi le changer aujourd' hui" ?

Et déjà la rumeur du blâme qui s'élève contre toute nouveauté, commençait de s'accroître, quand un groupe nombreux d'hommes des classes du peuple et de sauvages de tout pays et de toute nation, sans prophètes, sans docteurs, sans code religieux, s'avançant dans l'arène, attirèrent sur eux l'attention de toute l'assemblée ; et l'un d'eux, portant la parole, dit au législateur : "arbitre et médiateur des peuples ! Depuis le commencement de ce débat, nous entendons des récits étranges et nouveaux pour nous jusqu'à ce jour ; et notre esprit, surpris, confondu de tant de choses, les unes savantes, les autres absurdes, qu'également il ne comprend pas, reste dans l'incertitude et le doute. Une seule réflexion nous frappe : en résumant tant de faits prodigieux, tant d'assertions opposées, nous nous demandons : que nous importent toutes ces discussions ? Qu'avons-nous besoin de savoir ce qui s'est passé, il y a cinq ou six mille ans, dans des pays que nous ignorons, chez des hommes qui nous resteront inconnus ? Vrai ou faux, à quoi nous sert de savoir si le monde existe depuis six ou depuis vingt mille ans, s'il s' est fait de rien ou de quelque chose, de lui-même, ou par un ouvrier qui, à son tour, exige un auteur ? Quoi ! Nous ne sommes pas assurés de ce qui se passe près de nous, et nous répondrons de ce qui peut se passer dans le soleil, dans la lune, ou dans les espaces imaginaires ? Nous avons oublié notre enfance, et nous connaîtrons celle du monde ? Et qui attestera ce que nul n'a vu ? Qui certifiera ce que personne ne comprend ? Qu'ajoutera d'ailleurs ou que diminuera à notre existence de dire oui ou non sur toutes ces chimères ? Jusqu'ici, nos pères et nous n' en avons pas eu la première idée, et nous ne voyons pas que nous en ayons eu plus ou moins de soleil, plus ou moins de subsistance, plus ou moins de mal ou de bien. Si la connaissance en est nécessaire, pourquoi avons-nous aussi bien vécu sans elle, que ceux qui s'en inquiètent si fort ? Si elle est superflue, pourquoi en prendrons-nous aujourd'hui le fardeau ? Et, s'adressant aux docteurs et aux théologiens : quoi ! Il faudra que nous, hommes ignorans et pauvres, dont tous les momens suffisent à peine aux soins de notre subsistance et aux travaux dont vous profitez, il faudra que nous apprenions tant d'histoires que vous racontez, que nous lisions tant de livres que vous nous citez, que nous apprenions tant de diverses langues dans lesquelles ils sont composés ? Mille ans de vie n'y suffiraient pas...




- Il n'est pas nécessaire, dirent les docteurs, que vous acquériez tant de science : nous l'avons pour vous...

- Mais vous-mêmes, répliquèrent les hommes simples, avec toute votre science vous n'êtes pas d'accord ! à quoi sert de la posséder ? D'ailleurs, comment pouvez-vous répondre pour nous ? Si la foi d'un homme s'applique à plusieurs, vous-mêmes quel besoin avez-vous de croire ? Vos pères auront cru pour vous ; et cela sera raisonnable, puisque c'est pour vous qu'ils ont vu. Ensuite, qu'est-ce que croire, si croire n'influe sur aucune action ? Et sur quelle action influe, par exemple, de croire le monde éternel ou non ?

- Cela offense Dieu, dirent les docteurs.

- Où en est la preuve, dirent les hommes simples ?

- dans nos livres, répondirent les docteurs.

- nous ne les entendons pas, répliquèrent les hommes simples.

- Nous les entendons pour vous, dirent les docteurs.

- Voilà la difficulté, reprirent les hommes simples. De quel droit vous établissez-vous médiateurs entre Dieu et nous ?

- Par ses ordres, dirent les docteurs.

- Où est la preuve de ces ordres, dirent les hommes simples ?

- Dans nos livres, dirent les docteurs.

- Nous ne les entendons pas, dirent les hommes simples ; et comment ce Dieu juste vous donne-t-il ce privilège sur nous ? Comment ce père commun nous oblige-t-il de croire à un moindre degré d'évidence que vous ? Il vous a parlé, soit ; il est infaillible, et il ne vous trompe pas ; vous nous parlez, vous ! Qui nous garantit que vous n'êtes pas en erreur, ou que vous ne sauriez nous y induire ? Et si nous sommes trompés, comment ce Dieu juste nous sauvera-t-il contre la loi, ou nous condamnera-t-il sur celle que nous n' avons pas connue ?

- Il vous a donné la loi naturelle, dirent les docteurs.

- Qu'est-ce que la loi naturelle, répondirent les hommes simples ? Si cette loi suffit, pourquoi en a-t-il donné d'autres ? Si elle ne suffit pas, pourquoi l'a-t-il donnée imparfaite ?

- Ses jugemens sont des mystères, reprirent les docteurs, et sa justice n'est pas comme celle des hommes.

- Si sa justice, répliquèrent les hommes simples, n'est pas comme la nôtre, quel moyen avons-nous d'en juger ? Et de plus, pourquoi toutes ces lois, et quel est le but qu'elles se proposent ?

- De vous rendre plus heureux, reprit un docteur, en vous rendant meilleurs et plus vertueux : c'est pour apprendre aux hommes à user de ses bienfaits, et à ne point se nuire entre eux, que Dieu s'est manifesté par tant d'oracles et de prodiges.

- En ce cas, dirent les hommes simples, il n'est pas besoin de tant d'études ni de raisonnemens. Montrez-nous quelle est la religion qui remplit le mieux le but qu'elles se proposent toutes.




Aussitôt chacun des groupes vantant sa morale, et la préférant à toute autre, il s'éleva de culte à culte une nouvelle dispute plus violente. C'est nous, dirent les musulmans, qui possédons la morale par excellence, qui enseignons toutes les vertus utiles aux hommes et agréables à Dieu. Nous professons la justice, le désintéressement, le dévouement à la providence, la charité pour nos frères, l'aumône, la résignation ; nous ne tourmentons point les âmes par des craintes superstitieuses ; nous vivons sans alarmes, et nous mourons sans remords.

Comment osez-vous, répondirent les prêtres chrétiens, parler de morale, vous dont le chef a pratiqué la licence et prêché le scandale ? Vous dont le premier précepte est l'homicide et la guerre ? Nous en prenons à témoin l'expérience : depuis douze cents ans votre zèle fanatique n'a cessé de répandre chez les nations le trouble et le carnage ; et si aujourd'hui l'Asie, jadis florissante, languit dans la barbarie et l'anéantissement, c'est à votre doctrine qu'il en faut attribuer la cause ; à cette doctrine ennemie de toute instruction, qui sanctifiant l'ignorance, et d'un côté consacrant le despotisme le plus absolu dans celui qui commande, de l'autre imposant l'obéissance la plus aveugle et la plus passive à ceux qui sont gouvernés, a engourdi toutes les facultés de l'homme, et plongé les nations dans l'abrutissement. Il n' en est pas ainsi de notre morale sublime et céleste ; c'est elle qui a retiré la terre de sa barbarie primitive, des superstitions insensées ou cruelles de l'idolâtrie, des sacrifices humains, des orgies honteuses des mystères païens ; qui a épuré les mœurs, proscrit les incestes, les adultères, policé les nations sauvages, fait disparaître l'esclavage, introduit des vertus nouvelles et inconnues, la charité pour les hommes, leur égalité devant Dieu, le pardon, l'oubli des injures, la répression de toutes les passions, le mépris des grandeurs mondaines ; en un mot, une vie toute sainte et toute spirituelle.




Nous admirons, répliquèrent les musulmans, comment vous savez allier cette charité, cette douceur évangélique, dont vous faites tant d'ostentation, avec les injures et les outrages dont vous blessez sans cesse votre prochain . Quand vous inculpez si gravement les mœurs du grand homme que nous révérons, nous pourrions trouver des représailles dans la conduite de celui que vous adorez ; mais dédaignant de tels moyens, et nous bornant au véritable objet de la question, nous soutenons que votre morale évangélique n'a point la perfection que vous lui attribuez ; qu'il n' est point vrai qu'elle ait introduit dans le monde des vertus inconnues, nouvelles : et, par exemple, cette égalité des hommes devant Dieu, cette fraternité et cette bienveillance qui en sont la suite, étaient des dogmes formels de la secte des hermétiques ou samanéens, dont vous descendez. Et quant au pardon des injures, les païens mêmes l'avaient enseigné ; mais, dans l'extension que vous lui donnez, loin d'être une vertu, il devient une immoralité, un vice. Votre précepte si vanté de tendre une joue après l'autre, n'est pas seulement contraire à tous les sentimens de l'homme, il est encore opposé à toute idée de justice ; il enhardit les méchans par l' impunité ; il avilit les bons par la servitude ; il livre le monde au désordre, à la tyrannie ; il dissout la société ; et tel est l' esprit véritable de votre doctrine : vos évangiles, dans leurs préceptes et leurs paraboles, ne représentent jamais Dieu que comme un despote sans règle d' équité ; c'est un père partial, qui traite un enfant débauché, prodigue, avec plus de faveur que ses autres enfans respectueux et de bonnes mœurs ; c' est un maître capricieux, qui donne le même salaire aux ouvriers qui ont travaillé une heure, et à ceux qui ont fatigué pendant toute la journée, et qui préfère les derniers venus aux premiers : partout c'est une morale misanthropique, antisociale, qui dégoûte les hommes de la vie, de la société, et ne tend qu' à faire des hermites et des célibataires. Et quant à la manière dont vous l'avez pratiquée, nous en appelons à notre tour au témoignage des faits : nous vous demandons si c'est la douceur évangélique, qui a suscité vos interminables guerres de sectes, vos persécutions atroces de prétendus hérétiques, vos croisades contre l'arianisme, le manichéisme, le protestantisme, sans parler de celles que vous avez faites contre nous, et de vos associations sacrilèges, encore subsistantes, d'hommes assermentés pour les continuer. Nous vous demandons si c'est la charité évangélique qui vous a fait exterminer les peuples entiers de l'Amérique, anéantir les empires du Mexique et du Pérou ; qui vous fait continuer de dévaster l'Afrique, dont vous vendez les habitans comme des animaux, malgré votre abolition de l'esclavage ; qui vous fait ravager l'Inde, dont vous usurpez les domaines ; enfin, si c'est elle qui depuis trois siècles vous fait troubler dans leurs foyers les peuples des trois continens dont les plus prudens, tels que le chinois et le japonais, ont été contraints de vous chasser pour éviter vos fers et recouvrer la paix intérieure.




Et à l'instant les brames, les rabbins, les bonzes, les chamans, les prêtres des isles Moluques et des côtes de la Guinée accablant les docteurs chrétiens de reproches : oui ! S'écrièrent-ils, ces hommes sont des brigands, des hypocrites, qui prêchent la simplicité pour surprendre la confiance ; l'humilité, pour asservir plus facilement ; la pauvreté, pour s'approprier toutes les richesses ; ils promettent un autre monde, pour mieux envahir celui-ci ; et tandis qu'ils vous parlent de tolérance et de charité, ils brûlent au nom de Dieu les hommes qui ne l' adorent pas comme eux. Prêtres menteurs, répondirent des missionnaires, c'est vous qui abusez de la crédulité des nations ignorantes pour les subjuguer ; c'est vous qui de votre ministère faites un art d'imposture et de fourberie : vous avez converti la religion en un négoce d'avarice et de cupidité. Vous feignez d'être en communication avec des esprits ; et ils ne rendent pour oracles que vos volontés : vous prétendez lire dans les astres ; et le destin ne décrète que vos désirs : vous faites parler les idoles ; et les dieux ne sont que les instrumens de vos passions : vous avez inventé les sacrifices et les libations pour attirer à vous le lait des troupeaux, la chair et la graisse des victimes ; et, sous le manteau de la piété, vous dévorez les offrandes des dieux, qui ne mangent point, et la substance des peuples qui travaillent .

Et vous, répliquèrent les brames, les bonzes, les chamans, vous vendez aux vivans crédules de vaines prières pour les âmes des morts ; avec vos indulgences et vos absolutions, vous vous êtes arrogé la puissance et les fonctions de Dieu même ; et faisant un trafic de ses grâces et de ses pardons, vous avez mis le ciel à l'encan, et fondé, par votre système d'expiations, un tarif de crimes, qui a perverti toutes les consciences.

Ajoutez, dirent les imams, que ces hommes ont inventé la plus profonde des scélératesses : l'obligation absurde et impie de leur raconter les secrets les plus intimes des actions, des pensées, des velléités (la confession) ; en sorte que leur curiosité insolente a porté son inquisition jusque dans le sanctuaire sacré du lit nuptial, dans l'asile inviolable du cœur.




Alors, de reproche en reproche, les docteurs des différens cultes commencèrent à révéler tous les délits de leur ministère, tous les vices cachés de leur état ; et il se trouva que chez tous les peuples l'esprit des prêtres, leur système de conduite, leurs actions, leurs mœurs, étaient absolument les mêmes ; que par tout ils avaient composé des associations secrètes, des corporations ennemies du reste de la société ; que par tout ils s'étaient attribué des prérogatives, des immunités, au moyen desquelles ils vivaient à l'abri de tous les fardeaux des autres classes ; que par tout ils n'essuyaient ni les fatigues du laboureur, ni les dangers du militaire, ni les revers du commerçant ; que par tout ils vivaient célibataires, afin de s'épargner jusqu'aux embarras domestiques ; que par tout, sous le manteau de la pauvreté, ils trouvaient le secret d'être riches et de se procurer toutes les jouissances ; que, sous le nom de mendicité, ils percevaient des impôts plus forts que les princes ; que, sous celui de dons et offrandes, ils se procuraient des revenus certains et exempts de frais ; que, sous celui de recueillement et de dévotion, ils vivaient dans l'oisiveté et dans la licence ; qu'ils avaient fait de l'aumône une vertu, afin de vivre tranquillement du travail d'autrui ; qu' ils avaient inventé des cérémonies du culte, afin d'attirer sur eux le respect du peuple, en jouant le rôle des dieux dont ils se disaient les interprètes et les médiateurs, pour s'en attribuer toute la puissance ; que, dans ce dessein, selon les lumières ou l'ignorance des peuples, ils s'étaient faits tour-à-tour astrologues, tireurs d'horoscopes, devins, magiciens, nécromanciens, charlatans, médecins, courtisans, confesseurs de princes, toujours tendant au but de gouverner pour leur propre avantage ; que tantôt ils avaient élevé le pouvoir des rois et consacré leurs personnes pour s'attirer leurs faveurs, ou participer à leur puissance ; et que tantôt ils avaient prêché le meurtre des tyrans (réservant de spécifier la tyrannie), afin de se venger de leurs mépris ou de leur désobéissance ; que toujours ils avaient appelé impiété ce qui nuisait à leurs intérêts ; qu'ils résistaient à toute instruction publique, pour exercer le monopole de la science ; qu'enfin, en tout tems, en tout lieu, ils avaient trouvé le secret de vivre en paix au milieu de l'anarchie qu' ils causaient, en sureté sous le despotisme qu'ils favorisaient, en repos au milieu du travail qu'ils prêchaient, dans l'abondance au sein de la disette ; et cela, en exerçant le commerce singulier de vendre des paroles et des gestes à des gens crédules qui les payent comme des denrées du plus grand prix.




Alors les peuples, saisis de fureur, voulurent mettre en pièces les hommes qui les avaient abusés ; mais le législateur arrêtant ce mouvement de violence, et s'adressant aux chefs et aux docteurs : "quoi ! leur dit-il, instituteurs des peuples, est-ce donc ainsi que vous les avez trompés ?"

et les prêtres troublés répondirent :

 "Ô législateur ! Nous sommes hommes ; et les peuples sont si superstitieux ! Ils ont eux-mêmes provoqué nos erreurs" . Et les rois dirent : "Ô législateur ! Les peuples sont si serviles et si ignorans ! Eux-mêmes se sont prosternés devant le joug qu'à peine nous osions leur montrer". Alors le législateur se tournant vers les peuples : "Peuples ! Leur dit-il, souvenez-vous de ce que vous venez d' entendre : ce sont deux profondes vérités . Oui, vous-mêmes causez les maux dont vous vous plaignez ; c'est vous qui encouragez les tyrans par une lâche adulation de leur puissance, par un engouement imprudent de leurs fausses bontés, par l'avilissement dans l'obéissance, par la licence dans la liberté, par l'accueil crédule de toute imposture ; sur qui punirez-vous les fautes de votre ignorance et de votre cupidité " ?

Et les peuples interdits demeurèrent dans un morne silence.




Solution des contradictions

Et le législateur reprenant la parole, dit : Ô nations ! Nous avons entendu les débats de vos opinions ; et les dissentimens qui vous partagent nous ont fourni plusieurs réflexions, et nous présentent plusieurs questions à éclaircir et à vous proposer. D'abord, considérant la diversité et l'opposition des croyances auxquelles vous êtes attachés, nous vous demandons sur quels motifs vous en fondez la persuasion : est-ce par un choix réfléchi que vous suivez l'étendard d'un prophète plutôt que celui d' un autre ? Avant d'adopter telle doctrine plutôt que telle autre, les avez-vous d'abord comparées ? En avez-vous fait un mûr examen ? Ou bien ne les avez-vous reçues que du hasard de la naissance, que de l'empire de l'habitude et de l'éducation ? Ne naissez-vous pas chrétiens sur les bords du Tibre, musulmans sur ceux de l'Euphrate, idolâtres aux rives de l'Indus, comme vous naissez blonds dans les régions froides, et brûlés sous le soleil africain ? Et si vos opinions sont l'effet de votre position fortuite sur la terre, de la parenté, de l'imitation, comment le hasard vous devient-il un motif de conviction, un argument de vérité ? En second lieu, lorsque nous méditons sur l'exclusion respective et l'intolérance arbitraire de vos prétentions, nous sommes effrayés des conséquences qui découlent de vos propres principes. Peuples ! Qui vous dévouez tous réciproquement aux traits de la colère céleste, supposez qu'en ce moment l'être universel que vous révérez, descendît des cieux sur cette multitude, et qu'investi de toute sa puissance, il s'assît sur ce trône pour vous juger tous : supposez qu'il vous dît : "Mortels ! C'est votre propre justice que je vais exercer sur vous. Oui, de tant de cultes qui vous partagent, un seul aujourd'hui sera préféré ; tous les autres, toute cette multitude d'étendards, de peuples, de prophètes, seront condamnés à une perte éternelle ; et ce n'est point assez... parmi les sectes du culte choisi, une seule peut me plaire, et toutes les autres seront condamnées ; mais ce n'est pas encore assez : de ce petit groupe réservé, il faut que j'exclue tous ceux qui n'ont pas rempli les conditions qu'imposent ses préceptes : Ô hommes ! à quel petit nombre d'élus avez-vous borné votre race ! à quelle pénurie de bienfaits réduisez-vous mon immense bonté ? à quelle solitude d'admirateurs condamnez-vous ma grandeur et ma gloire ?"

Et le législateur se levant : "N'importe ; vous l'avez voulu ; peuples, voilà l'urne où vos noms sont placés : un seul sortira... Osez tirer cette loterie terrible... et les peuples, saisis de frayeur, s'écrièrent : non, non ; nous sommes tous frères, tous égaux ; nous ne pouvons nous condamner.

Alors, le législateur s'étant rassis, reprit : "Ô hommes ! Qui disputez sur tant de sujets, prêtez une oreille attentive à un problème que vous m'offrez, et que vous devez résoudre vous-mêmes."





Et les peuples ayant prêté une grande attention, le législateur leva un bras vers le ciel ; et montrant le soleil :

- Peuples, dit-il, ce soleil qui vous éclaire vous paraît-il quarré ou triangulaire ?

- Non, répondirent-ils unanimement ; il est rond. Puis, prenant la balance d'or qui était sur l'autel :

- Cet or que vous maniez tous les jours, est-il plus pesant qu'un même volume de cuivre ?

- Oui, répondirent unanimement tous les peuples, l'or est plus pesant que le cuivre.

Et le législateur prenant l'épée :

- Ce fer est-il moins dur que du plomb ?

- Non, dirent les peuples.

- Le sucre est-il doux, et le fiel amer ?

- oui.

- Aimez-vous tous le plaisir, et haïssez-vous la douleur ?

- oui.

- Ainsi, vous êtes tous d'accord sur ces objets et sur une foule d'autres semblables. Maintenant, dites, y a-t-il un gouffre au centre de la terre, et des habitans dans la lune ?

à cette question, ce fut une rumeur universelle ; et chacun y répondant diversement, les uns disaient oui, d'autres disaient non ; ceux-ci, que cela était probable ; ceux-là, que la question était oiseuse, ridicule ; et d'autres, que cela était bon à savoir : et ce fut une discordance générale. Après quelque tems, le législateur ayant rétabli le silence :

"Peuples, dit-il, expliquez-nous ce problème. Je vous ai proposé plusieurs questions, sur lesquelles vous avez tous été d' accord, sans distinction de race ni de secte : hommes blancs, hommes noirs, sectateurs de Mahomet ou de Moïse, adorateurs de Beddou ou de Jésus, vous avez tous fait la même réponse. Je vous en propose une autre ; et vous êtes tous discordans ! pourquoi cette unanimité dans un cas, et cette discordance dans un autre ?"

Et le groupe des hommes simples et sauvages, prenant la parole, répondit :

- La raison en est simple : dans le premier cas, nous voyons, nous sentons les objets ; nous en parlons par sensation : dans le second, ils sont hors de la portée de nos sens ; nous n'en parlons que par conjecture.

- Vous avez résolu le problème, dit le législateur : ainsi, votre propre aveu établit cette première vérité : que toutes les fois que les objets peuvent être soumis à vos sens, vous êtes d'accord dans votre prononcé ; et que vous ne différez d'opinion, de sentiment, que quand les objets sont absens et hors de votre portée. Or, de ce premier fait en découle un second, également clair et digne de remarque. De ce que vous êtes d'accord sur ce que vous connaissez avec certitude, il s'en suit que vous n'êtes discordans que sur ce que vous ne connaissez pas bien, sur ce dont vous n'êtes pas assurés ; c'est-à-dire, que vous vous disputez, que vous vous querellez, que vous vous battez pour ce qui est incertain, pour ce dont vous doutez. Ô hommes ! Est-ce là la sagesse ? Et n'est-il pas alors démontré que ce n'est point pour la vérité que vous contestez ; que ce n' est point sa cause que vous défendez, mais celle de vos affections, de vos préjugés ; que ce n' est point l'objet tel qu'il est en lui, que vous voulez prouver, mais l'objet tel que vous le voyez ; c'est-à-dire, que vous voulez faire prévaloir, non pas l'évidence de la chose, mais l'opinion de votre personne, votre manière de voir et de juger. C'est une puissance que vous voulez exercer, un intérêt que vous voulez satisfaire, une prérogative que vous vous arrogez ; c'est la lutte de votre vanité. Or, comme chacun de vous, en se comparant à tout autre, se trouve son égal, son semblable, il résiste par le sentiment d' un même droit . Et vos disputes, vos combats, votre intolérance sont l' effet de ce droit que vous vous déniez, de la conscience inhérente de votre égalité. Or, le seul moyen d'être d'accord est de revenir à la nature, et de prendre pour arbitre et régulateur l'ordre de choses qu'elle-même a posé ; et alors votre accord prouve encore cette autre vérité : que les êtres réels ont en eux-mêmes une manière d'exister identique, constante, uniforme, et qu'il existe dans vos organes une manière semblable d'en être affectés. mais en même-tems, à raison de la mobilité de ces organes par votre volonté, vous pouvez concevoir des affections différentes, et vous trouver avec les mêmes objets dans des rapports divers ; en sorte que vous êtes à leur égard comme une glace réfléchissante, capable de les rendre tels qu'ils sont en effet, mais capable aussi de les défigurer et de les altérer . D'où il suit que, toutes les fois que vous percevez les objets tels qu'ils sont, vous êtes d'accord entre vous et avec eux-mêmes ; et cette similitude entre vos sensations et la manière dont existent les êtres, est ce qui constitue pour vous leur vérité ; qu'au contraire, toutes les fois que vous différez d'opinions, votre dissentiment est la preuve que vous ne représentez pas les objets tels qu'ils sont, que vous les changez. Et de là se déduit encore, que les causes de vos dissentimens n'existent pas dans les objets eux-mêmes, mais dans vos esprits, dans la manière dont vous percevez, ou dont vous jugez. Pour établir l' unanimité d'opinion, il faut donc préalablement bien établir la certitude, bien constater que les tableaux que se peint l'esprit sont exactement ressemblans à leurs modèles ; qu'il réfléchit les objets correctement tels qu'ils existent. Or, cet effet ne peut s'obtenir qu'autant que ces objets peuvent être rapportés au témoignage, et soumis à l' examen des sens. Tout ce qui ne peut subir cette épreuve, est par là même impossible à juger ; il n'existe à son égard aucune règle, aucun terme de comparaison, aucun moyen de certitude. D'où il faut conclure que, pour vivre en concorde et en paix, il faut consentir à ne point prononcer sur de tels objets, à ne leur attacher aucune importance ; en un mot, qu'il faut tracer une ligne de démarcation entre les objets vérifiables et ceux qui ne peuvent être vérifiés, et séparer d'une barrière inviolable le monde des êtres fantastiques, du monde des réalités ; c'est-à-dire, qu'il faut ôter tout effet civil aux opinions théologiques et religieuses.




Voilà, ô peuples ! Le but que s'est proposé une grande nation affranchie de ses fers et de ses préjugés ; voilà l'ouvrage que nous avions entrepris sous ses regards et par ses ordres, quand vos rois et vos prêtres sont venus le troubler... Ô rois et prêtres ! Vous pouvez suspendre encore quelque tems la publication solennelle des lois de la nature ; mais il n'est plus en votre pouvoir de les anéantir ou de les renverser.

Alors un cri immense s'éleva de toutes les parties de l'assemblée ; et l'universalité des peuples, par un mouvement unanime, témoignant son adhésion aux paroles du législateur : reprenez, lui dirent-ils, votre saint et sublime ouvrage, et portez-le à sa perfection ! Recherchez les lois que la nature a posées en nous pour nous diriger, et dressez-en l'authentique et immuable code ; mais que ce ne soit plus pour une seule nation, pour une seule famille ; que ce soit pour nous tous sans exception ! Soyez le législateur de tout le genre humain, ainsi que vous serez l'interprète de la même nature ; montrez-nous la ligne qui sépare le monde des chimères, de celui des réalités, et enseignez-nous, après tant de religions d'illusions et d'erreurs, la religion de l'évidence et de la vérité ! Alors, le législateur ayant repris la recherche et l'examen des attributs physiques et constitutifs de l'homme, des mouvemens et des affections qui le régissent dans l'état individuel et social, développa en ces mots les lois sur lesquelles la nature elle-même a fondé son bonheur.

Constantin-François Chassebœuf de La Giraudais, dit Volney, (1757-1820) ; philosophe et orientaliste français. Il est considéré comme l'un des précurseurs des études  ethnologiques, anthropologiques et autres produits de l'étude sociologique du XVIIIe siècle...

Texte extrait de : Les ruines ou Méditation sur les révolutions des Empires. 1789 ; chapitre XXIII et XXIV


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